Botero, Abou Ghrib, censure et autocensure
Il y a quelques semaines, on voyait sur la chaîne qatarie ‘Al Jazira’ que le peintre et sculpteur colombien Fernando Botero a figuré, par un ensemble de tableaux, les horreurs commises par l’armée américaine à la prison d’Abou Ghrib. On croyait qu’il y avait dans ces horreurs de quoi condamner les Américains par toutes les formes, et de les rappeler autant que possible, par toutes les expressions, y compris artistique, à la conscience et à la mémoire du monde. Or voilà: si le peintre Botero a fini par trouver, grâce à un respect à contre- coeur de la liberté d’expression made in USA, une salle d’exposition new-yorkaise où accrocher ses tableaux, les médias locaux, eux, ont gardé (au nom de cette même liberté d’expression) un silence de prison sur ses peintures; et le public n’était pas chaud à voir «ces scènes» encore, et de plus près! Selon les commentaires, on aurait trouvé les représentations exagérées par rapport aux faits (!?)Du coup, le peintre de notoriété mondiale, hier adulé, aux Etats-Unis même, à la démarche pour le moins comprise et intégrée, est reçu par ce qui ressemblerait à des grimaces embarrassées et des regards réprobateurs; et sa démarche n’est plus, pour les rares critiques, celle artistique du grotesque, de la boursouflure, du plantureux, mais un geste qui renferme une intention délibérée d’exagérer quelque dérive et implicitement - comprenons-nous - de salir le bon américain dont certains de ses bambins, forcés ou inconscients, ont commis quelques péchés. En somme une attitude qui voudrait dire: informer de ces horreurs, oui; mais les fixer pour l’éternel sur un tableau de peinture, c’est-à-dire les humaniser par une représentation où se fondent l’âme d’un artiste humaniste et les éléments de la terre, puis nous les renvoyer à la figure, c’est-à-dire figer notre propre sauvagerie et désinvolture devant nous, non!
Est-ce là une autre manifestation de la nature de l’Américain, qui n’accepte pas qu’on lui rappelle ses échecs et ses erreurs, à l’image de son actuel président quand il s’entête à soutenir qu’il a libéré l’Irak et y a instauré la démocratie alors que le pays de l’Euphrate s’enfonce, tous les jours et devant tout le monde, dans l’horreur et le désordre? Pourtant, avant Fernando Botero, les atrocités de guerre, à travers l’histoire de l’humanité, ont inspiré de nombreux artistes peintres; leurs œuvres en la matière ont été adoptées parfois bien avant que les coupables furent clairement désignés et que l’humanité s’éveille de son choc. ‘Guernica’, le tableau de Pablo Picasso sur la guerre d’Espagne, ‘Les fusillés’ de Francisco Goya sur les atrocités de l’armée napoléonienne et ‘Les massacres de Scio’ d’Eugène Delacroix en sont quelques exemples. En tout cas, il y a là comme une peur sociale à assumer une contre-vérité par rapport au discours du pouvoir ou à soutenir une intensité plus grande d’une vérité reconnue par ce pouvoir. Il s’est installé chez l’Américain une forme d’autocensure au sujet de ces horreurs, comme s’il a intériorisé des interdits de guerre en plus du discours du «conquérant civilisateur» qui a depuis longtemps investi toutes les instances du pays de l’oncle Sam et su se protéger de toutes les attaques sérieuses. Dès le début du siècle passé, la peinture se mit à s’éloigner, plus vite que les autres genres artistiques, de la figuration de la réalité. Les œuvres porteuses de ce genre de figuration ne représentent aujourd’hui qu’une infime partie, comparé à ce qui est produit dans différents courants ou écoles. Toutefois, on note que ces derniers temps, ici ou là, ce type de réalisme refait surface sous d’autres habits. C’est comme si on voulait donner à voir la réalité tel qu’elle n’a jamais été vue par la photo ou la caméra, en dépit de la sophistication plus poussée de ces outils, et ce, en restant proche des formes authentiques et vraies. Le problème est que dès lors qu’elle figure ce qui relève de l’interdit politique, religieux ou moral du pays où elle est produite, l’œuvre picturale devient plus frappante que tout autre expression, et donc plus exposée à la censure ou à l’opprobre. Car la peinture dans ce cas amplifie l’instant ou la posture en les figeant; elle focalise plus sur le fait, dénude et donne à voir mieux et instantanément sans demander ni moyens matériels ni connaissance mentale de décodage. La peinture algérienne dans son ensemble, et surtout celle produite dans le pays, est plus que jamais tributaire des interdits. La religion, la politique et la morale autour du corps ont de tout temps imposé leur mutilation à l’esprit du créateur. Aujourd’hui, il faut compter aussi un sentiment de menace physique et la peur de tous les amalgames. Aussi cette peinture se confine-t-elle dans des représentations décoratives: nature, bijoux ou habits traditionnels, ou se replie dans des expressions de nostalgie: miniature, collage d’éléments référents au patrimoine ou au sol national. Quand elle traite du réel, c’est au détour de représentations qui frisent l’abstraction. Il est vrai que la peinture, comme tout autre art, peut être révolutionnaire, contestataire ou nouvelle par les moyens qui lui sont propres, et qui n’ont souvent rien à voir avec «le thème», l’œuvre produisant elle-même l’alphabet de son discours. Mais pour ce qui nous intéresse ici -la figuration de la réalité-, il est difficile d’échapper à la question de savoir si ce retranchement presque unanime dans ce qui ne témoigne pas explicitement de faits ou d’un temps n’est pas un détournement, c’est-à-dire une autocensure, surtout quant il s’agit de s’inscrire en opposition par rapport au discours de l’un ou l’autre des pouvoirs: politique, religieux ou institutionnel, ou d’entrer en opposition avec les interdits intériorisés par la société même. Aujourd’hui, par exemple, si on connaît de nombreux romans d’Algériens sur la décennie sanglante du terrorisme, on ne se rappelle pas avoir vu ou entendu annoncer une exposition de peinture qui concentre des œuvres sur le sujet. Peut-être qu’on ne voudrait pas que notre drame soit figé, arrêté d’un bloc dans un tableau, mais plutôt qu’il fuit, passe avec le temps comme un film ou les pages d’un livre qu’on feuillette.
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Med Sehaba
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Posté Le : 21/11/2006
Posté par : sofiane
Source : www.voix-oranie.com