La gardienne
est... sur ses gardes. Elle a la bouille renfrognée, celle des mauvais jours,
des mardis pluvieux, par exemple, lorsque débarquent des légions de bambins qui
auraient sûrement préféré rester dans leur classe bien chauffée mais à qui
l'école de la République a dit : aujourd'hui, gamin, tu vas t'instruire et te
cultiver. Il y a cinq minutes, le musée n'était que silences et senteurs de
parquet ciré. Maintenant, ça crie, ça piaille et ça empeste le vêtement
mouillé.
Suivons ce groupe encadré par une
institutrice et trois mamans accompagnatrices dont l'une ne semble être là que
pour veiller sur sa fille tandis qu'une autre a l'oreille vissée à son
téléphone. C'est une troupe d'une vingtaine d'écoliers, six, sept ans au maximum,
qui avancent deux par deux en se tenant la main, une étiquette avec leur nom
inscrit en petites et grandes boucles sur leur poitrine. Ça crie, ça piaille,
ça se bouscule, ça échange des gnons et pas uniquement entre garçons. Il y a
aussi les rêveurs qui traînent et que l'institutrice manque d'oublier au moment
de prendre le monte-charge qui fait office d'ascenseur. Il faut faire vite car
le guide tapote sur sa montre pour signifier que ce petit monde a déjà pris du
retard.
C'est parti. Première salle. Une grande
tapisserie du Moyen-âge. On fait asseoir les enfants par terre. On leur demande
de faire silence. Le guide insiste. Il a la voix fatiguée, il ne veut pas
crier. A quoi pouvait bien servir cette tapisserie, demande-t-il. Quelques
doigts timides se lèvent. A décorer, dit une voix. A cacher les trous dans le
mur, lance l'autre. C'est presque ça ! s'exclame le guide dont l'enthousiasme
forcé disparaît aussitôt. C'est qu'au fond de la salle, deux chenapans ont
entrepris de jouer au foot avec un paquet de mouchoirs en papier. La troisième
maman, duffle-coat rouge, pantalon en flanelle grise et mocassins noirs, fond
sur eux. Elle les oblige à s'asseoir et à apprendre que les tapisseries
servaient aussi à se protéger du froid dans les châteaux-forts.
Quand il y en avait deux, ça faisait
double-vitrage murmure l'une des mères en rangeant son téléphone ce qui fait
sourire tout le monde sauf la dame en duffle-coat qui s'applique à sécher les
cheveux mouillés d'un gamin avec l'un des mouchoirs du paquet confisqué. Ta
maman ne t'a pas donné de capuche pour ton manteau, demande-t-elle en plaquant
une main ferme sur l'épaule du trempé. Cette semaine, je suis chez mon papa,
lui répond-il en essayant de se dégager. Regard entendu entre les
accompagnatrices...
Pendant ce temps-là, le guide a distribué
feuilles et crayons de papier. Consigne : il faut reproduire un détail de la
tapisserie. Frénésie générale. Il y a celles et ceux qui s'y mettent gaiement
ou qui s'allongent sur le ventre en se mordant la langue. D'autres expédient le
dessin en quelques secondes et se mettent en quête de découvrir ce qui se passe
dans les autres salles. La gardienne qui n'a pas lâché le groupe d'une semelle
hésite à abandonner son poste d'observation pour les suivre. Je vais les chercher,
claironne la dame en rouge. Elle ne revient qu'au bout de quelques minutes.
Manifestement, les explorateurs lui ont donné du fil à retordre. C'est pas toi
la maîtresse, lui lance même un effronté. Oui, mais je connais ta maman et je
lui dirai que tu n'as pas été sage, lui répond-elle d'un ton un peu trop vif,
ce qui arrache une moue de réprobation de la part de l'institutrice.
Mais il faut encore bouger. Direction
l'entresol où sont exposés plusieurs chaises et fauteuils. Toucher leur velours
ou leur vieux bois brillant est tentant mais la gardienne veille et multiplie
les remontrances. Assis ! hurle de son côté le duffle-coat. Les enfants
prennent leur temps pour lui obéir. La lueur qu'ils ont dans leurs yeux et
leurs mimiques amusées montrent qu'ils s'adaptent plus qu'ils ne se résignent.
A leur âge, ils ont déjà appris à composer avec les manies des adultes un peu
spéciaux et à ne rien dire même s'ils n'en pensent pas moins.
De son côté, le guide continue de poser des
questions aux rares gamins qui n'ont pas encore décroché. Il est question
d'artisans et de la manière dont le travail du bois a évolué au cours des
siècles. Alors, qui peut me dire ce qu'est un huchier, demande-t-il en
provoquant une salve de rires. Celles et ceux qui ne suivaient plus se
réveillent. L'occasion est trop belle car, ici et là, on répète et on clame :
Huuu-chier ! Huuu-chier ! Huuu-chier ! Bien entendu, la
caporale en duffle-coat n'apprécie guère et donne elle-même la réponse pour
mettre fin à l'agitation. C'est comme cela qu'on appelait les menuisiers dans
l'ancien temps, triomphe-t-elle. Allez ! On répète tous ensemble : un huchier
est un menuisier !
La cacophonie qui suit – dont se détachent
clairement plusieurs « chiiii-er, chiii-er » lancés par les deux affreux jojos
qui jouaient au football quelques minutes plus tôt – dure plusieurs secondes
avant d'être interrompue par un fracas métallique. L'institutrice, talonnée par
sa supplétive, se précipite dans la salle d'à-côté. Au centre de la pièce, se
dresse une Å“uvre d'art contemporain qui n'a rien à voir avec les boiseries et
les meubles. On dirait les turbines d'un réacteur sur lesquelles se seraient
accrochés des centaines de mollusques blanc. Deviner ce qui s'est passé n'est
pas difficile. Déjouant la vigilance de la gardienne, une petite main a touché
et fait tomber, sans les casser (ouf !), quelques unes de ces petites
porcelaines aimantées. Vive comme l'éclair, l'institutrice les ramasse et les
replace au petit bonheur la chance. L'artiste n'en saura sûrement rien… Arrivée
trop tard, la gardienne sait bien que quelque chose d'anormal vient de se
passer mais personne ne fait mine de s'intéresser à elle.
De toutes les façons, la visite est terminée.
Le guide s'en est allé après avoir réclamé qu'on lui rende les crayons. La
caporale crie quelques ordres mais c'est à l'institutrice que revient le droit
d'expliquer la suite du programme. D'abord le métro puis ensuite pique-nique en
classe puisque l'heure de la cantine est passée depuis longtemps. « Au Mac Do !
Au Mac Do ! » scandent les enfants en rigolant. Et ils en rajoutent même,
lorsqu'ils s'aperçoivent que la gardienne est toujours sur leurs talons et
qu'elle fait toujours sa méchante mine.
-
Votre commentaire
Votre commentaire s'affichera sur cette page après validation par l'administrateur.
Ceci n'est en aucun cas un formulaire à l'adresse du sujet évoqué,
mais juste un espace d'opinion et d'échange d'idées dans le respect.
Posté Le : 25/11/2010
Posté par : sofiane
Ecrit par : Akram Belkaid : Paris
Source : www.lequotidien-oran.com