Algérie

Au revoir, Abdou !



Mon ami est parti. Abdeljlil Elimam. Comme sur la pointe des pieds. C'est lui, ça, la discrétion même. Il est donc parti sans prévenir. Pas tout à fait, tout de même. Je vous explique. Il y a quelques semaines, nous nous sommes longuement parlé au téléphone, comme cela nous arrive régulièrement. Lorsque son nom apparaît sur le cadran du téléphone, mon visage rayonne, littéralement. Et c'est pareil pour lui, le son de sa voix me le confirme à chaque fois, joviale, légère, pleine de vie. Il commence toujours par un « Holà, Hamid, ! C'est Abdou ! ». Le « Holà », c'est depuis qu'il s'est installé en Espagne, voilà quelques années. Je lui ai dit, pour rire, évidemment : « J'ai une curieuse impression, tu sais. Un peu comme si j'étais sur le départ. Faut que tu viennes me voir, mon vieux. Ce sera peut-être la dernière fois ! » Il a ri. Et il avait bien raison, quelle drôle d'idée : être sur le départ ! Afin de l'inciter à venir me voir, j'aurais pu trouver mieux. Il me répondit tout de go : « Je serai à Paris le 15 août pour 15 jours. Et on pourra se voir. Miloud nous invite, mon épouse et moi, il y a de la place chez lui. »Le samedi 18 août, nous nous sommes retrouvés dans un café-restaurant situé à l'angle du boulevard Murat et de la rue Molitor, dans le 16ème arrondissement. Le Moliteuil, il s'appelle. Un nom un peu laid, il faut dire. Un mélange de « Molitor » et d'« Auteuil ». Mais le lieu est agréable et nous a vite fait oublier la laideur de son nom. Notre discussion... Notre dialogue, devrais-je dire, a commencé tout doucement. Après quelques touches sur Oran, Alicante et Toulouse, et surtout sur la musique - Abdou joue merveilleusement bien de la guitare, et tous les deux nous aimons le jazz -, nous avons parlé boulot, tout naturellement et comme d'habitude. Il m'a parlé de linguistique et de l'Algérie. Il m'a décrit par le menu sa recherche actuelle en linguistique, les aspects conceptuels. Ses échanges avec un chercheur italien très intéressé par ses travaux. Et puis il a continué sur la question des langues en Algérie. La recherche et son engagement pour l'émancipation culturelle du pays, ce sont deux dimensions qu'il lie avec une puissance singulière. Penser la langue sur ces deux versants, c'est sa passion.
Abdou est linguiste, vous l'avez deviné, bien sûr. Abdou est Oranais, il est Algérien. La linguistique pour une Algérie ouverte à la fraternité - fraternité sans laquelle l'égalité, mais aussi la liberté ne sont que des mots vides -, l'Algérie pour une linguistique non pas vainement théorique, mais concrète. Les mots nous enveloppaient, et le charme de Abdou parlant de ce qu'il aime avec tant de grâce nous élevait. Nous nous sentions légers, débarrassés de la lourdeur qui enlaidit trop souvent le monde. Les gens alentour nous paraissaient remplis de gaieté. La vie pouvait être belle !
Après avoir déjeuné, lui une salade, moi du poisson, nous avons emprunté le boulevard Exelmans, en direction de Porte d'Auteuil. Nous avons marché tout doucement. Nous avons échangé quelques mots et quelques silences, avec la joie qu'éprouvent toujours deux très vieux amis réunis. A la Brasserie Auteuil, les glaces sont délicieuses, et nous en avons commandées. Et puis je l'ai accompagné jusqu'à la bouche de métro Michel-Ange - Molitor. Abdou nous a pris en photo, et il est parti.
Le mardi suivant, nous avons dîné à la maison, en famille.
La veille de son départ pour l'Espagne, il m'a téléphoné. Il voulait me saluer encore une fois, avant de partir. Il partait le lendemain, le lundi 28, je crois bien. Mais Abdou ne tient pas en place. Aujourd'hui, on m'a annoncé qu'il s'en est allé encore une fois. Oui, sur la pointe des pieds, avec encore plus de discrétion que d'habitude. Mes yeux se sont remplis de larmes. Durant les presque soixante années d'amitié que nous avons partagées ensemble, il m'avait habitué à disparaître sans crier gare, pour revenir ensuite comme si de rien n'était. Cette fois-ci, il ne m'appellera pas comme il me l'a pourtant promis. Tiens ! J'entends une voix ! Sa voix du fond de mon c?ur : « Holà, Hamid ! C'est Abdou ! Ce coup-ci, j'ai une longueur d'avance sur toi, mon vieux ! Je suis parti et je ne reviendrai pas ! Et c'est à toi de me rejoindre ! Prends ton temps, je t'attendrai ! Mais ne tarde pas trop quand même ! »


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