Algérie

Au coin de la cheminée



Au coin de la cheminée
OUI, certainement, ? dit Adélaïde, la grosse bonne grêlée qui avait ramené le petit Philippe à Saint-Santin, ? ce doit être un cruel chagrin pour une pauvre mère de penser que son enfant est condamné à vivre avec des faiseurs de tours, ou avec des montreurs d'ours, ou des raccommodeurs de casseroles, ou avec des mendiants maraudeurs, et qu'il deviendra vicieux, fripon, débauché, et qu'on le ramènera peut-être dans vingt ans, mourir sur la guillotine, là où il aurait été un bon menuisier ou un bon maître d'école.Heureusement qu'il s'en retrouve encore parfois sur lesquels on ne comptait plus guère, et voilà, par exemple, le bedeau de l'église du Gué de la Chaîne, qui a été perdu dans son enfance et qui reparut chez ses parents quand ils en avaient presque fait leur deuil. Ma mère m'a bien des fois répété cette histoire-là.C'était l'année que le premier Empereur passa par Bellesme. Tous les anciens s'en souviennent. Le pays était sens dessus dessous. L'Empereur revenait de voir les ports de mer ; en traversant la forêt, il dit que ses chênes droits comme des peupliers lui feraient de beaux navires ; en traversant la ville, il regarda avec sa lorgnette les aigles vieux comme Henri IV qui décorent le portail de l'église ; et il laissa tout le monde tellement transporté que, quand vint sa fête, le maire de ce temps-là voulut, lui aussi, qu'on ne l'oubliât de mémoire d'homme, et fit venir de Paris un ballon avec son ballonnier. On n'en avait jamais vu dans Bellesme, et depuis ce jour-là jusqu'à aujourd'hui on n'en a plus revu.L'homme qui devait partir dans le ballon avait choisi, pour préparer son enlèvement, la place au pied du vieux château. Il lui fallut plusieurs heures pour allumer son feu et mettre en train son espèce de cuisine. Le ballon s'enflait et puis se désenflait. Tous les enfants de la ville et des environs étaient là bousculant et écrasant le pauvre homme. Quand il les pourchassait d'un côté, ils le resserraient de l'autre. Il faisait chaud ; il était tout en eau. Les gens de la campagne étaient accourus de dix lieues aux alentours ; il était cinq heures ; les bonnes femmes voulaient s'en retourner dans leurs fermes apprêter leur souper ; on s'impatientait comme aujourd'hui. M. le maire avait quatre fois déjà envoyé dire à l'homme au ballon qu'il fallait partir ou qu'il ne serait point payé. Enfin ce brave homme, tout effaré, voyant le ballon à peu près gonflé, enjamba son petit bateau, fit signe au tambour de la ville de lâcher les cordes qui le retenaient, et s'enleva très lestement, aux applaudissements de toute l'assistance. A suivreCharles-Philippe de Chennevières-Pointel (1820-1899)


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