Algérie

Aux origines du roman algérien d'expression française


Le jeune roman algérien était considéré par la critique occidentale comme une copie conventionnelle de tel ou tel roman célèbre européen avec un modèle stylistique de grande réputation. Une telle opinion se retrouvait même dans des articles bienveillants où l'auteur de tel ou tel roman était couvert d'éloges et de compliments alors que son livre était réduit mécaniquement à un ensemble d'influences d'auteurs européens. Un tel choix était, évidemment, des plus aisés d'autant plus que les romanciers algériens citaient volontiers différents auteurs qui eurent une grande influence sur leurs oeuvres.  Kateb Yacine dans presque chacune de ses interviews parle de Maïakovski, Rimbaud, Joyce et Faulkner ; Malek Haddad - d'Aragon. Mohamed Dib raconte sa longue et opiniâtre lutte qu'il a fallu mener contre l'influence de Virginia Woolf qui s'était insinuée en lui. Le style de ses premiers livres, affirme-t-il, est né comme une anti-thèse au « raffinement insouciant » du style et modèle de pensée de la romancière anglaise. Mouloud Feraoun, selon les dires de ses proches, était très attiré par l'école russe. Il avait beaucoup d'admiration pour Tolstoï, Dostoïevski et Tchekhov. Et ce n'est pas par hasard qu'il choisit comme épigraphe à son premier roman le début du monologue de Sonia au quatrième acte dans « l'Oncle Vania ». Tout le monde, cependant, connaissait l'amitié que portait Feraoun à Albert Camus et la grande estime pour le talent de l'auteur de « l'Etranger », ouvrage qui explicitement inspira à Feraoun la scène de l'enterrement de Madame dans « Les chemins qui montent ». Il en est de même pour Mouloud Mammeri qui désigne Camus comme l'un des meilleurs écrivains modernes, et considère « L'étranger » comme l'une de ses plus brillantes oeuvres. Bien sûr, cela n'est pas suffisant pour conclure à une influence directe de Camus sur toute l'oeuvre de Mouloud Mammeri quoique nous arrivons à mieux percevoir l'un des épisodes du roman « Le sommeil du juste »: le jugement d'Arezki rappelle la scène du jugement de Merceau. Sûrement.  Un tel penchant pour le choix, notamment des étalons littéraires européens, est facile à comprendre. Les écrivains algériens, selon leurs propres dires, ne connaissent pas suffisamment la langue classique arabe pour étudier d'une manière approfondie l'héritage littéraire arabe. Cette coupure involontaire du passé culturel national était le sort de toute l'intelligentsia algérienne. Le seul lieu où l'Algérien pouvait plus ou moins se familiariser avec l'héritage culturel national, était la Medersa. Jusqu'en 1942, il n'y avait que trois en Algérie, fréquentées par presque deux centaines d'élèves. Et ce n'est pas un simple hasard si Mouloud Mammeri, Malek Haddad, Mohamed Dib et Mouloud Feraoun enseignèrent la langue et la littérature française dans les écoles françaises et... Rachid Boudjedra - la philosophie dans un lycée en France. Il est bien évident se pose la question de la spécificité nationale du roman algérien. Sur quelle base est-il considéré comme un des meilleurs modèles de la prose africaine et traduit en plusieurs langues ? Peut-on réduire le roman algérien à une combinaison, aussi originale soit-elle, des influences littéraires européennes ? Par quoi, sinon par la lecture des « mille et une nuits » en français pour peut-être comprendre le fossé entre le passé culturel fort peu étudié et laissé loin derrière et l'éducation européenne de l'intellectuel algérien à la veille de la guerre de libération nationale ? Quand la question fut posée à Kateb Yacine, l'un des plus connus et des plus populaires des écrivains algériens, sur l'influence qu'eut la littérature arabe sur son oeuvre, il répondit à peu près ceci : « Aucune influence, car je ne connais pas l'arabe littéraire ». Mais par ailleurs, le même Kateb Yacine parlait non seulement l'arabe algérien mais aussi l'amazighe. « Je n'aurais jamais pu écrire mes livres si je ne connaissais pas ces langues ». Il est certain que sans une connaissance profonde du folklore arabo-berbère, il aurait été impossible d'élaborer un canevas aussi original et aussi compliqué tant par le style que par le sujet de « Nedjma » et le « Polygone étoilé ». Mohamed Dib avait rassemblé plusieurs recueils de contes arabo-berbères bien choisis et classés disait en parlant du folklore algérien : « concernant l'Algérie, il est préférable de ne pas utiliser le terme de « folklore » si ce dernier sous-entend un ensemble de contes, d'articles artisanaux, de coutumes et croyances qui appartiennent au lointain passé mais qui attirent la curiosité des touristes et servent de prétexte à l'organisation de fêtes locales, alors qu'en fait, ils sont du ressort exclusif de spécialistes. Le mot « culture », je ne crains pas l'exagération, me semble des plus approprié ». Malek Haddad confirma la forte influence qu'eurent sur sa vie et son oeuvre les contes et légendes tristes et poétiques, qu'encore enfant, il entendit de la bouche de sa mère. Mouloud Feraoun avait traduit en français et édité les poèmes du poète populaire berbère Si Mohand, mort il y a plus d'un siècle, mais qui demeure toujours profondément vénéré par les berbères. Les oeuvres de Mouloud Mammeri résonnent de vieilles légendes qui souvent s'incrustent dans la vie de ses héros comme une réalité tangible et ses scènes préférées des cérémonies rituelles et des fêtes reproduisent certains traits de la tradition folklorique. Il nous semble en fait que l'originalité de la prose algérienne d'expression française réside dans la combinaison des canons littéraires occidentaux avec les traits de l'art folklorique national. Si l'on venait à se pencher plus profondément sur cette question et à examiner plus attentivement le caractère de l'influence du folklore dans les oeuvres des romanciers algériens d'expression française, on constaterait sans difficulté deux tendances. En premier lieu, c'est un usage conscient et pleinement réfléchi des motifs folkloriques littéraires remaniés dans le cadre de la méthode et du style personnel propre à chaque auteur (Mouloud Mammeri, Mohamed Dib, Kateb Yacine). Et c'est ensuite comme une invasion spontanée de l'élément folklorique dans la narration, dans son « tissu », comme si elle n'y était point préparée. Dans le roman « La terre et le sang » [6] de Mouloud Feraoun, il y a un épisode singulier : à un pauvre paysan aux soucis quotidiens, vient s'ajouter subitement la nécessité de venger l'honneur de la famille. Il se rend chez le Marabout pour lui demander comment agir. Mais il ne va pas « tout seul » car, selon une vieille tradition, il « emmène avec lui » l'âme d'un des fondateurs de la tribu avec laquelle le Marabout doit entrer en contact avant de commencer ses prédictions. (Emmener une âme du cimetière est fort simple : il suffit de contourner trois fois la tombe). A peine le Marabout avait-il vu le paysan qu'il lui demanda, stupéfait, pourquoi avait-il ramené une deuxième ombre. Etonné, le paysan se souvint qu'à côté de la tombe de son ancêtre il y avait une autre qu'il contourna trois fois involontairement. Ce qu'il y avait de particulier dans cette scène, c'est l'attitude de l'auteur par rapport à la sorcellerie, attitude fort sérieuse dénuée de tout semblant d'humour, même pas un élément d'interprétation critique. Il est remarquable que de tels épisodes soient peu nombreux dans le livre. Ils n'existent que par eux-mêmes, un peu à part, ne s'associant nullement au reste de la narration qui correspond habituellement aux exigences du réalisme. Le but essentiel de Feraoun est de dresser un portrait collectif d'une couche sociale bien déterminée et les héros des livres sont des paysans kabyles vivant dans un petit village de montagne. Feraoun tente d'étudier avec précision, dans le moindre détail, les moeurs, les coutumes, le mode de vie de ces gens, leur psychologie, leur mode de pensée. Les revirements du sujet, l'introduction de nouveaux personnages, le monologue interne, le paysage, les digressions lyriques - tout n'est que moyen et excuse pour ajouter à ce portrait collectif un nouveau trait.  Et sur ce fond de cette mosaïque de détails de la vie quotidienne apparaissent de grosses taches brillantes, la scène décrite chez le marabout et deux terribles songes (les ancêtres en colère, appelant la vengeance pour laver l'affront) qui prédisent la finale tragique du roman (la mort des principaux héros).  C'est avec assiduité, un peu naïve, à la manière d'une écolière qu'est écrit « La chrysalide », roman d'une jeune écrivain algérienne, Aïcha Lemsine [9]. Le roman est consacré au « problème de la femme », d'une grande actualité pour l'Algérie moderne et devenant de plus en plus à la mode dans sa littérature. L'histoire de deux héroïnes « Chrysalide » Khadija (la génération aînée) et Faïza (la jeune génération) illustre le chemin de la femme algérienne : d'une vie de recluse, dénuée de tout droit, à une nouvelle vie, libre dans un pays ayant conquis son indépendance.  Et voilà que surgit avec force détails, avec une description détaillée, par moment superflue, de la vie de la première héroïne Khadija, brusquement sans motif apparent, comme dans « La terre et le sang » de Mouloud Feraoun, la scène de « sorcellerie » avec le marabout qui chasse le démon de la jeune femme qui souffre de stérilité. Sous l'effet du philtre préparé par le marabout, le démon, d'une voix lugubre, trahit son lieu de présence (l'index du malade) et se volatilise en gémissant à peine le doigt recouvert d'un tatouage magique.  Puis « l'élément magique » disparaît totalement de la narration pour réapparaître subitement dans les derniers chapitres du roman pour donner au « happy end » une teinte de tristesse et de fatalité.  Faïza qui avait obtenu tout ce dont pouvait rêver une jeune algérienne émancipée - un diplôme universitaire avec mention très honorable et un fiancé éperdument amoureux qui lui reconnaissait tous les droits à la liberté et à l'indépendance dont lui-même jouissait, retourne à son village natal pour attendre dans la maison paternelle la demande officielle en mariage. Lors d'une promenade, elle rencontra le vieux marabout.  Et depuis ce jour elle ne cessa de ressentir son regard. Le pressentiment d'un malheur prochain ne cessait de la tourmenter. Elle ne tarda pas à recevoir la nouvelle de la mort de son fiancé. Le coup était trop violent pour elle car elle perdait un homme qu'elle aimait, et l'enfant qu'elle attendait demeurera sans père. Dans le « sourire à peine perceptible » du marabout, elle lut la sentence : « Tu voulais nous quitter ! Mais tu revins vers nous. Tu voulais tout obtenir : la liberté, le savoir, l'amour ! Eh bien, ton amour sera à jamais enseveli dans cette terre et tu demeureras à jamais parmi nous » [9, p.219].  Il est difficile de déterminer avec exactitude le rôle que joue le motif da la « magie » dans les livres de M. Feraoun et de A. Lemsine et d'éclaircir l'attitude des auteurs envers ce motif. Il y a, d'un côté, la volonté de donner à la narration une coloration nationale unissant le modèle littéraire européen aux éléments du folklore local. Mais d'un autre côté, on voit manifestement que la fonction de ces éléments est imprécise et non élaborée.  Il en est tout autrement dans les oeuvres de Mouloud Mammeri, de Mohamed Dib et de Kateb Yacine où tout est bien réfléchi et où le traditionnel et le moderne sont organiquement bien unis.  Le milieu que décrit M. Mammeri dans son roman « Le sommeil du juste » [10] est, en fait, ce héros collectif de M. Feraoun, une population presque misérable dans un petit village kabyle. Certes, la vie des paysans est décrite d'une manière traditionnelle à travers le destin du héros principal, et si M. Feraoun (consciemment ou involontairement) imite la manière des néoréalistes, M. Mammeri se fonde sur le roman français « L'éducation sentimentale » (dans l'une de ses interviews, il désigne « Dominique » de Fromentin, « Eugénie Grandet » de Balzac et « L'éducation sentimentale » de Flaubert, comme les modèles les plus proches du roman français).  Dans l'histoire de la vie du héros de Mouloud Mammeri s'insère la légende de la vendetta entre deux familles apparentées. Il y a plus de 300 ans, le fils aîné du pauvre Azouaou de la famille (Sof) de Aït-Oundlou tua Ali, fils aîné de son oncle, le riche Hand-Ou Kaci. Hand enterra son fils dans sa maison pour éviter que l'assassin ne se jette sur la tombe de sa victime en signe de repentir. Et toutes les nuits, il entendait l'âme d'Ali qui suppliait de le venger. Pour la calmer, Hand égorgea non seulement l'assassin mais aussi ses sept frères. Et depuis, la vie des deux clans se déroula comme si une malédiction était sur eux pour le sang versé. Et toute l'histoire de cette sanglante vengeance s'achève, et avec elle, l'histoire du héros principal du roman (un des descendants des Aït-Oundlou Azouaou) par, encore une fois, un meurtre final en tout point semblable à celui du début de la légende : le fils du dernier des descendants des Azouaou commit le même acte que celui de son lointain aïeul il y a trois siècles, en fracassant d'une balle le crâne de l'arrière arrière petit-fils du légendaire Hand-Ou Kaci. A suivre
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