Algérie

Au café des sourds



Mourad* papillonne d'une table à une autre, prend les commandes et échange quelques blagues avec les clients. Le café, géré par l'Union des sourds-muets, sis rue Hamani (ex-Charras) en plein c?ur d'Alger, est bondé comme chaque samedi.Les lieux sont généralement calmes pendant les jours de semaine et bien plus animés les week-ends. «Chaque samedi, jour de repos, les sourds-muets viennent dans ce café car ils aiment discuter, ils parlent beaucoup, ils adorent bavarder !» dit le garçon de café, lui-même malentendant. «Il y a des handicapés qui viennent ici pour chercher du travail, d'autres qui cherchent des chaises roulantes?». Ici, on se connaît depuis qu'on est tout petits. Le son de la télévision qui diffuse des programmes de l'ex-Unique y est toujours trop fort. «Désolé, on ne s'en rend pas compte», s'excuse notre serveur.Pour l'occasion, il s'improvise traducteur et prend à c?ur de transmettre les propos des clients ? et néanmoins amis ? du café. «Il n'y a pas de travail pour nous, lance l'un d'eux. Au lieu de voler, les sourds vendent des prospectus de lettres en langage des signes. Il faut bien payer les factures. Sans électricité, comment voulez-vous communiquer avec des gestes ' C'est quoi 1000 DA aujourd'hui, que voulez-vous en faire '» lance-t-il. Ici, nous dit-on, l'entraide est érigée en système D.Ceux qui frappent à la porte trouveront des porte-plumes pour écrire des lettres ou des demandes diverses. Que ce soit pour le Ramadhan, pour un mariage ou une circoncision, chacun met la main à la poche. Lunettes carrées et casquette vissée sur la tête, Hamid, sympathique travailleur dans le métro d'Alger en tant qu'agent de nettoyage, nous explique cela en ponctuant ses phrases et ses gestes d'un large sourire. Ses amis vantent son niveau secondaire et sa maîtrise du français et de l'espagnol.Son rêve : pouvoir accomplir un pèlerinage à la Mecque. «On n'est jamais dans la tombola. Ils pensent peut-être qu'on ne pourra pas se débrouiller. Il faut la ''maârifa''», se plaint-il. Survêt et barbe bien taillée, Ryad raconte les galères quotidiennes auxquelles lui et ses amis font face : «Dans les administrations, dit-il, on ne nous comprend pas.L'un dit qu'il faut aller à gauche, l'autre qu'il faut aller à droite. Le malentendant a l'impression qu'on se moque de lui.» Tous sont affirmatifs : «Ceux qui ne parlent pas et qui n'entendent pas sont généralement plus sérieux dans le travail car ils sont pleinement concentrés. Mais l'Etat ne les fait pas travailler car ils ont soi-disant peur pour eux. A peine leur accordent-ils un poste de gardien. Ils gâchent ainsi une main-d'?uvre efficace et qualifiée.»«Eux, eux, eux...»Djellaba, crâne rasé et moustache en bataille, Mohamed est l'un des mécènes très apprécié par les jeunes. «Le problème, c'est qu'il n'y a pas de travail. Très souvent, ils font gardiens le parking pour joindre les deux bouts.» Et de poursuivre, inarrêtable : «On les pousse à agresser les gens.Aujourd'hui, la société est devenue sans pitié. Un sourd- muet, on l'écrase sans scrupule. Ils sont victimes de hogra. Ils nous font des promesses, puis nous font patienter une semaine, un mois, une année, puis plus rien ! S'il voit que toutes les portes restent fermées, que voulez-vous qu'il fasse ' Eh bien, il ira voler, donner des coups de couteau. Il ira faire le ''parkingueur'', le policier lui dira que c'est interdit. Pourquoi ' Il n'a pas où aller '» «Eux, eux, eux (houma, houma, houma?)», dit-il en portant ses mains jusqu'à la gorge, feignant l'étranglement.«Lui ne veut pas donner des coups de brosse», commente un voisin de table. «Le café que vous voyez là, son propriétaire a été contraint de vendre sa voiture. Son épouse a cédé ses bijoux pour pouvoir le rénover», lance un habitué des lieux. «Tu te rappelles comment il était ' Dégueulasse ! Le maire d'Alger-centre est venu rendre visite après les travaux en affirmant que c'était du bon travail, mais pourquoi n'a-t-il pas donné un coup de main '» D'une table attenante, une voix murmure : «Moi, je te le dis : dawla hagara ! S'il veut se marier, il n'a pas d'argent. S'il veut travailler, on n'accepte pas son dossier.Que voulez-vous qu'il fasse ' Il ira voler et agresser, voilà tout !» Les anciens clients du café voient la situation des jeunes d'un air désabusé. «Avant, nous dit l'un des aînés travaillant à l'aéroport Houari Boumediene, les sourds avaient un bon niveau scolaire. Aujourd'hui, ils n'apprennent pas grand-chose. Il y a, certes, les nouvelles technologies de l'information qui sont une chance, mais l'enseignement laisse à désirer. Avant, l'on enseignait un langage international de sourds-muets valable partout.Depuis que cela a été arabisé, ça part dans tous les sens». Petite barbe, moustaches rasées, tout sourire, père de trois enfants dont un sourd-muet, l'un des piliers du café avec une manière de parler ressemble au flow des rappeurs. «Les sourds-muets en Europe sont bien, en Tunisie : bien, en Algérie : pas encore. Y a un problème !». Et de répéter inlassablement telle une litanie : «l'Europe, c'est bien. 70 euros pour les handicapés. Algérie 4000 DA. Dommage ! En Algérie, les sourds continuent de représenter un problème.» L'autre poursuit, imperturbable : «Pas de lois pour nous.La journée du 3 décembre est un jour de fête pour les handicapés européens. Pas chez nous ! Personne ne nous regarde !» A l'origine de son handicap, raconte-t-il, une fièvre mal prise en charge. «Avant, j'entendais très bien. J'ai eu une forte fièvre à l'âge de 4 ans qui m'a atteint aux oreilles. Ma pauvre mère ne savait pas quoi faire et mon père travaillait à l'étranger. Ceux qui comme moi parlent mais n'entendent pas ont généralement été victimes du même mal». «Oui, moi aussi j'ai été frappé par la fièvre, intervient le garçon de café, comme la plupart des sourds de ce café».«Je viens pour trouver un mari»Les gestes sont parfois plus éloquents que les mots. Lorsqu'il mime une jeune fille sourde, il la dépeint recroquevillée sur elle-même. «C'est encore plus difficile pour les filles de l'arrière-pays. C'est vrai qu'elles ne se marient pas. Eux, au moins, naviguent pour se marier entre eux. Mais les familles des filles sourdes ne les ''sortent pas''». Et de poursuivre : «Une sourde en Algérie n'a que les quatre murs et ses yeux pour pleurer. Elle ne sort pas. Pas de travail et il est très rare qu'elle vienne au café. Pas de coiffure ni de couture, la maison est le seul refuge ! Le temps passe vite : elle atteint 30, puis 40 ans et toujours aucun prétendant qui tape à la porte».Certaines n'hésitent pas à néanmoins à pousser la porte du café d'Alger. C'est le cas de Souad, petite blonde, nue-tête, et Hassiba, fringante jeune fille aux yeux verts émeraude, le visage encadré par un foulard. Pendant que l'une va passer sa commande, Hassiba narre son histoire : elle vient dans ce café pour la première fois dans l'espoir de trouver un mari. Notre traducteur n'osant pas s'approcher pour réinterpréter ses gestes, il nous est difficile de rapporter ses propos.Elle semble gênée de rester dans la grande salle de café et nous invite à monter à l'étage qui offre un cadre plus calfeutré. «Je n'entends rien du tout», dit-elle comme pour s'excuser de ne pouvoir me comprendre. En bas, deux jeunes en T. shirt noirs et barbichettes haranguent leur voisin de table. Longiligne, pull jaune et baskets assorties, le jeune éphèbe fait mine d'ignorer les plaisanteries de ses voisins de table. «Pourquoi tu ne veux pas nous parler 'T'as des problèmes, tu dis, mais tu es encore jeune ! 36 ans toi, non, c'est impossible !» Il s'approche de l'ordinateur posé sur la table de son interlocuteur, lui demande d'ouvrir un fichier Word et se met à taper nerveusement. «Il écrit sans fautes, regarde !» lance l'un des deux clients. L'ordinateur affiche : «Je travaille comme agent administratif, responsable de ressources humaines dans une entreprise Heineken».Il se voit interroger : «Tu as fait l'université de Bab Ezzouar ' Licencié ou simple stagiaire '» Les éclats de rire fusent. «Ça fait 14 ans que tu y travailles ' Waow, tu vas bientôt prendre ta retraite alors, tu perdras ce joli minois». Marginalisés dans la rue, les clients du café de la rue Hamani se retrouvent malgré leurs différences. Face à eux, le jeune garçon de café, l'un des rares employés qui jouit de ses facultés sonores, regarde tout ce joli monde, l'esprit ailleurs?




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