Algérie

Amin Maalouf, le chantre de l?orientalisme et de la tolérance



Si on sondait les Algériens, amoureux des livres, sur leur auteur arabe, d?expression française, préféré, autre qu?algérien, nul doute qu?ils répondront majoritairement Amine Maalouf. Qui est donc cet écrivain dont les oeuvres sont autant de succès et qui est lu avidement par nombre de lecteurs algériens?

Amin Maalouf est né à Beyrouth, au Liban, en 1949. Chrétien Mel-kite par sa mère, protestant par son père, il est autant à l?aise en arabe, qu?il parle et écrit, en anglais, qu?il pratique, et en français dont il en a fait la langue d?écriture. «Je suis à la lisière de plusieurs traditions culturelles. Je revendique toutes mes appartenances, notamment linguistiques. Comme beaucoup de Libanais, je suis né avec trois langues dans la bouche : l?arabe, le français et l?anglais. Pour moi, ce sont des langues qui ont chacune son importance. Par rapport à l?écriture, j?écris plus facilement en arabe et en français. Dans une première partie de ma vie, j?ai écrit beaucoup plus en arabe; dans une deuxième, j?ai écrit en français. Pourtant, je viens d?un milieu anglophone, mais mes parents ont préféré pour certaines raisons m?inscrire chez les Jésuites » (Amine Maalouf dans La Revue du Liban» - Juin 2004). Après des études d?économie et de sociologie, il entre dans le journalisme. Il débute en écrivant des articles de politique internationale dans les colonnes du quotidien Al-Nahar.

En 1976, alors que son pays était déchiré par la guerre civile, il quitte Beyrouth pour la France avec son épouse et ses trois enfants, où il collabore à la revue Jeune Afrique. Grand reporter pendant douze ans, il a effectué des missions dans plus de soixante pays, dont l?Algérie, pour couvrir l?actualité. « Les Croisades vues par les Arabes », paru en 1983, est son premier livre, qui le révéla. C?est un ouvrage historique dans lequel Amin Maalouf raconte l?histoire des croisades comme elles ont été vécues dans « l?autre camp », celui des Arabes, et qui vient bousculer les images que l?histoire officielle, celle des Occidentaux, enseignait. L?auteur invite le lecteur à un autre regard sur l?histoire, celle des « ?Franj? qui resteront deux siècles en Terre sainte, pillant et massacrant pour la gloire de leur dieu. Cette incursion barbare de l?Occident au coeur du monde musulman marque le début d?une longue période de décadence et d?obscurantisme. Elle est ressentie aujourd?hui encore, en terre d?Islam, comme un viol ».

En 1985, après ce livre, Amin Maalouf renonce au journalisme pour se consacrer entièrement à l?écriture.

Son oeuvre emprunte alors une trajectoire sans faute, ou peu s?en faut, avec un succès à chaque parution.

« Léon l?Africain » (1986), son second livre, est un voyage captivant à travers Grenade, Constantinople et Rome, ce récit imaginaire s?appuie sur des faits autobiographiques.

C?est l?histoire de Hassan al-Wazzan, un ambassadeur maghrébin qui a vécu au 16ème siècle et qui est obligé de s?exiler avec sa famille lors de l?Inquisition de la ville. Capturé en mer par des pirates, il en fut libéré par le pape Léon X en échange de sa conversion au christianisme. Il devient le géographe Jean-Léon de Médicis, dit Léon l?Africain, l?érudit et géographe chrétien qui ouvre les portes de la langue et de la civilisation arabes à des humanistes italiens « avides de savoir ».

Amin Maalouf dit, de ce roman, qu?il « aura été celui du virage le plus hasardeux de ma vie, aussi décisif peut-être que le départ du Liban ».

C?est un livre foisonnant et documenté sur les lieux et les milieux, fréquentés par al-Wazzan/ Jean-Léon de Médicis. Il est aussi la juxtaposition de deux mondes différents, l?Orient et l?Occident entre lesquels Amine Maalouf veut jeter un pont.

Voilà ce qu?en dit d?ailleurs l?auteur « Etant né entre l?Occident et le monde arabe, je suis intimement en contact avec chacun d?eux. J?observe ces mondes qui ne se comprennent pas et qui s?affrontent. J?ai une sorte d?atavisme qui me donne envie de construire des passerelles entre les deux. C?est une manière de survivre, car je ne peux pas accepter cet antagonisme et cette hostilité. J?essaie de parler aux uns et aux autres pour dire que la vérité n?a pas qu?un seul visage ». Le livre connaît dès l?été 86, un grand succès, classé à un moment, en tête des meilleures ventes en France.

Amine Maalouf fait souvent parler ses héros à sa place et le dit, en ces termes, à Catherine Argand du magazine Lire « Certains parlent beaucoup et leurs écrits sont le prolongement de la parole. Moi je n?aime pas parler... J?écris pour compenser ce que je n?ai pas dit, révéler certaines choses en camoufler d?autres. Mais dans tous les cas, j?écris à corps perdu, totalement, tout le temps ».

Il avoue traîner avec lui une blessure « même si la douleur est oubliée, la blessure est là, que les événements ou les remords intimes se chargent de réveiller quand elle commence à se cicatriser ». Il a « dû quitter une maison, un pays, et plutôt que de me lamenter, je préfère cultiver un air de détachement nomade, que je m?efforce de sublimer en rêve d?universalité » et « C?est cela qui détermine le passage à l?écriture. L?encre, comme le sang, s?échappe forcément d?une blessure. Généralement, d?une blessure d?identité, ce sentiment douloureux de n?être pas à sa place dans le milieu où l?on a vu le jour; ni d?ailleurs dans aucun autre milieu » ( Amin Maalouf Autobiographie à deux voix : Entretien avec Egi Volterrani). Cette « blessure d?identité » se manifeste dans les dernières lignes de « Léon l?Africain » «A Rome, tu étais « le fils de l?Africain » ; en Afrique tu seras « le fils du roumi ». Où que tu sois, certains voudront fouiller ta peau et tes prières. Garde-toi de flatter leurs instincts, mon fils, garde-toi de ployer sous la multitude ! Musulman, juif ou chrétien, ils devront te prendre comme tu es, ou te perdre. Lorsque l?esprit des hommes te paraîtra étroit, dis-toi que la terre de Dieu est vaste, et vastes Ses mains et Son coeur. N?hésite jamais à t?éloigner, au-delà de toutes les mers, au-delà de toutes les frontières, de toutes les patries, de toutes les croyances. « Quant à moi, j?ai atteint le bout de mon périple, je n?ai plus d?autre désir que de vivre, au milieu des miens, de longues journées paisibles. Et d?être, de tous ceux que j?aime, le premier à partir. Vers ce Lieu ultime où nul n?est étranger à la face du Créateur.» Dans la même lignée que « Léon l?Africain », il écrit « Samarcande », (1988) (Prix des Maisons de la Presse), qui se déroule dans le contexte de la Perse d?Omar Khayyam, poète du vin et libre penseur, mathématicien et astronome mais aussi celle de Hassan Sabbah, fondateur de l?ordre des Assassins, la secte la plus redoutable de l?Histoire. C?est l?Orient du XIXe siècle et du début du XXe. Amin Maalouf présente un personnage étonnant, Omar Khayyam, en prise avec les tenants de l?ordre établi. Le fil directeur de l?histoire est un manuscrit écrit par Omar Khayyam, un recueil de quatrains sur la vie, les femmes et le vin : les Robbayat. Manuscrit qui a disparu suite aux invasions mongoles puis qui a été retrouvé six siècles plus tard.

C?est à la poursuite de ce manuscrit qu?Amin Maalouf nous entraîne dans la Perse du XIe puis du XXe siècle et qui nous permet de jeter un regard nouveau sur l?Orient au travers des hommes, des lieux et des enjeux et politiques (Turcs, Russes, Anglais...) qui ont bercé cette région du monde. Une belle histoire parfume l?oeuvre, celle de Khayyam avec une artiste, Djehenne, leurs amours secrets puis leur mariage. Ses livres suivants « Les Jardins de Lumière » (1991), qui se passe au IIIe siècle retraçant l?itinéraire du prophète Mani, fondateur du manichéisme, et « Le Premier Siècle après Béatrice » (1992), qui anticipe sur le XXIe siècle « entre un sud qui dépérit et un nord qui s?exaspère », Maalouf les résume ainsi « L?un évoque la figure de Mani, fondateur du manichéisme, qui aurait pu devenir une grande religion planétaire et qui allait avoir des héritiers lointains dans l?Europe du moyen âge, les Bogomiles et les Cathares; l?autre a pour narrateur un savant français spécialiste des coléoptères... En dépit des différences, les deux livres posent sur le monde un regard similaire, celui d?un ermite inquiet, persuadé que le monde va à sa perte et qu?il devient chaque jour un peu plus difficile de le sauver... ». Amine Maalouf exprime son inquiétude dans un monde où « rien n?invite à l?optimisme quand on scrute le passé récent et qu?on imagine l?avenir. Bricolages génétiques, manipulation des esprits, instruments sophistiqués de destruction ou domination, armes des riches ou des pauvres...». « Le rocher de Tanios » Prix Goncourt (1993), est celui de la consécration, Amin Maalouf s?autorise réellement, pour la première fois, à raconter son pays. Il aborde les thèmes qui l?ont le plus influencé « Le Liban profond, celui des dissemblances et des ressemblances, celui de la quête acharnée de liberté, de la recherche de son identité propre dans un pays où religions et langues diverses se côtoient et s?influencent mutuellement, où le citoyen lambda est le produit à la fois pur et métisse de divers systèmes de valeurs, d?une multitude de cultures. Ce Liban tellement beau par ces contradictions... ».

C?est l?histoire de Tanios, l?enfant illégitime de la « trop belle Lamia » et du Cheikh de Kfaryabda, un village libanais chrétien. « Dans Le Rocher de Tanios, je m?aventurais pour la première fois dans «ma Montagne». Sur un ton parfois ludique, pour dissimuler ce qu?il fallait dissimuler, mais c?était là le début d?une «exploration des origines» qui s?est poursuivie, avec des «déguisements» différents, dans les échelles du Levant, et dans presque tout ce que j?ai écrit depuis » dit Amine Maalouf à Volterrani (Amin Maalouf Autobiographie à deux voix : Entretien avec Egi Volterrani). Dans « Les Echelles du levant », le héros d?Amin Maalouf, Ossyane « est l?un de ces hommes au destin détourné. De l?agonie de l?Empire ottoman aux deux guerres mondiales et aux tragédies qui, aujourd?hui encore, déchirent le Proche-Orient, sa vie ne pèsera guère plus qu?un brin de paille dans la tourmente ». Fils d?une Arménienne et d?un Turc, cet honnête homme se souvient de son enfance princière, sa grand-mère démente, son père révolté, son frère déchu, son séjour en France sous l?Occupation et sa rencontre avec sa bien-aimée, Clara, puis la descente aux enfers.

 

«Les Echelles du levant» concentre, à travers l?histoire personnelle de cet homme, les grandes questions de la situation du monde arabe et mêle résistance et conflit arabo-israélien.

 

Au c?ur de son oeuvre romanesque, à dimension politique, la question identitaire se pose sans cesse. « Les Identités meurtrières » (1998), Prix européen de l?essai Charles Veillon 1999, débute par une question qu?on lui a souvent posé, « avec les meilleures intentions du monde », Est-ce qu?il se sentait « plutôt français » ou « plutôt libanais », sa réponse est invariable, à chaque fois, « L?un et l?autre ». Tel est Maalouf pour qui l?identité n?est positive, enrichissante que si elle inclut ses différentes appartenances, sa pluralité. Dans cet essai, Amin Maalouf s?interroge sur la notion d?identité, sur les passions et ses dérives meurtrières et plaide pour que chacun assume sa propre diversité, « à concevoir son identité comme étant la somme de ses diverses appartenances ». Pourquoi meurtrière ? l?auteur considère que cette appellation « n?est pas abusive dans la mesure où la conception que je dénonce, celle qui réduit l?identité à une seule appartenance, installe les hommes dans une attitude partiale, sectaire, intolérante, dominatrice, quelquefois suicidaire, et les transforme bien souvent en tueurs ou en partisans des tueurs ». L?auteur pourfend le Stalinisme et le fascisme, les pires calamités du XXe siècle. Il existe en fait, une identité d?origine entre les deux totalitarismes criminogènes qui ont endeuillé le XXe siècle, le communisme léniniste et stalinien et le nazisme.

Dans son roman « Le périple de Baldassare » (2000), Maalouf raconte l?épopée d?un négociant libanais à la poursuite sur les routes de Constantinople, de Gênes, de Lisbonne et de Londres, d?un livre censé apporter le salut au moment où de nombreuses communautés de croyants, désemparées, annoncent la fin du monde. Toujours habité par le souci de donner à ses histoires le plus de crédibilité possible, l?écrivain a lu, pour écrire ce roman « au moins deux cents livres sur le commerce entre Gênes et les Flandres, l?Empire ottoman au XVIIe siècle, l?Angleterre et le célèbre incendie de Londres, les communautés de croyants... ». Il a même vérifié les monnaies et les prix de l?époque et, dit-il, « j?ai même acheté quelques livres du XVIIe siècle pour pouvoir décrire de la manière la plus juste ces objets d?une autre époque ». Son héros, Baldassare, dont Amine Maalouf dit être « le plus près de ce que je suis réellement », est là « pour observer ce combat entre la raison et la déraison dans le mode qui l?entoure, mais aussi à l?intérieur de lui-même». Baldassare «est un être qui doute, et de tout», il écrit dans son journal, ouvert à la veille de son voyage, « A mesure que j?écris ces lignes, mes doutes s?intensifient, comme si, en grattant ces feuilles, je grattais de ma plume les blessures de mon amour-propre». Ces doutes sont ceux d?Amin Maalouf, qui dit « Baldassare est un personnage qui ne joue pas, qui révèle ses faiblesses... il est le plus proche de moi », et ajoute « j?ai mis dans son journal tous mes états d?âme, mes illusions, mes désillusions, mes fantasmes. Ma propre recherche du livre et de la femme des femmes... » (Lire, entretien avec Catherine Argand).

L?appartenance de Maalouf à une minorité semble constituer un déterminisme dans toute sa vie. « Je suis quelqu?un qui ne s?engage pas dans les combats. Sans doute à cause de mon statut de minoritaire. Je suis né dans la communauté des chrétiens melkites au Liban. Cela signifie que j?appartiens à la minorité chrétienne du monde arabe et à la minorité melkite du monde chrétien ». Mais cela n?annihile pas pour autant des convictions fortement ancrées « J?ai le sentiment de mener un combat, mon combat, depuis toujours le même. Contre la discrimination, contre l?exclusion, contre l?obscurantisme, contre les identités étroites, contre la prétendue guerre des civilisations, et aussi contre les perversités du monde moderne, contre les manipulations génétiques hasardeuses...

Patiemment, je m?efforce de bâtir des passerelles, je m?attaque aux mythes et aux habitudes de pensée qui alimentent la haine...

C?est le projet de toute une vie, qui se poursuit de livre en livre, et se poursuivra tant que je pourrai écrire. Un projet qui trouve sans doute ses origines dans mon état de minoritaire, et qui vise à renverser les tables avec une apparente douceur » (Amin Maalouf Autobiographie à deux voix : Entretien avec Egi Volterrani).

Après ce livre, Amin Maalouf se voit entraîner dans un tout autre univers, presque inconnu, alors, pour lui, celui de l?opéra. Le metteur en scène américain Peter Sellars lui propose, en 1997, l?écriture d?un opéra inspiré de la vie du troubadour Jaufré Rudel. C?est ainsi que Amin Maalouf rédige le livret de «L?Amour de loin», opéra en cinq actes de Kaija Saariaho, créé en août 2000 à Salzbourg, repris en novembre 2001 au théâtre du Châtelet à Paris puis à Santa Fe en 2002.

Le New York Times a élu « L?Amour de loin » «meilleure nouvelle oeuvre musicale de l?an 2000", considérant le livret comme «le meilleur qui ait été écrit depuis des années». S?il a fallu attendre « Le Rocher de Tanios » pour que Amin Maalouf raconte son pays, avec son livre « Origines » (2004) qui a reçu le prix 2004 méditerranéen, il met en scène sa propre famille. De la petite ville ottomane, à mi-chemin entre Beyrouth et Damas, au milieu du XIXe siècle, au fin fond du Massachusetts, l?auteur nous invite à un fabuleux voyage sur les traces de ses ancêtres.

C?est un retour aux sources, Maalouf retrace le chemin parcouru par sa famille à travers les âges qui l?éclairent dans sa quête sur ses appartenances.

L?histoire de cette famille se déroule à travers deux frères que tout opposait l?un, le grand-père, resté au village pour fonder une... école universelle» et l?autre, le grand-oncle, qui rêvait du nouveau monde et qui a osé partir chercher fortune à Cuba. Dans ce livre, qui n?est ni essai ni roman, Amine Maalouf évoque toutes les problématiques qui lui sont chères comme dans un conte qui commence par une malle au trésor contenant les correspondances de ses ancêtres sur plus d?un siècle. Après « L?Amour de loin », il rédige un autre livret, celui de l?opéra « Adriana Mater » (2004), dont la première a lieu en mars 2006. Il y explore les thèmes du pardon, de la guerre, de l?avenir.

La féerie des romans d?Amin Maalouf n?occulte pas ce souci constant, chez l?auteur de nous faire prendre conscience des problèmes générés par les disparités d?ethnies, de religions et de civilisations et de son combat, qui transparaît, tout au long de son oeuvre et de sa vie, pour bâtir un pont entre les deux rives de la Méditerranée et de voir dialoguer des civilisations qui refusent l?ouverture à l?autre.

Amin Maalouf fait-il partie des utopistes de notre époque ? C?est à la littérature, comme celle d?Amine Maalouf, qu?il revient de réinventer le monde. On « se réinvente en se souvenant du passé, en reconstruisant son histoire ou celle de sa famille... Nous vivons maintenant dans des sociétés multiculturelles. La culture de l?autre est un espoir » (Alberto Manguel).






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