Algérie

Après le premier tour



La salle est claire, haute, avec une large tapisserie au mur et des fenêtres grandes ouvertes. La vaissellerie tinte, les mandibules crissent. Assis à la table réservée à la presse, je note les propos de l'Honorable Iris Evans, ministre de l'Emploi, de l'immigration et de l'industrie de la province canadienne de l'Alberta. Au menu de ce déjeuner-débat : une vichyssoise d'asperge au saumon fumé de l'Atlantique, un filet de veau laqué avec mousseline de petits pois à la menthe et mini carottes, et, pour finir, une mousse aux fraises et lait d'amande suivie de l'habituel café.  Je sais, vous pensez que je vais encore vous parler de l'Alberta et de mon rêve, désormais évanoui, de m'y faire nommer consul par Rachid Nekkaz (lequel, après ses déboires préélectoraux, vient de décider de créer un parti et de se présenter aux législatives). Mais je vous jure qu'il s'agit d'un simple hasard. Un drôle de hasard, dois-je nuancer. Au lendemain du premier tour de la présidentielle française, alors que les résultats brouillent mon esprit (Sarkozy largement en tête dans ma circonscription, vous imaginez la manière dont je vais toiser mes voisins), je me retrouve à écouter une présentation sur les besoins urgents de l'Alberta en matière d'immigrants (dix mille annuellement sur dix ans en raison du boom pétrolier). Faut-il y voir un signe ? Un avertissement ? Une invitation à faire ses cartons ?  Avouez que la coïncidence est étonnante car, le moins que l'on puisse dire, c'est qu'à gauche l'ambiance n'est guère folichonne. Pourtant, rien n'est perdu pour l'une, rien n'est gagné pour l'autre mais, déjà, le découragement envahit les partisans de la candidate socialiste tandis que la testostérone dégorge des nasaux des porte-flingues du chef de la droite. Ce premier tour a été comparable à un match de football où, l'équipe que l'on soutient encaisse - après avoir résisté pendant longtemps - deux voire trois buts quelques minutes à peine avant la fin de la première mi-temps. On attend alors la reprise, un peu inquiet - quoi de plus normal - mais en se disant que le sort peut tourner, qu'il ne faut retenir que les bonnes choses du « first half », et qu'une règle essentielle de la vie est qu'il faut toujours y croire jusqu'au bout.  C'est ce que je suis en train de répéter, heure après heure, pot après pot, à mes amis et collègues, dont certains, en plaisantant à peine, me demandent si j'ai bouclé ma valise (interrogation qui doit être aussi celle que ses proches adressent à Yannick Noah...). « Et s'il passe ? » me demande, vraiment angoissée, une amie que j'ai réussi à empêcher de voter pour Voynet. Et bien, chère Lala, « il » passera, c'est aussi simple que cela. Il passera puis son temps, court ou long, finira par passer.  Il faut dire que le score de Sarkozy en a impressionné plus d'un et plus d'une. Et les réactions, ici et là, sont édifiantes pour la suite des événements. Il y a ceux qui n'en démordent pas et pour qui la perspective de le voir devenir président des Français déclenche une ire rageuse, comparable à celle de ceux que l'on a brutalement réveillé de leur sieste. Tant mieux. Si Sarko est élu, cela renforcera cette « envie de politique » qui parcourt la France et, de manière occasionnelle, cela amènera à ressentir, pour les plus jeunes, ceux qui n'ont connu que les années Mitterrand, ce que fut, pour la gauche, le quotidien des années Ponia, Sac et compagnie...  Et puis, il y a, nature humaine oblige, ceux qui, finalement, trouvent certaines qualités à l'individu et déplorent qu'on le diabolise autant. Ils sont prêts à se soumettre et à aller dans le sens du vainqueur. Certains ont d'ailleurs déjà, et très vite, franchi le pas. Prenez par exemple le cas d'Eric Besson, cet ancien dirigeant du parti socialiste qui vient de faire publiquement allégeance à Nicolas Sarkozy après l'avoir traité, il y a quelques semaines, de « néo-conservateur américain à passeport français ». Ce félon - qui se dit toujours de gauche - a certainement été maltraité par l'équipe de Ségolène Royal et on peut admettre qu'il était en droit de claquer la porte du PS. Mais de là à faire acte de reddition et de contrition lors d'un meeting de l'UMP !  Nous sommes en Occident, au vingt et unième siècle et voilà que, soudain, réapparaît l'autocritique monocorde mise en scène devant les masses militantes (allô, Mao ?). C'est donc là le prix du pardon sarkozien : une humiliation face à d'anciens adversaires aussi surpris que goguenards, certains étant même choqués par cette pitoyable (dé)-pantalonnade. Et dire que certains confrères parlent de courage politique...  Retenez bien cette affaire Besson. Elle est révélatrice de la manière dont fonctionne le Sarko-Système. « A plat-ventre et je pourrais consentir à tendre ma main pour qu'on la baise et pour qu'elle offre quelques rentes »... Il y a des relents de Makhzen et de coterie féodale dans tout cela et ceux qui ont envie de gober les discours sur l'ouverture feraient mieux d'en tirer les conclusions. Un homme, qui n'est pas encore élu, et qui se comporte de manière aussi monarchique, est inquiétant, quoi qu'il dise, quoi qu'il promette.  Cela étant, la leçon fondamentale que je retiendrai de ce premier tour, c'est que, finalement, le crime paie en politique car, c'est une évidence, si Sarkozy a réalisé un tel score, c'est parce qu'il a grignoté le discours de Le Pen (inutile de reparler du mouton dans la baignoire). C'est cela qui a fait les cinq points de différence avec Ségolène Royal. Autrement, ils auraient été au coude à coude.  La question qui se pose est désormais la suivante : a-t-il simplement emprunté de manière opportuniste le discours du Front national ou a-t-il aussi adopté ses idées ? Exprimé d'une autre façon, cette question revient à se demander si, finalement, il n'y a pas une parenté définitive et annonciatrice de gros nuages entre les positions de Le Pen et celles du chef de l'UMP. C'est donc cela la droite décomplexée, un Sarkozy dans les habits d'un Gianfranco Fini français ?  De toutes les façons, même à admettre que ce ne fut que simple manoeuvre politicienne, il n'en demeure pas moins qu'un homme qui, pour atteindre son but, n'hésite pas à emprunter de tels chemins pestilentiels ne mérite aucune confiance, la fin ne justifiant jamais les pires moyens.


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