Algérie

Assia Djebar, langues de l'irréductible



Assia Djebar, langues de l'irréductible
Fracture, déchirement, et l’obligation de son lieu dans la langue, le statut d’Assia Djebar évoque pour notre langue ce qui s’est produit au Japon, il y a longtemps : la langue écrite japonaise a été créée par les femmes de ce pays, alors que la langue officielle était celle de l’occupant chinois, relayée sur l’île par le pouvoir mâle et guerrier qui y prolongeait le bras impérial. On sait que les premières prouesses écrites intemporelles de cette langue, les Dits et récits du Gen Ji de Murasaki Shikibu, les poèmes et Notes de chevet de Seî Chonagon, parmi d’autres, sont nées de la main de ces femmes inventeuses d’une langue contre la domination de l’autre langue, et destinée à un échange là où la langue du pouvoir ne va pas. Mas à dédoubler l’instance du pouvoir en requérant la langue du colonisateur à son usage, c’est une nouvelle figure, plus complexe.

Ce détour par l’autre, l’autre face du monde, l’autre de nos figures de transmission dans les âges du monde, l’autre du pouvoir homogène, pour prendre la mesure de ce saut complexe qui s’accomplit dans la démarche d’Assia Djebar, et de ce que nous avons nous à puiser dans ce franchissement, qui nous concernerait d’abord non parce qu’il ajoute à notre langue, ou que l’auteur, venue de si loin, aurait rejoint les rangs compacts de celles et ceux qui en font métier, mais plutôt pour ce hors champ, pour ce mot irréductible qu’utilise Assia Djebar, langues de l’irréductible, rejoint un mouvement pérenne et nécessaire par quoi la langue, pour rester en prise avec ce qu’elle désigne, se continuer dans son propre mouvement, doit s’accepter depuis ce renversement et s’y ancrer, l’accepter comme le champ même de sa fondation littéraire.

Non facile, parce qu’il ne s’agit pas d’abord de territoire, de partage géographique, avec d’un côté nous les Français, et de l’autre les « francophones » : nos frères des îles esclaves, Chamoiseau, Glissant, Confiant, Gisèle Pineau on les définit par les Dom-Tom de la langue comme si son exercice, à la langue, avait des cases spécifiques, comme si même la révolte nécessaire et l'examen de l'histoire étaient excusables chez ceux-là, et à nous le ronron qui reste, tellement plus littéraire par essence : « on ne cherche dans les textes des écrivains ex-colonisés que des clefs pour une interprétation sociologique immédiate », dit Assia Djebar. Disons qu’avec ceux-là, Assia et quelques autres nous serions plutôt, dans le bruit diffus, ou trop profus, de la langue dominante, les littérophones, espèce menacée, à protéger, et nos frères issus d’une histoire plus lourde, plus terrible, de la domination, là comme décrivant autour de nous un cercle peut-être protecteur, ce cercle de l’irréductible dont nous leur sommes redevables, parce que nous y réapprenons combien cette frontière est vitale : non, il ne s’agit ni de francophonie, ni de géographie, mais du centre commun et mouvant, en partage, de la langue aujourd’hui.

Non facile, parce qu’il ne s’agit pas d’abord non plus de différence des sexes. De mettre en exergue les figures des deux poètes et mémorialistes femmes du Japon de l’an mil peut nous aider à ce rebroussement des schèmes de domination, justement parce qu’on les énonce depuis la figure dominée, et que rien ne domine l’exercice libre de la langue. Oui, ce rebroussement a des enjeux de syntaxe et d’art de la langue. La langue française officielle, sa cadence et son alexandrin, ont partie liée à ce qu’elle code, et du fait que la langue naisse d’abord comme code : « Tout condamné à mort aura la tête tranchée », relisez la magnifique digression de Claudel sur ce que cet alexandrin classique permet, en statufiant la phrase, de ne pas mettre en question, là où la question est irréductible.

Ce geste d’éloignement qui déplace sans violence apparente les lois les plus violentes de la syntaxe, nous n’avons cependant pas à le désexuer, dans le coup de force qu’il accomplit, mais sans exercice de force. dans les usages neufs de la langue, quelle que soit son époque, telle qu’écrite par Louise Labé, Delphine de Staël et d’autres. J’en veux pour exemple, et qu’Assia me pardonne cet écart, une écrivain majeur beaucoup trop méconnue de notre littérature, malgré les apparences, Nathalie Sarraute. Le combat de Nathalie Sarraute, une des premières avocat femme au barreau de Paris dans les années 30, pour se faire respecter comme avocat en tant que femme, dans l’usage de sa parole, là où la parole engage la peine, est le même que celui qu’elle mènerait une dizaine d’années plus tard, séparée de son mari et de ses filles, vivant à cause de l’étoile jaune une vie clandestine dans Paris même, et qui la mènerait à écrire. Les livres qu’elle écrit entre ses 70 et 90 ans, avec des sous-titres comme « envie de les secouer », n’appartiennent pas à la case assignée d’avance du « nouveau roman », faut-il qu’il y ait dans toute école littéraire un quota d’auteurs féminins ? – mais, en convoquant comme terrain même de son écriture, dans « Disent les imbéciles… » ou L’usage de la parole, les petites rigidités de la langue orale, elle invente une syntaxe associative, juxtaposante, qui refuse le principe d’une hiérarchie verticale des éléments de la phrase, elle ouvre à la phrase française une espace inédit parce que sa position hors et à contre du jeu établi de domination la fait passer par une syntaxe qui s’affirme, après les premiers livres, hors de ce jeu, jusque dans sa grammaire même. Et le français n’était que la troisième langue de Nathalie Sarraute, après le russe familial et l’allemand de la gouvernante, comme l’allemand n’était, après le yddish familial et le tchèque de l’école, que la troisième langue de Franz Kafka. L’enjeu de cette question, qui nous concerne parce que, nés là où ce flux se reconduit sans heurt, c’est qu’un franchissement devient conflit parce que, s’opposant à une dominations sexuée, il happe la langue bien au-delà de la question des sexes, sans oublier pourtant les énoncés qui y sont liés, mais en nous imposant d’avoir à négocier hors de notre place prévue cet ouvert plus large dans ce qui s’oppose à la domination, par son vecteur privilégié d’énonciation, la langue.

Parce qu’on pourrait croire facilement que ce vecteur même est mis en cause. La domination de M. Nicollin sur le marché des poubelles, de M. Bouygues sur le marché du béton, de M. Lagardère pour celui des armes sophistiquées, peuvent sembler se passer d’énonciation langagière pour justifier de leur emprise, et ce n’est pas un fait mineur que cette nouveauté muette. Le langage est une danseuse, au féminin, on s’offre le groupe Hachette avec l’argent des missiles, une chaîne de télévision avec l’argent du béton et M. Pinault s’offre la FNAC, qui vend ses livres aux étudiants, avec l’argent des bois de coffrage pour béton vendus au précédent. La domination s’exerce sans langage, Nasdaq ou CAC40 ne sont pas des mots de littérature, et M. Bush s’en remet à Dieu au quotidien. Mais la force irréductible du langage, c’est de rendre le monde à un enjeu où ceux-ci ne sont plus à leur tour qu’un domaine que la langue entoure d’un cercle. Dans ce cercle, il y a les bombes, il y a les Dieux, il y a ces lois du petit commerce qu’on veut étendre à tout ce qui nous est vital, les livres, l’éducation, sous prétexte de ce mot qui, à son apparition en 1160, du latin liberalis, signifiait généreux, puis « arts dignes d’un homme libre », avant de trouver sa figure moderne, comme Flaubert l’écrivait dans son Dictionnaire des idées reçues sans se rendre compte de ce à quoi cela pourrait ressembler aujourd’hui, dans l’expression « bourgeois libéral ». Et voyez, là aussi : parce qu’on doit dessiner à quoi sert le langage, il nous faut bien dessiner ce qu’il affronte, et on vous répondra d’un air sympathique que vous êtes militant, qu’il en faut bien quelques-uns, c’est tellement nostalgique, Vietnam et Angela Davis plutôt qu’appel des 162, et on vous reconnaît bien là… Définir la littérature comme militante c’est la séparer de ce qu’elle dénonce.

Nous avons encore et encore à dé-tisser, défaire les cases qu’ on veut nous tracer d’avance. La langue traitée comme étrangère est ce qui permet de nous-mêmes nous rendre étranger à ce qui s’y tisse de la domination reconduite : convergence de l’ex-territorialité, de la naissance côté du faible, et d’apprendre à écrire dans la langue de l’autre, la dette est à ceux-ci et celles-ci qui, positionnés si loin, ont franchis du même saut les trois barres de la domination, pour nous rouvrir le partage. Et qu’Assia Djebar est évidemment de ceux et celles-ci, pour nous reconduire à une langue qui, s’énonçant hors de cette triple emprise, nous donne appui pour nous-mêmes – qui sommes nés dans nos campagnes patoises, fournissions aux contingents militaires du colonialisme, et pratiquons la langue depuis son territoire germe – avoir chance d’y ramper, d’échapper et, peut-être, nous y redresser.

Il nous faut compléter par une autre spécificité, qui est ce que nous devons à ce que nous avons appelé l’orient, même si c’est orient n’est pas géographique. Il est d’une civilisation qui s’est sans cesse croisées à nos propres origines, dans les récits fondateurs et leurs divergences sur les vieux sols de migration, comme pour sauver la vieille pensée des Grecs, et comme la nôtre mêlée à l’errance des pensées juives, le nom ici de Maïmonide, ou bien, tout au-dessus de notre littérature, le Quichotte qui unit ces trois pensées, ces trois mondes, sans pour autant les rejoindre. C’est au bagne d’Alger que Cervantès a fait ses armes de mots.

Sans doute il faudrait compléter par ce fonds noir qui est de violence et de guerre. Qu’il n’y a pas pour l’histoire, comme après un match de football, de sortie tranquille au chaos instauré. Qu’à quarante ans de distance après l’indépendance, en Algérie, il y ait encore des morts, et que ce qui pourrait ici nous apparaître, de si loin, comme chiffres anonymement tristes, peut cependant prendre visage et surgir dans le cercle même de l’amitié, dans nos plus belles proximités d’engagement de langue et de culture, voici par exemple le nom d’Abdelkader Alloula. D’autres en ont parlé, en parleront mieux : mais dans cette proximité d’écoute, c’est à ce fonds sombre que nous en appelons, pour comprendre, pour tenir, besoin d’une main pour nous tenir au bord, nous aider à voir un abîme qui n’est pas celui de l’autre, et garde dans le sang d’aujourd’hui sans doute encore un peu du sang des bombardements de Sétif le 8 mai 45. Travaillant en situation pénitentiaire, ou parmi les sans-abris, combien de fois j’ai pu constater les dégâts sur des gens tout ordinaires de la violence quand on vous contraint à l’exercer, au couteau parfois : on revient ensuite à la vie ordinaire. On tient de 1962 à 1982, de 1962 à 1992, de 1962 à 2002, et puis ça craque : notre société n’a pas encore appris à regarder parfaitement ses ombres et son inconscient. Les voix qui témoignent de ces ombres, font le lien de cette re-venue au jour depuis la traversée de cl’ombre imposée, et rien chez Assia Djebar qui en échappe, nous enseignent le lieu d’un devoir collectif encore à accomplir.

Pas seule, Assia Djebar, bien sûr, parmi les livres et les figures qui nous aident à penser ici. Des noms de poètes, en avant, et Kateb Yacine le premier. Mais le récit, le fait modeste et si ancien de raconter, porte une fonction spécifique de transmission. Justement par sa modestie, par l’apparente simplicité de la langue, et qu’elle se reçoive ainsi de main à main. Ecoutez comme est simple la phrase d’Assia Djebar : « la forme même où, malgré moi et en moi, je dis non : comme femme, et surtout, me semble-t-il, dans mon effort durable d’écrivain. »

C’est ce non qui nous est précieux aujourd’hui dans l’effort commun. Assia Djebar encore : « dire non ainsi, qui peut paraître un non d’entêtement, de silence, de refus de participation à une poussée collective de séduction, – ou de mode –, cet instinct pas seulement de préservation individuelle, mais qui serait un non, quelquefois apparemment gratuit, ou de pur orgueil de l’ombre – en somme cette intégrité du moi intellectuel et moral, ce recul ni prudent ni raisonné, bref, ce non de résistance qui surgit en vous quelquefois avant même que votre esprit n’ait réussi à le justifier, eh bien, c’est cette permanence du non intérieur que j’entends en moi, dans une forme et un son berbères, et qui m’apparaît comme le socle même de ma personnalité ou de ma durée littéraire. »

Notre société urbaine, ici et aujourd’hui, est complexe et fragile, capable à la fois de mutations très larges et souples et de rigidités cassantes, étouffantes. Qu’on aille dans une salle des profs d’un lycée à Argenteuil ou Clichy-sous-Bois, et on découvrira comment le mot intégration n’a plus de sens, quand celles et ceux qui enseignent ont même histoire que ce que décrit Assia Djebar, dans le recours aussi à notre langue, ce qu’Assia appelle son manteau, et que ce déplacement sociologique massif, d’importance, pour partie encore invisible, annonce de meilleur pour les années à venir. Mais qu’on fasse cinq cents mètres vers la cité, et son dépouillement, la séparation même du temps, sans parler des lois économiques ordinaires, est une atteinte terrible à la dignité, qui produit évidemment des comportements d’une autre négation, la négation qui naît de l’intérieur du mutilé est d’avance une négation mutilée. On voudrait s’accrocher à ces visages neufs, à ces voix neuves, à leur présence déjà presque indistincte dans les rayons de nos bibliothèques, mais les fissures du jour font entendre encore de trop lourds craquements, des craquements quotidiens. La question de la laïcité en est un emblème parmi d’autres : « navigation dans la nuit des femmes », expression d’Assia Djebar, mais le fait religieux dans ses manifestations régressives, antisémites en particulier, ne se réduit pas à cette triste question du voile.

Nous n’avons pas encore conquis que notre société soit homogène, par dispersion, par égalité de chances. Non pas pour un mélange pâlot qui résulterait d’une somme globalement agitée. Mais pour ces frontières rigides que nous entretenons ou tolérons nous-mêmes sur notre propre territoire, dans notre immédiate proximité. C’est à Clichy-sous-Bois, à La Courneuve, qu’il nous faudrait tenir ce colloque : en chaque lieu atomisé d’une ségrégation qui continue, et à laquelle nous ne proposons que le modèle ethno-centré de la langue, comme de la pensée. Les Confessions de Rousseau au bac français, et un an de philosophie à condition que vous ne soyez pas en lycée professionnel, et que vous ayez choisi les matières littéraires. L’anglais comme première langue étrangère, l’espagnol pour la seconde. Lorsque nous travaillons, j’allais dire avec elles, puisque dans les lycées techniques les classes de secrétariat, d’hygiène sociale, ou tenez : de bio-service (apprendre à faire la cuisine pour collectivité et servir les cantines) sont pour les filles, ou bien qu’en lycée les garçons évitent les secondes à option littéraire, la langue qui devant nous sert à écrire et penser est une langue adulte, parce que les problèmes sont des problèmes adultes, parce que la jeune fille, dans son acceptation du don scolaire, est celle qui à la maison depuis longtemps se charge des démarches, des appels téléphoniques, des rédactions administratives, la langue est un appel. Mais un appel auquel on refuse de nommer le proche, auquel on refuse, dans la transmission collective, le processus individuel nécessaire, que des livres comme ceux d’Assia reparcourent à chaque ouverture : « la transmission féminine s’est alors rééclairée pour moi, plus en arrière – l’anamnèse s’est remise en mouvement », selon son expression. C’est ce « plus en arrière » que ses livres transportent, et que nous refusons, dans le schéma ethno-centré de l’intégration, comme se défendre par avance de ce que martèlent les discours de la haine et du refus. Nous reparcourons avec ces jeunes, en particulier via les ateliers d’écriture, des étapes très simples : comment on rêve et à quoi, les pensées qui viennent dans les moments solitaires, les trajets et les objets, la première fois qu’elles les nomment, elles nous disent : « mais c’est nul, monsieur »… et nous apprenons ensemble, justement, que leur diction à côté, là encore ce qu’Assia nomme « cette bouche obscure, si elle n’allait pas boire au flux souterrain de la mémoire anonyme, des paroles invisibles, fondues, imperceptibles parfois », c’est cela qui constitue un univers à côté du territoire balisé de la langue normative, mais où nous avons nous à aller, pour briser nos propres ségrégations.

Cela pour terminer, où il y aurait tant à développer : parce que le travail de ces singuliers, et encore mieux de singulière comme Assia Djebar, est ici le vecteur indispensable et nécessaire, mais à condition que nous le revendiquions comme nôtre, que nous le revendiquions nous, le posions comme l’intérieur même et l’identité de notre langue.

Autant dire que ce n’est pas fait. Autant dire que la position, ici, de reconnaître la beauté et la singularité du travail de l’autre n’est pas suffisante, en raison d’enjeux qui ne lui appartiennent pas, mais sont de notre responsabilité, de notre urgence, et où nous ne pourrions rien, y compris dans la transmission, si leur travail à eux, et celui d’Assia Djebar en particulier, n’avaient pas considéré la littérature en elle-même, et sans autre détermination. Irréductible.


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