Kaddafi n'arrête
pas de faire parler de lui, mais jamais il n'a imaginé vivre des moments aussi
tragiques, lui qui est venu à la politique en 1969 par un coup d'Etat contre le
roi Idriss Senouci, d'origine algérienne, avec le soutien du colonel Houari
Boumediene.
Il pensait qu'il
avait, après avoir fait amende honorable, gagné en respectabilité aux yeux des
dirigeants européens et américains qui le courtisaient pour son pétrole et sa
«générosité», comme d'ailleurs tous les autres pays pétroliers du Golfe. Il
découvre ainsi le vrai visage de ceux qui lui ont donné l'illusion qu'ils
l'aimaient en s'armant de belles embrassades et de flatteries qui n'en
finissaient pas. Les choses semblent changer. L' «Occident», trop intéressé par
les intérêts pétroliers et géostratégiques n'en a cure, privilégie la solution
militaire, en soutenant en armes les insurgés, après s'être tu durant de
longues années sur les exactions du colonel, multipliant les visites et lui
plantant sa tente dans leurs capitales, alors que la raison aurait été de
chercher une solution durable en imposant un dialogue fondé sur un jeu
démocratique, certes difficile à instaurer en Libye, dans une situation de
quasi-guerre civile, d'ailleurs entretenue et qui risquerait de nous atteindre
de plein fouet. La presse algérienne devrait arrêter de singer les discours des
journaux et des télévisions européennes apportant souvent des informations non justifiées
(ce qui est contraire à l'éthique et à la déontologie journalistique) et
réfléchir aux vrais enjeux et aux risques majeurs que connaitraient l'Algérie
et la région en cas d'intervention militaire «occidentale». La réalité est
complexe. Le fait que les Européens et les Américains refusent de privilégier
une solution politique (avec possibilité de constituante et d'élections
démocratiques) à cette guerre civile entretient les soupçons. Le gouvernement
algérien devrait redoubler de prudence. Il y va de la stabilité de notre pays
et de la région. La dictature de Kaddafi a enfanté un bourbier, d'ailleurs
entretenu actuellement par les puissances «occidentales».
On ne peut
comprendre ce qui s'y passe si on ne situe pas ce pays dans le contexte
historique et sociologique marqué par une forte structure tribale, que Kaddafi
a toujours utilisée pour mater toute rébellion. Il y eut des combats
fratricides bien avant l'arrivée du roi Idriss. Tout le monde savait ce qui se
passait en Libye, bien avant les tragiques événements d'aujourd'hui. Les
relations des Européens et des Américains avec le colonel libyen ont connu
tantôt des moments de conflit, tantôt des moments de répit à tel point qu'après
la dernière réconciliation, il était considéré comme un pion, certes quelque
peu fantasque, des Etats Unis.
Le colonel
Kaddafi occupe constamment les devants de la scène médiatique. Il est en
quelque sorte un véritable antihéros d'un film de série B. Diabolisé à
l'extrême à un moment donné par les médias américains, cet homme, ancien
officier, qui a pris le pouvoir après avoir renversé le roi Idriss, d'origine
algérienne, en 1969, était considéré comme l'homme à abattre et l'ennemi public
n°1 dans l'imaginaire américain. Cette image fabriquée par les médias
anglo-saxons était profondément ancrée dans l'esprit de l'Américain moyen qui
avait trouvé normale l'intervention musclée de 1986 qui avait coûté la vie à
l'époque à sa fille adoptive, Aïcha. L'affaire Lockerbie (attentat contre un
avion de la Pan Am en 1988 qui s'écrasa dans cette ville d'Ecosse) a encore
assombri l'image du leader libyen qui n'a pas arrêté de clamer son innocence et
de rendre l'Iran responsable de cet acte. Après avoir reçu des assurances
américaines, il a décide de livrer ses deux ressortissants et de ne plus
évoquer les tentatives de fabriquer du nucléaire, volontairement arrêté pour
satisfaire les Américains.
Dès qu'on évoque
le nom de la Libye, la référence au «guide» devient un passage obligé et la
Libye un pays «hostile», aussi bouillonnant et brouillon que son «président». A
Tripoli, comme d'ailleurs, les autres villes, les Libyens avaient une folle
envie de vivre et de s'amuser, loin du discours officiel ânonné à longueur
d'émissions insipides et ennuyeuses. Ils n'en avaient que faire des déclarations
politiques sur Lockerbie qui monopolisaient les journaux (tous étatiques) et
les moyens audio-visuels (radio et télévision). D'ailleurs, la grande partie
des foyers possèdent leur parabole et boycottent de fait «el guenfoud» ; c'est
ainsi que les Libyens appellent leur télévision qui ne se lasse pas de montrer
et de remontrer les images du colonel dans toutes les positions.
Aujourd'hui, les
choses ont changé. Ce n'est plus comme durant les premières années du coup
d'Etat, époque qui a vu la mise en place des «comités révolutionnaires» qui
faisaient la pluie et le mauvais temps dans ce pays, torturaient, massacraient
de jeunes étudiants et enseignants à l'intérieur même des campus universitaires
et arrivaient à poursuivre leurs opposants même à l'étranger, comme l'ancien
ministre des Affaires étrangères, Khikhia, enlevé au Caire.
L'université «El
Fateh» de Tripoli, où j'ai assuré un enseignement durant une année, a connu des
moments tragiques vers les années 70-80. Ainsi, vivait ce pays qui cherchait, à
travers des unions ratées, à refaire le monde arabe et africain et à réaliser
en quelque sorte l'illusion unitaire de Nasser ou le discours panafricaniste de
Nkrumah. Il se faisait d'ailleurs appeler le roi des rois d'Afrique, moyennant
des milliards de dollars alors que son pays connaissait de sérieux problèmes
sociaux, conséquence d'une mauvaise redistribution de la rente.
Les «folies» du
rais ne semblent plus séduire grand monde. Certes, les gens étaient en quelque
sorte obligés dans cette société marquée par la présence omniprésente des
services de sécurité d'assister aux meetings et aux réunions parce qu'ils
connaissent le poids de la police dans l'échiquier politique. Même Kaddafi
semblait dépassé par les événements d'autant que de nombreux proches s'étaient
sérieusement enrichis et avaient souvent investi à l'étranger, en Italie
surtout. Le «guide» peut les attaquer à la télévision, mais il ne peut rien
leur arriver surtout qu'ils constituent désormais une force économique
importante qui influe sur les vraies décisions. A Kaddafi, le monopole du
discours sur les vertus de la «troisième voie universelle» incarnée par le
fameux livre vert, à ses anciens amis, les affaires et le commerce qui, depuis
le début des années quatre-vingt dix, caractérisent la société libyenne. Ainsi,
de grands supermarchés privés sont implantés dans les quartiers huppés de la
ville de Tripoli comme Gargaresh ou Place du 1er Septembre ou la place verte,
des projets de millions de dollars sont réalisés par d'anciens apparatchiks. Le
commerce parallèle détenu par d'anciens responsables connaît une florissante
poussée. La bière et les boissons alcoolisées, en principe interdites ne sont
pas absentes du marché. Elles sont la propriété de gros bonnets du pouvoir.
Une petite virée
du côté de Gargaresh, quartier résidentiel, à quelques kilomètres de la
capitale, fournit une idée de l'économie libyenne qui est une machine à deux
vitesses : l'économie formelle ouvertement libérale depuis 90 et l'espace
parallèle qui constitue la véritable économie de ce pays. Le «socialisme» a
permis l'enrichissement de quelques responsables qui ont profité de leur
situation au niveau des sphères de décision pour se construire des fortunes
colossales. Et ce sont ces hommes qui, aujourd'hui, critiquent le fonctionnement
«socialiste» de la Jamahiriya. Comme en Algérie d'ailleurs.
Le privé,
encouragé depuis 1990, a désormais pignon sur rue, même si on continue toujours
à chanter les tacharoukiyate (coopératives) dans les discours et à la
télévision. Les magasins d'Etat perdent de leur attrait et ne proposent souvent
que des matières alimentaires. Tout un trafic marque ce qu'ils appellent les
jam'iyat (coopératives de consommation) où il ne reste que le riz et le sucre,
les produits fabriqués sous licence comme les téléviseurs (Gar Younès) où les
réfrigérateurs par exemple sont le plus normalement du monde vendus à
l'extérieur à des prix multipliés par huit-dix. La cherté de la vie et la
modicité des salaires, d'ailleurs, non régulièrement versés, poussent de nombreux
fonctionnaires à utiliser le système D pour vivre correctement. Le marché noir
constitue une affaire très juteuse.
La libéralisation
du commerce extérieur a permis l'importation de produits alimentaires et de
biens de consommation qui sont souvent vendus à des prix élevés. Dans les
supermarchés privés, on trouve de tout. La nouvelle bourgeoisie née à l'ombre
du secteur d'Etat peut se permettre des voyages à l'étranger, des produits de
luxe et des résidences luxueuses dans les plus beaux quartiers de Tripoli ou de
Benghazi. Ainsi, les sorties en Italie où certains apparatchiks possèdent même
des hôtels ou d'autres affaires sont fréquentes. L'Etat libyen est actionnaire
dans plusieurs sociétés italiennes les sauvant le plus souvent de la faillite.
Le gouvernement libyen a de nombreuses parts dans l'entreprise des Agnelli, la
société d'automobiles, Fiat.
Tripoli offre une
image terne et bouillonnante, mais elle cache aussi des charmes que le voyageur
discret ne pourrait voir. Des lieux magnifiques comme les villages touristiques
de Gargaresh ou de Janzour, à quelques encablures de la capitale, ou à
l'intérieur marquent le paysage, certes, mal exploité, mais qui peut constituer
un levier économique de choix. Mais les familles aisées préfèrent souvent partir
du côté de Rome ou de Tunis. Là, souvent, les Libyens s'éclatent et oublient le
quotidien morose de leur cher pays englué dans les eaux profondes d'un discours
stéréotypé qui ne séduit plus les jeunes qui ne parlent souvent que de foot et
de sexe. Ainsi va la vie dans ce pays que la délinquance et la drogue
commencent à visiter et que la dégradation des lieux de santé et d'éducation
rend peu fréquentable. Tripoli et Benghazi, deux sÅ“urs qui n'arrêtent pas de se
bouder, les gens de Benghazi, proches de l'Egypte, marqués par une certaine
aristocratie, méprisent les Tripolitains, trop rustres à leurs yeux.
Aujourd'hui, dans
ce pays d'à peine six millions d'habitants, avec une immigration qui dépasse le
million, on parle de plus en plus de privatisation des universités et des
hôpitaux. Ainsi, des écoles privées existent et concurrencent sérieusement les
établissements publics qui assurent un enseignement inadapté. Ce qui déjà
produit une société à deux vitesses : les nantis et les laissés pour compte qui
ne profitent pas de la manne pétrolière qui est l'unique source de revenus
(atteignant ces dernières années la quarantaine de milliards de dollars) de ce
pays sérieusement marqué par les luttes tribales. Ainsi, par exemple, un lieu
comme Sebha, peuplé essentiellement de noirs, fonctionne en quelque sorte de
manière autonome, en dehors de l'Etat. Cette configuration tribale marque le
paysage libyen. D'ailleurs, le colonel Kaddafi, en bon manœuvrier, sait bien
utiliser cette carte et arrive même à «moderniser», avec l'aval des chefs de
tribus, le pays en construisant logements, hôpitaux, des entreprises de
sidérurgie. Après 1969, les premiers logements furent construits, des habitants
venus de l'intérieur pour y habiter se déplacèrent avec leurs tentes et transformèrent
les logements en poulaillers. Kaddafi a apporté à ces populations un certain
développement. C'est vrai que Benghazi et Tripoli ressemblaient à Milan ou à
Rome avant le renversement du roi Idriss, mais la grande majorité des Libyens
vivaient dans la misère. Kaddafi a tenté de mettre en place une industrie
lourde comme le complexe sidérurgique de Mesrata. Mais ces dernières années,
sous la pression des nouveaux riches et de la conjoncture économique
internationale, les autorités libyennes ont été amenées à chercher à encourager
le privé et à évoquer publiquement la mise en Å“uvre d'une opération de
privatisation. Les faiblesses structurelles de l'économie rendaient toute
politique de replâtrage fragile ; c'est ce qui poussait des économistes du
sérail à inciter le pouvoir à revoir carrément sa copie, sans tenir compte des
«leçons» contenues dans Le Livre Vert.
Les choses ne
semblaient pas s'améliorer, même si le projet que tenait à cÅ“ur le «guide»
vient de se réaliser, le fleuve artificiel qui a coûté des milliards de dollars
et qui a suscité une grande polémique en Libye. Certains préféraient plutôt
l'installation d'usines et de stations de dessalement. Ce fleuve a failli être
à l'origine de l'annulation d'une visite de Chadli à Tripoli suite à un désaccord
sur le «pompage» de l'eau algérienne par les Libyens. C'est vrai qu'en Libye,
l'eau manque tragiquement, les canalisations ne sont pas souvent
opérationnelles. On continue encore à acheter l'eau dans certaines cités de
Tripoli alimentée par camions-citernes.
Le Libyen qui
voit impuissant les prix s'envoler et les salaires stagner ne peut pas se
passer de football. Ce n'est d'ailleurs pas pour rien que les deux fils de
Kaddafi, Mohamed et Saadi, dirigent les deux clubs de la capitale, El Ahly et
Al Ittihad. Les matches de foot à Tripoli constituent de grands défouloirs, de
grandes fêtes qui finissent parfois tragiquement comme lors du derby El Ahly-El
Ittihad qui a vu la mort par balles d'une vingtaine de supporters. Ou en 1989,
quand Kaddafi a décidé de ne pas jouer le match retour contre l'Algérie offrant
ainsi un cadeau à notre équipe nationale, ce qui a valu des émeutes et une
dizaine de morts. Le foot est une véritable drogue. D'ailleurs, ces deux
enfants gâtés du zaim n'ont-ils pas invité le Milan AC et l'Inter de Milan
jouer une mi-temps chacun contre une sélection de la capitale pour une
bagatelle de 10 millions de dollars ? Les enfants du colonel se comportent
comme des potentats, même s'ils sonnent une image différente du père.
En Libye, Saadi,
ce technocrate à l'Occidentale, était considéré comme l'éventuel successeur de
son père, avant de soir supplanter par son frère, Seif el Islam. Kaddafi a
jusque là, su gérer les différentes crises qui ont secoué son pouvoir,
corrompant les uns, dégommant les autres et invitant des personnalités
étrangères qui, contre monnaies sonnantes et trébuchantes, chantent les vertus
de Kaddafi. Ben Bella, Blair, Qardhaoui, Sarkozy et bien d'autres entretenaient
d'excellentes relations avec lui. Il appelait l'ambassadeur français à Tripoli,
«mon fils».
Quelque peu
assagi, il a cessé d'aider les «mouvements de libération» comme l'IRA par
exemple, mais a cherché après les différentes unions avortées et les
désenchantements successifs, à ouvrir son pays à l'Occident. D'ailleurs, ce
n'est pas pour rien que depuis 1996, les Américains avaient commencé à
assouplir quelque peu leurs relations avec ce pays et à encourager discrètement
leurs hommes d'affaires à se déplacer à Tripoli. Les choses ne sont plus comme
avant, la contestation a commencé à gagner depuis la fin des années 90
certaines couches de la population, qui exprimaient parfois ouvertement leur
ras-le-bol. Même Kaddafi, paradoxalement, n'arrêtait pas de brosser un tableau
noir de la situation économique et sociale. Ainsi, les années 90 ont été
caractérisées par la mise à l'écart de son ancien ami, Abdesslem Jalloud, en
résidence surveillée, une tentative de coup d'Etat et de nombreux conflits
armés entre militants islamistes et forces de l'ordre. Mais tout cela n'a pas atténué
sa haine pour les monarchies autocratiques et dictatoriales du Golfe, chose
qu'il partageait avec Boumediene.
Kaddafi a su,
avant cette crise majeure, désamorcer les crises secouant son régime. Il
changeait constamment d'équipe gouvernementale et de hiérarchie militaire. Les
ministres, à l'exception de Khouildi Hamidi et de Abou Bakr Younès, ministre de
la défense, ne sont jamais appelés par leur nom à la télévision et dans la
presse écrite, pauvre et insipide : El Jamahirya, ezzhf el Akhdar (La marche
verte).
Mais ces derniers
temps, Kaddafi a enfin réussi à séduire Washington et Paris, après de grandes
concessions à propos du nucléaire et le règlement de l'affaire des infirmières
bulgares. Comme un cheveu dans la soupe. Il sait, lui qui aurait toujours cru dur
comme fer que Shakespeare est «Cheikh Zoubir» (que son nom découlerait de
Cheikh Zoubir), que les temps pressent et qu'il faille placer le fils comme
héritier. Il pensait que l'Europe et les Etats Unis étaient dans la poche et
que les choses ne risquaient pas de changer, mais le vent du changement et les
jeux des intérêts «occidentaux» en ont décidé autrement, pris en otage, enfermé
et isolé, à tel point que ses petites télévisions ne pouvaient rivaliser avec
l'armada médiatique «occidentale» mobilisée contre lui, ne lui laissant aucune
chance et donnant à voir et à entendre l'unique voix de l' «Occident» qui
voudrait en finir définitivement avec lui, mais les choses sont très complexes
dans un pays où le bruit des tribus et des rivalités intertribales est assourdissant
à tel point que se pose sérieusement la question de savoir si ces événements
sont spontanés ou le produit d'une stratégie sous-tendue par des intérêts
géostratégiques, neutralisant en quelque sorte les changements démocratiques
pouvant intervenir en Tunisie et en Egypte. Ce qui se passe en Libye pourrait
avoir des conséquences néfastes sur la stabilité de toute la région. Les armes
circulent désormais très librement dans cette guerre civile qui risquerait de
déstabiliser les sociétés du Maghreb et de l'Egypte au cas où les choses
n'iraient pas vers un règlement politique de la crise.
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Posté Le : 17/03/2011
Posté par : sofiane
Ecrit par : Ahmed Cheniki
Source : www.lequotidien-oran.com