Algérie

Au nom de Dounia, la vie prend un sens


La vie porte toujours en elle une espérance et, quand on lui donne un sens, elle se forme en destin, appelé «dounia», ce bas-monde qui mérite enfin d'être vécu...Lire Dounia (*) de Fatéma Bakhaï c'est, comme d'habitude, une pleine littérature, car je n'oublie pas Les Enfants d'Ayye ni évidemment sa trilogie sous le titre Izuran. Le roman que voici (déjà édité par L'Harmattan, Paris, 1995 et Dar El Gharb, Oran, 2002) confirme une tradition en souvenir de ce que la nature vaut pour nous. La nature, le souvenir ne sont pas pétrifiés chez cette romancière pour laquelle souvent une fiction se transmue en réalité. Elle a écrit un roman qui est vrai, qui fait revenir aux origines de la culture et de l'histoire de l'Algérie. Et d'abord par le sujet même, par la force de l'imagination, par les événements historiques rappelés - ou si l'on veut «revisités» - par l'authenticité des personnages mis en mouvement. Mais l'effet de tout cela dépend du bon vouloir du lecteur, du lecteur qui aime la lecture, le lecteur dont le plaisir de lire n'est pas une simple coquetterie.
De fait, Fatéma Bakhaï raconte une histoire comme au temps où le conteur se sentait le devoir de faire passer par son coeur ce qu'il pense. Aussi, sa plume, dans ce roman Dounia, me paraît-elle fine et douce, même si sa pointe ici et là se heurte à une inconstance de l'histoire et s'efforce à la dépasser pour susciter l'émotion attendue par le lecteur.
De quoi est-il question' Tout le sens du roman s'inspire d'un contexte géographique (riche et verdoyant au pied du Murdjadjo) et historique (au carrefour des occupations successives du territoire: phéniciennes, carthaginoises, romaines, vandales, byzantines, arabes, ottomanes, françaises), là où se trouve la bourgade Misserghin («Lieux chauds», en berbère'), pur produit de quelque mythe populaire: «Il y a entre Misserghin et Brédah, derrière le mamelon où affleure la source, un petit mausolée. [...] Il s'agit de la tombe d'un enfant, le fils d'un bey, disent-ils (Les habitants), parti à la chasse aux papillons, et attaqué par un lion dont il aurait troublé le sommeil... Pourtant, un vieux berger, un peu simple d'esprit [...] ne manque jamais, chaque printemps, de cueillir une brassée d'asphodèles et de la déposer au bord du mur. C'est, dit-il, par tradition! Mon grand-père et son grand-père, et le grand-père de celui-ci, le faisaient en souvenir de la vierge.» Cette «vierge», mythe suprême, transparaît dans la seule mémoire de la légende.
Le récit se situe entre 1829 et 1833 et se déroule en deux parties: l'une avant 1830, l'autre après la prise d'Alger et le début de la conquête française. Nous apprenons alors combien l'Algérie était prospère avant l'arrivée du corps expéditionnaire français et nous avons la préfiguration de ce que sera l'occupation, son développement et l'étendue de la colonisation. Et voici le temps où commence l'histoire de Dounia de Misserghin. C'est une jeune fille dans sa dix-huitième année, ayant perdu sa mère en bas âge et vivant avec son père Si-Tayeb, un riche marchand en relation avec le bey d'Oran, et sa nourrice Mâ Lalia qui l'avait toujours couvée d'une affection profonde. Elle avait fait ses études à la médersa, chose inhabituelle à l'époque. Instruite et intelligente mais rebelle, elle ne veut pas se plier aux exigences de la vie traditionnelle. Elle entend être l'égale de l'homme comme celui qui monte à cheval et tire au fusil. La belle occasion d'en être, lui sera offerte en 1830, par le combat armé qu'il faudrait mener contre l'envahisseur français et au cours duquel, son père, chef de la résistance auprès de l'émir Abdelkader, sera tué. Dounia prend les armes, aux côtés des hommes de son père. Elle défend ses terres, mais elle sera tuée à son tour par les soldats même du jeune lieutenant Arnaud dont on disait qu'il «n'est pas comme les autres» et qui était venu voir Dounia. Malheureusement, «Elle était étendue sur les dalles du patio. [...] Elle tient à la main un parchemin roulé: c'est l'acte de propriété de la ferme et des terres de Si-Tayeb».
Utilisant bellement «l'intertextualité», une technique chère aux universitaires, Fatéma Bakhaï charme son lecteur tout en l'instruisant. L'intrigue, fort bien nouée, la dramatisation des situations fort bien servie par une juste psychologie des personnages, le récit impeccablement soutenu par un style clair, sans fioritures inutiles, éveillent l'intérêt de lire, favorisent le plaisir d'aller jusqu'au bout du livre et du message de l'auteur: la liberté et l'indépendance de la femme par l'éducation et l'instruction. Le destin de Dounia, de Misserghin à Oran, fille éduquée par Mâ Lalia (El Âlia, «L'Elevée»), instruite par la vie dont elle avait trop tôt déchiffré le sens et les péripéties circonstancielles de l'histoire qui l'amèneront à admirer l'«héroïque» Zahra, l'épouse du bey Hassan et à la connaître, grâce à Lalla Badra, la fera poursuivre sa trajectoire existentielle jusqu'à son dernier souffle. Elle aura rencontré le bonheur en se donnant la liberté d'exister pour un multiple devoir à accomplir dont celui de se faire violence pour entrer dans le palais du bey (ce qui était chose incongrue, car pensait-elle «A-t-on jamais vu un Arabe devenir Bey'») et d'aider Mustapha El-Kouloughli, l'ami de son père, à construire son hôpital. Puis le hasard qui fait parfois bien les choses semble donner du sens au souhait du père d'une fille comme Dounia:
«Si Tayeb lissa sa barbe et rajusta son turban: Dounia, ma fille... [...] J'ai reçu pour toi une demande en mariage... [...] Je n'ai pas encore engagé ma parole car je tenais à te consulter auparavant comme nous l'a recommandé notre Prophète.» La juste tradition est rappelée. La liberté à laquelle Dounia tient est hautement respectable et respectée. En ce temps même! Elle épousera «Mohamed Abdallah, le neveu de l'Agha Mazari et le petit-fils de l'Agha Ben Ismaël par sa mère». Les préparatifs du mariage vont commencer: la tradition s'impose... Mais des bruits courent: le corps expéditionnaire français a débarqué à Sidi-Ferruch!
La seconde partie de l'histoire de Dounia commence dans le bruit de la guerre et dans la ferme résistance à l'envahisseur. Après la prise d'Alger, le bey d'Oran tremble pour sa ville. Or sa ville est la ville du peuple, et le peuple se soulève... Je ne voudrais pas priver le lecteur de l'intense émotion dont tout le peuple a été saisi et qui a fait sa gloire...
Le roman Dounia de Fatéma Bakhaï est un hymne à l'amour de notre patrimoine culturel. Indépendamment de toutes les évocations historiques qui ont reconstitué les grands événements de la conquête de l'Algérie et de l'institution du système colonial, on retrouvera bien des aspects des immenses trésors de notre patrimoine culturel (mariage, fêtes, traditions, coutumes,...) quelque peu remémorés dans ce roman. Voilà une sorte d'invite pour un ressourcement à la portée de tous et pour comprendre a posteriori le sens de la fable du «lion et des moustiques» que Dounia a racontée autour d'elle pour encourager les hommes à renforcer la résistance et à la poursuivre...
(*) Dounia de Fatéma Bakhaï, Editions Alpha, Alger, 2011, 286 pages.
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