Algérie

Au-delà du dix, l'univers du vrac



Au-delà de dix, le nombre de ses doigts, les chiffres deviennentun conte flou pour un enfant. Au-delà d'un certain seuil de monnaies, leschiffres des détournements d'argent sont déjà une métaphysique ou une blaguepour les Algériens. Que signifient 34 milliards de centimes détournés dans uneposte à Chéraga ? Rien. Un sarcasme de comptabilitémagique. Un arrière-plan cinématographique. Une sorte de fatalité tricotée parune calculette molle. Il y a un seuil pour la douleur au-delà duquel le cerveaupréfère l'évanouissement. Il y a un seuil pour les chiffres au-delà duquel lesAlgériens se mettent en off et se mettent soit à prier soit à vibrer.D'où vient cette mécanique d'autodéfense ? De l'impossibilitédes sciences exactes dans un pays qui fraude avec lui-même, des séquelles dusocialisme grand menteur sur les chiffres de ses plans et prévisions dépassés, dela politique sécuritaire des années 90, grande tricheuse sur les chiffres desmorts, des massacrés ou des blessés, des deux mandatsde Bouteflika, grandes occasions pour les pauvresfourbes et intelligents qui veulent prendre du poids. A la fin, les Algériens ne veulent plus compter, ne saventplus le faire et optent pour l'unité extensible de l'émotion et du sentimentsans volume, plutôt que pour la norme des chiffres fixes. Du coup, le reste: onpeut recenser les Algériens, ils seront toujours plus nombreux à voter que leurpropre total compté un par un. Durant les affreux JT de l'ENTV,les adeptes hurlants du troisième mandat sont plus nombreux que les Algériensqui se sont abstenus durant les dernières consultations, même si ces dernierssont une majorité mathématique et les premiers un majorité politique.Dans les maquis du GSPC, les terroristes résiduels sont unedizaine depuis dix ans, même si le nombre des repentis est dix fois plusimportant que leur total lorsqu'ils étaient dans les grottes des montagnes. Lorsdu procès Khalifa, les Algériens ne s'intéressent pas aux chiffres desdétournements mais aux noms sélectionnés pour détourner les regards. Au-delà des salaires et des primes ou des factures, leschiffres sont un hobby, une discussion légère. L'Etat peut débloquer autantd'argent qu'il veut pour son peuple annexe, cela n'a pas de sens dans le réel. D'oùcet air de mauvaise synchronisation et de décalage coléreux entre le citoyenqui écoute un ministre parler de ses projets et crédits et un ministre quis'écoute déclamer des chiffres en ne comprenant pas comment les gens d'en facesont aussi incrédules. D'où ce système binaire à la base de l'informatique etde l'information officielle en Algérie: le «un» qui donne le même résultatlorsqu'il est multiplié par lui-même, le zéro passible de l'infini islamiste oumathématique lorsqu'il veut faire quelque chose.En Algérie, il existe un seul Président, un seul candidat, unseul Etat, une seule ENTV, un seul parti unique, une seule armée, une seulerichesse à exporter, un seul passé, une seule explication majeure, un seulmoyen de gagner de l'argent. Quelques zéros à la droite de ce «un» peuventsignifier salaire, dinars, jours restant à vivre, monnaie, kilomètres, chômeurs,morts ou hold-up. Trop de zéros à la droite de ce «un» ne signifient rien saufla couleur de l'horizon, un sentiment, du flou artistique, le fond d'une tassede café, une humeur ou une foule. 34 milliards de centimes ont été détournés dans une poste àChéraga, selon la presse. Depuis quarante ans, lescentimes ne signifient rien. Depuis une dizaine d'années, les milliards nonplus. Il y a des nombres qui «parlent», d'autres qui parlent une langueétrangère.
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