– Qu’est-ce qui vous a amené à vous intéresser, vous la psychologue de formation et de profession, à l’œuvre d’Assia Djebar, à l’étudier et à vouloir la faire connaître et la transmettre alors que vous n’avez connu ni la colonisation ni la guerre d’indépendance de l’Algérie ?
Ma rencontre avec le roman Vaste est la prison est à l’origine d’un profond bouleversement émotionnel, esthétique et intellectuel. J’ignorais jusqu’alors que l’on pouvait éprouver un tel choc littéraire. J’ai eu l’impression que ce livre était écrit pour moi. L’écriture d’Assia Djebar est à la fois sensorielle, charnelle, physique, esthétique, intellectuelle et politique. Une écriture exigeante et engageante ; on n’en sort pas indemne car quelque chose en nous se transforme en profondeur. Assia Djebar, comme les écrivains de sa génération, écrit sur les ruines causées par le colonialisme à l’origine de nombreux traumatismes.
Elle a écrit pour réparer sa propre blessure des langues. Les souffrances qui ont impacté l’écrivaine sur le plan identitaire sont encore d’actualité dans la société algérienne et c’est là qu’intervient le rôle du psychologue ; repérer dans le présent les répétions du passé traumatique et douloureux. Cette répétition maintient présents les traumatismes et les souffrances. Malheureusement, le pouvoir politique depuis l’indépendance a repris à son compte des stratégies utilisées par le colonialisme pour asseoir son pouvoir.
L’humiliation qui fut l’arme principale s’est répétée depuis l’indépendance : des hommes qui s’approprient la légitimité historique de la guerre d’indépendance en renvoyant les femmes à la maison alors que leur contribution à cette libération fut aussi importante, la domination d’une minorité en annihilant la majorité, la suprématie d’une seule langue aux dépens des autres langues du pays, les hommes sur les femmes… Assia Djebar a réfléchi à tous ces rapports de domination. Il est indéniable que la littérature et la psychologie sont fortement liées. Elles explorent la complexité de l’âme humaine et cette part d’ombre de l’homme. Les maîtres de la psychanalyse se sont considérablement appuyés sur la mythologie et la littérature pour élaborer leurs théories. Assia Djebar a pensé notre société. Son œuvre permet une véritable abréaction.
– Est-ce la découverte de l’œuvre d’Assia Djebar qui vous a amenée à créer «Le Cercle des amis d’Assia Djebar». Comment fonctionne ce cercle ? Quelle est sa composante ? Sa finalité ?
L’idée de fonder un groupe qui réunit les lectrices et les lecteurs d’Assia Djebar s’est imposée tout naturellement. En 2005, la première rencontre a eu lieu dans un petit lieu de restauration dans une banlieue parisienne. L’objectif est simple : mettre en avant le plaisir de la lecture et les échanges d’idées autour de l’œuvre de l’académicienne, de la romancière et de la cinéaste aussi. Nous voulons démocratiser l’œuvre en quelque sorte car sa complexité peut intimider certains.
«Le Cercle des amis d’Assia Djebar» ouvre également son espace à des écrivains, penseurs, historiens, chercheurs ou aux étudiants qui partagent les mêmes thèmes ou problématiques abordés par Assia Djebar. Depuis quatorze ans, nous avons organisé de nombreuses rencontres autour d’un livre ou en présence d’un invité, nous avons projeté les films d’Assia Djebar, nous avons organisé deux journées d’étude et publié deux ouvrages, le premier, Lire Assia Djebar ! édité d’abord en France aux éditions La Cheminante, puis en Algérie aux éditons Sedia et en 2018 Traduire Assia Djebar paru en Algérie aux éditions Sedia aussi. L’écrivaine nous avait fait l’honneur d’être présente au cercle à deux reprises. Elle suivait d’assez près ce qui s’y déroulait sans jamais intervenir ou influencer nos activités d’une quelconque façon.
– Assia Djebar écrit elle-même dans la langue de l’Autre, le colonisateur. N’est-ce pas déjà une traduction ? Ou alors une langue acquise, «algérianisée» et qui s’est imposée aux Algériens comme langue algérienne ?
La question que vous posez est essentielle et dépasse l’œuvre d’Assia Djebar. Est-ce que tout écrivain algérien qui écrit en français est traducteur dans son propre texte car il n’écrirait pas dans sa langue maternelle ? Assia Djebar a écrit longuement sur la souffrance de la langue jusqu’à son dernier roman Nulle part dans la maison de mon père. Il suffit de lire ses textes pour réaliser sa douleur et son ambivalence dans l’usage du français comme langue de l’oppresseur en même temps comme langue de liberté. Livre après livre, elle a tenté de dompter la langue française pour se l’approprier.
La démarche fut longue et laborieuse et le lecteur l’éprouve et en sort éprouvé. Elle a procédé à la traduction des langues orales algériennes dans la langue française. Régulièrement on rencontre des mots ou des expressions en arabe ou en tamazight dans ses écrits. L’oralité est très prégnante ; combien de fois il nous semble entendre des voix ; c’est toujours impressionnant. Pourtant, nous ne pouvons réduire cette écriture à une traduction.
L’oralité et l’écriture répondent à deux systèmes linguistiques différents. Assia Djebar a créé sa propre langue d’écriture, c’est la langue de l’écrivain. Toutefois, il est important de souligner que grâce à cette écriture et celle des autres écrivains algériens qui ont écrit à partir de la blessure de la langue, les générations après l’indépendance écrivent en français sans culpabilité et sans considérer qu’il s’agit d’une langue coloniale.
Comme toute ma génération et celles qui ont suivi, nous avons appris le français très tôt à l’école ; je l’ai entendu à la maison et dans la rue ; tout naturellement cette langue est mienne comme l’arabe ou tamazight, même si je ne le parle pas malheureusement ; car ce sont les langues de mon environnement et de l’intime ; le français est mêlé à l’arabe dialectal, au kabyle, et parfois au turc et à l’espagnol.
C’est ce métissage des langues qui fait notre identité algérienne depuis des siècles. J’espère que nous arriverons un jour à nous dire que le français est aussi une langue algérienne. Pourquoi ne pas l’intégrer comme on a intégré l’arabe il y a des siècles, ou plus récemment on a intégré le caftan ou le karakou comme des costumes algériens. En effet, qui peut imaginer une mariée algéroise sans karakou ? Pourtant, il s’agit bien d’un patrimoine qui remonte à la conquête de l’Empire ottoman. Le passé ne s’oublie pas, mais on peut vivre avec et se l’approprier.
– Traduire, n’est-ce pas prendre des risques, pour ne pas dire trahir ? Plus exactement, la traduction d’une œuvre peut-elle être fidèle à l’œuvre originelle ? – Autrement dit, comment traduire des mots, des expressions, dont le sens renvoie à une culture, à un contexte socio-historique sans les altérer ? Ne serait-il pas plus juste de parler de réécriture ou d’adaptation. Dans la 4e de couverture de Traduire Assia Djebar, il est fait référence à une réécriture…
La traduction nécessite inéluctablement une négociation, car les langues ne sont pas structurées de la même manière comme le démontrent les différents traducteurs et universitaires. Chacune a sa propre manière de se représenter le monde, les sentiments et le rapport à l’Autre.
La plus parfaite des traductions ne peut être qu’une réécriture en effet. Dans l’œuvre initiale, l’écrivain est le seul à écrire le texte, dans la traduction ils sont deux. Le traducteur ne fait que transmettre l’œuvre comme il l’a comprise, ressentie, éprouvée avec son savoir, ses connaissances, son histoire, sa culture pour la transmettre aux lecteurs de sa langue maternelle ayant des représentations intellectuelles et culturelles différentes. Mais la plus grande difficulté dans la traduction se ressent essentiellement au niveau poétique et musical de l’œuvre.
– Quelles sont les qualités que doit réunir un traducteur pour ne pas passer à côté de l’œuvre qu’il doit traduire ?
En menant des entretiens avec les traductrices et les traducteurs, j’ai réalisé la complexité de la tâche. L’expérience de la traduction exige avant tout l’humilité pour pouvoir aller vers l’Autre. Il s’agit d’éprouver l’œuvre de l’intérieur pour saisir la poétique et la musicalité des textes, avoir une connaissance d’une grande partie de l’œuvre d’Assia Djebar pour s’imprégner de son univers et bien entendu la connaissance de l’histoire et de la culture algériennes. Certains d’entre eux ont même étudié l’arabe. Le traducteur doit se mettre dans la peau de l’écrivain pour tenter de comprendre de quelle manière il a élaboré sa pensée et de quelle façon il a voulu atteindre le lecteur.
– Que renvoie l’œuvre d’Assia Djebar, son substrat à ses traducteurs ?
Pour certains traducteurs, la valeur littéraire de l’œuvre a été le moteur de la traduction mais pour la majorité ce fut d’abord une rencontre intime et profonde qui a provoqué le désir de la traduire. Les traducteurs sont unanimes pour dire que cette œuvre est plus que d’actualité ; elle peut contribuer à comprendre la réalité politique et sociale de nombreux pays pour avancer vers une seule solution pour la survie de l’humanité qui partage la même planète, le vivre-ensemble.
– Ce n’est pas non plus chose aisée de la part des lecteurs. Cela demande de l’ouverture d’esprit, de la curiosité intellectuelle et de la disponibilité, comme le relève l’universitaire Nassima Bougherara…
Je partage complètement ce point de vue. La traduction est la manière la plus idéale d’aller vers l’Autre, cet étranger que l’on veut connaître et comprendre sans jugement ni préjugés. On veut faire l’effort de comprendre de quelle manière il pense, comment il a construit et nourrit sa pensée. L’ouverture d’esprit et la tolérance sont indispensables. N’est-ce pas ce qui devrait se produire à chaque fois que deux êtres se rencontrent ?
– En Algérie, c’est seulement le dernier roman d’Assia Djebar, Nulle part dans la maison de mon père qui a été traduit en 2014 par Sedia, puis Femmes d’Alger dans leur appartement a fait l’objet d’une traduction collective. Je vous pose la question que vous-même avez posée aux éditrices Nacéra Khiat et Hassina Zerdaoui, des éditions Sedia : comment comprenez-vous qu’Assia Djebar ait été traduite en arabe tardivement dans son pays natal, l’Algérie ? Absence de traduction littéraire en Algérie ? Manque d’intérêt du lectorat arabophone ?
Il est important de rappeler d’abord que l’œuvre d’Assia Djebar n’était tout simplement pas disponible en Algérie. Seul Loin de Médine a été publié en 1992 aux éditions ENAG. Par conséquent, la traduction n’avait pas sa place non plus. Mais cette absence de traduction ne concernait pas que l’écrivaine mais de nombreux grands écrivains algériens. La mise à distance de l’œuvre d’Assia Djebar est certaine. Son caractère subversif est évident. Elle remet en question le discours officiel autour de l’histoire et la mémoire, elle traite des rapports de domination des hommes sur les femmes, d’une langue sur une autre.
Elle rappelle que l’Algérie a toujours été une terre qui a connu au moins trois langues à la fois. Or, la politique de l’arabisation se nourrit de la diabolisation des berbérophones et des francophones. Une stratégie de division malheureuse mais bien efficace. Heureusement, les véritables amoureux de la littérature ne se laissent pas piéger par le complexe de la langue. Un ami écrivain et journaliste algérien arabophone habitant une région du pays où le français est rare, s’est senti coupé de l’apport précieux de la littérature algérienne d’expression française ; il a fini par étudier le français ; aujourd’hui, il traduit les ouvrages qu’il souhaite transmettre au lectorat arabophone.
– Vous avez souligné le caractère subversif de l’œuvre d’Assia Djebar. Voulez-vous préciser votre propos ?
En effet, cette création littéraire bouscule les normes qui caractérisent le genre romanesque importé en Algérie par la colonisation. Nous l’observons dans la rupture qui se produit entre ses premiers romans et ceux qu’elle a écrits après un long silence d’écriture fictionnelle. Assia Djebar a dû renouer avec l’oralité à travers le cinéma pour pouvoir se raconter et raconter sa société dans un style littéraire qui tient compte de l’histoire, de la société, des coutumes et des rapports de domination qui la régissent.
La créativité littéraire a été cet espace de liberté pour elle d’expérimenter d’autres possibles d’être, en bousculant l’ordre régnant ou en l’inversant. Et la liberté d’être n’est pas la philosophie ni la politique de notre société depuis des siècles et pas seulement depuis quelques années. Un ordre social se répète depuis des générations. C’est seulement maintenant qu’il est en train de se fissurer enfin.
– Les Algériennes sont très présentes dans l’œuvre d’Assia Djebar. La qualifieriez-vous de féministe ? Médiatrice ? Eclaireuse ? Ou les trois à la fois ?
Les femmes anonymes ou quelques-unes qui sont illustres auxquelles Assia Djebar redonne voix et vie sont des femmes qui étaient prises dans le feu de l’action. Elles agissaient surtout pour survivre au quotidien et faire face à la violence de l’histoire sans penser qu’elles allaient devenir un jour des modèles à suivre. Assia Djebar leur fait une place dans le récit de l’histoire et de la mémoire car elles sont soit dénigrées ou tout simplement ignorées puisque l’histoire appartient aux hommes qui écrivent l’histoire. Je me souviens de l’emportement d’Assia Djebar lors du colloque à Cerisy en 2009.
Excédée par certains discours académiques et philosophiques, elle s’est levée et a lancé à l’auditoire qu’elle écrit depuis la parole des femmes de chez elle qui étaient analphabètes. Je suis certaine que si l’on demandait à chacun quel est le modèle de la femme courageuse, chacun aura en tête l’image de sa mère ou sa grand-mère. Le féminisme en Algérie n’a pas la même origine qu’en Occident. Il ne prend pas racine dans le Siècle des lumières qui allait au contraire annoncer des années sombres pour de nombreux pays en Afrique mais dans les résistances et les luttes depuis des siècles contre une succession d’invasions et de longues périodes de colonisation.
– Amel Chaouati – est native d’Alger. Elle vit en France depuis 1992. Elle a publié Les Algériennes du château d’Amboise. La suite e de l’émir Abd el-Kader (La cheminante, 2013). Fondatrice du Cercle des amis d’Assia Djebar, elle a également dirigé deux ouvrages collectifs, le premier «Lire Assia Djebar !», édité en 2010 par La Cheminante puis en Algérie aux éditions Sedia, et le second ouvrage «Traduire Assia Djebar» paru en Algérie en 2018 aux éditions Sedia.
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Posté Le : 11/03/2019
Posté par : litteraturealgerie
Ecrit par : NADJIA BOUZEGHRANE
Source : EL WATAN