Algérie

Alloula-Kaki, même combat '


Alloula-Kaki, même combat '
Ils ont puisé aux mêmes sources mais ont bu différemment.Vingt ans après son assassinat, Abdelakader Alloula fait l'unanimité parmi les siens comme parmi les universitaires dont les travaux portent sur le théâtre algérien. Dans cet élan de reconnaissance, il est clair que l'on n'a pas fini de découvrir son apport tant il est riche et profond. Une question nous intéresse au plus haut point. Puisqu'il est, avec Abderrahmane Kaki, l'un des deux pères fondateurs du théâtre-halqa (lire encadré) par lequel tous deux s'illustrèrent, en quoi se singularisaient-ils l'un de l'autre 'La question se pose avec d'autant d'acuité qu'il est symptomatique qu'à ce jour aucune analyse comparée n'a été engagée sur le théâtre-halqa selon les versions de ces deux novateurs. Pour rappel, enfourchant la vieille querelle théâtre épique/théâtre dramatique, certaines voix ne se gênaient pas de dénier au théâtre de Alloula jusqu'à la qualité d'en être un. Paradoxalement, elles sont maintenant de celles qui lui tressent des lauriers : «Il faut bien reconnaître que ses spectacles fonctionnaient !», nous a concédé l'une d'elles. D'autres affirmations, tout aussi désobligeantes, empruntant le registre du purisme, opposaient son théâtre-halqa à celui de Kaki au motif que ce dernier était considéré comme «plus brechtien». Des coteries s'étaient même formées alors que les deux dramaturges, entre eux, ne tarissaient pas d'éloges réciproques pour démentir toute rivalité ou inimitié. Kaki nous avait personnellement assuré que Alloula était son compagnon. Ce terme, selon la définition qu'il lui attribuait, désigne «quelqu'un qui fait la même chose que vous et qui essaie de la faire mieux que vous».Aussi, alignons ici quelques éléments de comparaison, loin de tout jugement de valeur. A cet égard, notons tout d'abord que si leurs théâtres-halqa puisaient au même substrat, celui du patrimoine culturel national, leurs approches et démarches différaient diamétralement, tant dans l'écriture dramatique que scénique. Pour ce qui est de Kaki, sa conception, forgée au lendemain de l'indépendance, s'est matérialisée à l'aune de la réappropriation de l'identité nationale arrimée à l'idéologie nationaliste très prégnante à ce moment. Avec Alloula, dans les années 80', l'aspiration à un théâtre identitaire n'est plus à l'ordre du jour. En effet, s'étant aperçu de l'importante capacité d'écoute du public populaire dans la réception d'un spectacle conçu pour une représentation où le regard est principalement sollicité, il résolut de mettre à profit la halqa, reliquat d'une culture de l'oralité.De plus, chez lui, cette prééminence du public populaire répondait à ses convictions politiques. Ce faisant, il s'engageait dans un exaltant challenge artistique que d'autres avant-gardistes prospectaient alors dans le monde, chacun selon son optique. Et comme, selon son expression, il voulait son art «au c?ur du problème», autrement dit au c?ur des luttes sociales et, plus précisément, de la lutte des classes, la forme dont il envisageait de jeter les fondements devait répondre aux critères d'un théâtre brechtien. C'est ce qui le distingue de Kaki, qui, lui, rejette formellement l'idéologie marxiste, raison d'être de l'expression du dramaturge allemand. Que reste-t-il donc de brechtien dans le théâtre de Kaki hormis l'abattement de l'imaginaire, quatrième mur séparant les personnages du public ainsi que l'effet de distanciation qui est également propre à l'art du meddah 'Kaki expliquait que son adaptation libre de La bonne âme de Se Tchouan de Brecht, par laquelle il avait offert au théâtre algérien une de ses plus marquantes créations, ne constituait pas véritablement un emprunt à Brecht. Il indiquait que le personnage principal de Aïcha dans El guerrab oua salihine, alter-ego de la prostituée Shen Té, est un personnage légendaire du patrimoine national connu sous le nom de Aïcha el ?amia (Aïcha l'aveugle). Quant à la démarche, si Kaki a procédé par intuition et de façon empirique, Alloula a engagé une expérimentation qu'il a théorisée au fur et à mesure de son déroulement. Son objectif était de forger un genre qui refuse l'illusion ainsi que l'illustration de l'action théâtrale, le tout passant par la puissance évocatrice d'un dire où le verbe tient un rôle dynamique.Ainsi, à travers son triptyque (et non pas trilogie), il a vérifié dans Lagoual l'impact du dire : «Du dire totalement épuré. Du dire sans fioriture. Du dire dense et autonome». Dans El Ajouad, il s'en prend au mode d'agencement aristotélicien d'une pièce en testant une construction dramatique sous forme de tableaux distincts et de chansons théâtralisées intercalées. Les histoires, sans rapport entre elles, sont cependant «liées par des lames de fond». Dans El Litham, Alloula s'est attaqué à la construction psychologique du personnage parce que celle-ci est «la moelle épinière de la représentation dans le mode aristotélicien». Il précisait : «Nous voulions casser cette démarche et introduire un autre type de construction du personnage qui est la construction emblématique».Il ressort en conséquence qu'il n'y a rien de comparable à ce niveau entre Kaki et Alloula, et formuler cette remarque ne constitue pas, encore une fois, un jugement de valeur. En effet, chacun des deux créateurs s'était illustré dans le théâtre-halqa en fonction de son appétit artistique, des conditions de travail dont il disposait et de son époque. Le premier atteint le summum de sa maturité artistique dans les années 60' avant de connaître un terrible assèchement lié au traumatisme d'un accident de la route en 1969. Pour le deuxième, Alloula, sa maturité coïncide avec les années 80', période bien différente des premières années de l'indépendance. Voyons à présent les autres différences. Sur la question du texte, Kaki écrivait dans la langue des poètes du melhoun, empruntant jusqu'à ses archaïsmes lexicaux. Alloula, lui, a ciselé une poétique à partir du parler populaire vivant. Par ailleurs, si chez Kaki l'écriture est franchement dialogique, chez Alloula les répliques donnent lieu à des monologues qui offrent appui à la faconde narrative. Autre différence : si les intrigues chez le premier sont tissées à partir de contes et de légendes et constituent des paraboles, chez le second c'est le réel du petit peuple des exploités qui est donné à voir sur un mode picaresque et hallucinatoire qui le transcende. Enfin, si le théâtre de Alloula est dans le registre de la gravité, celui de Kaki est plutôt «ihtifali» (festif) comme l'a théorisé le Marocain Abdelkrim Berrechid à propos du théâtre-halqa de son compatriote TayebSadiki, l'un des plus inspirés épigones de Kaki.D'autres questions sur la mise en scène et le jeu du comédien méritent l'examen. Il s'avère que sur ce plan, d'aucuns estiment que l'essentiel n'est pas là. Néanmoins, de manière générale, ce théâtre-halqa, dominant sur les scènes algériennes, et notamment dans le théâtre amateur, marqua le pas après 1988 parce que la parole politique avait été récupérée par ses professionnels et par les médias. Le genre a presque disparu durant les années 90' avec la refondation du théâtre algérien intervenue sous l'effet de la tragédie nationale. Pour ce qui est de Alloula, il avait pris les devants en mettant fin à son expérimentation, non pas, croyons-nous, parce qu'elle avait montré ses limites, comme l'affirment certains, mais parce que les perspectives s'étaient brouillées avec tous les bouleversements que l'Algérie traversait et un monde devenu brusquement unipolaire. Alloula avait jugé qu'une pause était nécessaire. Pourquoi ne pas lui faire crédit de la sincérité '


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