Algérie

Au coin de la cheminée



Mes maîtres, il y a trois ans, partirent pour un grand voyage.Le père de madame était employé par l'empereur dans le pays des Turcs ; il était ce qu'on appelle consul, à sept ou huit cents lieues d'ici, de l'autre côté de la mer, et tout à coup on apprit qu'il était très, très malade, en danger de mort. Mes maîtres, sans attendre une minute, firent leur malle, et les voilà en voiture.? Vous resterez là toutes deux, Marie et vous, me dit madame ; vous ne la contrarierez en rien ; elle sera maîtresse du logis, et excepté de se jeter dans la citerne, vous la laisserez faire tout ce qui lui plaira. ? C'est entendu, ? et fouette, cocher.Marie avait bien écouté, elle aussi, les ordres de madame, et au lieu de pleurer quand sa mère l'embrassa, elle prit tout de suite un petit air de dame ; ? elle avait quoi ' bien près de neuf ans ; ? et l'on entendait encore le trot des chevaux et le bruit des roues, quand elle se retourna vers moi et me dit en sautant : Ma Françoise, nous allons bien nous amuser.Je lui en voulais un peu de son mauvais c?ur, et je lui répondis : Fais tout ce que tu voudras, tu es la maîtresse.Et je pensai que sa mère la gâtait trop, et que Marie était toujours à lui dire : Pourquoi veux-tu que je fasse ci ' pourquoi ne veux-tu pas que je fasse ça ' sans jamais se rendre aux bonnes raisons qu'on lui donnait. L'occasion était belle pour lui laisser éprouver le bien ou le mal des choses, et, ma foi, j'en profitai, justement parce que je l'aimais comme ma propre fille. Les épreuves ne se firent pas attendre : Françoise, me dit-elle, je voudrais manger tous les jours, tous les matins, tous les soirs, tout ce que j'aime le mieux : des fraises, beaucoup de fromage à la crème, du boudin blanc, des prunes, des gâteaux de plomb, des noisettes, de la soupe au lait de beurre ou à la citrouille, comme vous en mangez à la cuisine. ? C'est bien facile, mademoiselle. Et je lui fis un dîner de tout ce qu'elle venait de me demander là. Elle n'en était pas encore au dessert, quand il me fallut la délacer, et bientôt elle devint toute pâle, et mal de c?ur, et mal de ventre, et tout ce qui s'ensuit. Je lui fis bien vite avaler du tilleul, et me bornai à lui dire : En veux-tu encore demain, Marie, des bonnes fraises, du bon fromage à la crème, du bon gâteau de plomb, des belles noisettes ' Je vais t'en aller chercher, et jusqu'au ras de ton assiette. Souviens-toi seulement que, si madame et moi t'en refusions parfois, c'est que les mères et les nourrices ont appris cela de leurs mères et de leurs nourrices : autant de gloutonneries, autant d'indigestions.A suivreCharles-Philippe de Chennevières-Pointel




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