Algérie

Ali Amran au Soir d’Algérie «L’injonction à la représentativité est parfois liberticide»



Publié le 08.07.2024 dans le Quotidien le soir d’Algérie
SARAH HAIDAR

Entretien réalisé par Sarah Haidar
Depuis vingt-cinq ans, Ali Amran est une figure incontournable de la scène musicale kabyle. Au fil de ses six albums, il a réussi à donner à cet art populaire des dimensions, des saveurs et des tonalités inédites. Si l’on devait résumer son œuvre, le mot «réflexion» s’imposerait de lui-même et son dernier album En harmonie avec Cheikh El Hasnaoui (Tamyafit) en est l’illustration parfaite. Dans cette interview, l’artiste qui vient de jouer à guichets fermés à la salle Afrique, à Alger, nous donne quelques clés de compréhension de son travail où il s’agit, avant tout, de «penser» la musique. Une quête de profondeur et de complexité qui a toujours habité son répertoire et qui fait de lui aujourd’hui l’un des artistes les plus exigeants mais aussi les plus populaires de son époque.

Le Soir d’Algérie : Ton dernier album en hommage à Cheikh El Hasnaoui est le fruit d’un travail de longue haleine qui te tenait très à cœur. Etant donné que c’est l’un des artistes les plus repris et revisités depuis longtemps, que pensais-tu apporter de nouveau avec cet album ?

Ali Amran : Dès le départ, j’avais une vision claire de ce que je voulais faire : mettre en œuvre les idées que j’avais développées sur l’harmonisation de la musique «traditionnelle». Il s’agissait de faire redécouvrir El Hasnaoui différemment. Pour l’instant, Tamyafit renvoie à une idée d’harmonie mais c’est en train de s’affiner dans mon esprit pour mieux expliquer la démarche. Le travail que j’ai entrepris consiste à trouver une autre métrique pour la musique traditionnelle, changer et adapter les bases métriques à la logique de la musique harmonique, définir les mesures, etc. On a l’impression qu’il y a une confusion entre les concepts traditionnels (ce qu’on appelle «el mizan» ou la rythmique, endossée par la derbouka) avec la notion de mesure (propre à la musique harmonique). Il faut différencier ces deux concepts, issus de systèmes musicaux différents qui recouvrent des réalités différentes. à partir de là, on peut trouver les outils pour placer des mesures pour la musique traditionnelle kabyle, notamment celle de Cheikh El Hasnaoui.

Dans cette optique, la musique de Cheikh El Hasnaoui te paraissait-elle la plus intéressante pour ce genre de travail, la plus ouverte à ce type de rencontre entre deux systèmes différents ? Pourquoi pas Slimane Azem ou d’autres ?

Si on compare entre Slimane Azem et Cheikh El Hasnaoui, c’est clair que ce dernier est plus «musicien» que le premier. Il est aussi un pionnier. En outre, je me suis rendu compte, en essayant d’analyser l’évolution de la musique kabyle, que la première vague menée par El Hasnaoui et que l’on pourrait situer entre la fin des années 1930 et la fin des années 1950 a débuté à Alger et pris racine dans les références de l’époque (l’andalous, etc.), mais aussi dans un climat d’ouverture sur la musique occidentale (étant donné le contexte colonial). El Hasnaoui est ensuite parti à Paris où il a fait le gros de sa carrière et évolué dans un environnement marqué par les musiques occidentales.
Cette ouverture existait donc dès le départ : les structures d’El Hasnaoui correspondaient parfois à celles de la musique occidentale, notamment les variations que l’on retrouve par exemple dans Maison blanche ou Bnat sahba. Disons qu’il y avait déjà de la matière dans son œuvre. Choisir de faire un album exclusivement dédié à El Hasnaoui (au lieu de faire un mélange de plusieurs maîtres de la chanson kabyle) encourage également une certaine rigueur car quand on a un choix limité, la conceptualisation du travail doit être solide à la base.

Justement, parmi la cinquantaine de chansons d’El Hasnaoui, tu en as sélectionné douze. Pourrais-tu nous parler de ce qui a motivé ce choix ?

J’étais déjà familier de certains titres que j’aimais beaucoup. Ensuite, ce qui m’a guidé c’est le type de travail que je voulais effectuer, la démarche musicale en somme qui suggère un choix de chansons assez représentatives du répertoire de l’artiste et de ses différents rythmes, une sorte de vue d’ensemble. Je voulais également faire redécouvrir, voire découvrir certains titres en plus de ce qu’ils pouvaient apporter musicalement dans une tentative de cerner la chanson kabyle.
Je pars du principe que les premiers jalons de la création musicale kabyle (El Hasnaoui, Allaoua Zerrouki, Slimane Azem) représentent une sorte de tronc commun : tout est sorti de là, que ce soit dans un esprit de continuité ou de rupture. Si j’arrive donc à effectuer un travail valable pour cette souche, il le sera également pour ce qui a suivi, si l’on excepte les influences moyen-orientales qui ont émergé au milieu des années 1950 (Amouche Mohand, Cherif Kheddam, etc.), notamment à la radio.

On dit que Cheikh El Hasnaoui s’est offusqué un jour de voir des gens se lever pour danser sur ses chansons. Il y avait là, non pas une hostilité envers la joie, mais le refus que le chant perde sa vocation d’outil et de matériau de réflexion. Ton public à toi aime danser à tes concerts, même s’il veut aussi t’écouter. Comment ta réflexion a-t-elle évolué en vingt-cinq ans sur l’importance de la chanson à texte dans la société kabyle, le rôle de «sage», «militant», «philosophe», voire «prophète» qu’on a tendance à conférer aux «forgerons du verbe» ? Et comment toi, à l’instar d’autres artistes de ta génération, as-tu réussi à t’émanciper de cette «assignation» ?

Il y a dans cette «assignation» tout le poids de l’Histoire et de la sociologie. Les chanteurs, héritiers des poètes, sont vus comme les porte-paroles de leurs communautés. Néanmoins, Si Mohand U Mhand (1848-1905) avait déjà cassé cette image puisqu’il ne représentait aucune tribu, seulement lui-même avant de devenir, malgré lui, le représentant de tous les Kabyles. Cela dit, la société kabyle a dépensé des trésors de prestidigitation pour le faire correspondre un minimum à ce schéma, à travers notamment le mythe de sa rencontre avec «l’ange» de la poésie.
Depuis, cette figure de «porte-parole» a persisté et fut imposée aux chanteurs. Je pense qu’on devrait arriver à accepter une certaine modernité et à respecter la liberté et la singularité des artistes. Bien sûr, la chanson est un art populaire, elle est d’autant plus importante chez nous qu’elle demeure quasiment le seul art vivant, qui véhicule et incarne certaines valeurs, à l’instar de la langue, l’oralité, etc. Elle vient donc combler des besoins primordiaux chez le public. Je pense néanmoins qu’il n’est plus possible de figer la chanson dans la perception des années 1970 par exemple. La société elle-même a radicalement changé. A l’époque, en Kabylie, il y avait un large consensus autour du Mouvement culturel berbère (MCB) qui, à son tour, fédérait un certain nombre d’artistes «engagés». Aujourd’hui, la société est atomisée politiquement et socialement. Par ailleurs, je ne vois pas la nécessité de mettre des limites ou des balises à la création : on écrit et compose ce que l’on ressent. Je pense qu’il est aujourd’hui nécessaire de devenir un peu adulte sur ce plan. Cette injonction à la représentativité peut même inhiber des artistes dans la mesure où ils peuvent se sentir «contraints» ou limités par certaines exigences. Ce qui est intéressant, par contre, c’est cette facilité que l’on a à faire endosser une mission sociale et politique aux artistes, les juger et leur demander des comptes ; alors qu’on en dispense les hommes politiques ! De plus, la figure de l’artiste porte-parole n’a pas beaucoup de sens à l’ère des réseaux sociaux où tout le monde peut s’exprimer ; sauf si on évoque le besoin de sublimation de cette parole, la perception de l’artiste comme miroir de la société qui, paradoxalement, ne se donne pas les outils de se penser et de réfléchir à son évolution.

En plus d’El Hasnaoui, tu as «repris» des chansons d’Idir, Matoub, Assam Mouloud, Cheikh Arab Bouyezgaren, Hsissen. Loin du mimétisme ou du «rafraîchissement» dit moderne, tu sembles à chaque fois travailler leurs œuvres au corps, les réinventer sans les dénaturer, les faire voyager sans les déraciner. Ce qui nous amène à cette question que d’aucuns se posent sur «ta manière de travailler», le cheminement de cette «déconstruction» au sens derridien du terme. Peux-tu nous en dire plus ?

Au départ, ma pensée artistique était surtout intuitive et avançait à tâtons. J’avais ce désir de faire de la musique moderne mais il fallait tout de même qu’elle soit nôtre. S’ensuivit une espèce de recherche assez diffuse. L’exemple le plus parlant, c’est la chanson Khali Slimane (2005) que j’ai improvisée, des années avant sa sortie, dans un rythme traditionnel typique, pour rigoler avec des amis.
Le refrain est longtemps resté dans mes tiroirs car je ne savais pas quoi en faire : je ne pouvais garder le rythme dans sa forme traditionnelle car ce n’était pas «ma» musique. Ensuite, j’ai trouvé une solution pour accompagner cette mélodie bien de chez nous avec un style moderne. Je pense que ce fut un moment fondateur. Plus tard, j’ai essayé d’appliquer cette logique de manière plus ou moins artisanale, notamment les reprises de quelques anciennes chansons. Avec le travail sur El Hasnaoui, je pense être arrivé à comprendre que cela se passait au niveau de la rythmique et du ton. En fait, ça va dans les deux sens : on essaie des choses puis on conceptualise. Et une fois qu’on a conceptualisé, on applique la méthode sur le travail artisanal. Il s’agit de comprendre mon propre travail et pouvoir l’expliquer.

Comme dans le meilleur du répertoire kabyle, ancien ou contemporain, l’empreinte du chant féminin n’est jamais loin. Je pense à Idir, Matoub, Slimane Azem, etc. qui ont puisé dans cette complainte intemporelle des femmes kabyles, allant de la sublimation du spleen (achewiq) à la célébration de la joie (tibugharine). Une empreinte que l’on décèle également dans tes chansons. Quel est ton rapport à cet héritage ? Comment le préserver des tentations folklorisantes, voire exotisantes, et même de la disparition pure et simple ?

Le problème avec ces registres, c’est le risque de disparition des occasions sociales où ils s’exprimaient. Par exemple, «tibugharine» étaient systématiquement présentes dans les mariages ; ce n’est plus le cas aujourd’hui. Concernant mon travail, j’ai en effet une démarche de préservation de ces musiques spécifiques à la Kabylie. Il y a deux manières de le faire : sauvegarder cet héritage tel qu’il est en l’enregistrant, ou bien travailler cette matière et la faire vivre à l’ère d’aujourd’hui, tout en respectant son intégrité. C’est une opération très complexe et je pense qu’elle n’a pas été assez formalisée. Quand on y voit de plus près, on comprend qu’il s’agit de faire des boutures entre le système harmonique et nos modes traditionnels sans pour autant appauvrir ces derniers. Quand on prend l’exemple de la musique des années 1970, on y décèle une rupture avec l’époque précédente. Il n’y a donc pas eu de communication entre les deux et même si on puisait parfois dans le registre traditionnel, cela se faisait sans modèle structurel. C’est là où la déconstruction devient importante : pouvoir faire abstraction de l’accompagnement en écoutant une mélodie traditionnelle afin de se l’approprier et envisager un accompagnement différent. Dans ce sens, Idir avait trouvé un bon équilibre bien que précaire : il a fait trois albums originaux avant de revenir vers le chant traditionnel typique avec l’album Adrar inu. La modernisation de la musique kabyle durant les années 1970 a été principalement élaborée par le biais de la mélodie : on essayait de créer des mélodies qu’on pouvait accompagner à la manière folk tout en gardant une saveur kabyle. C’est un terrain assez pauvre en possibilités et dont on fait le tour rapidement.

Penses-tu que ce travail de réflexion manque actuellement à la musique kabyle ?

J’ai l’impression que la réflexion ne manque pas seulement à notre musique mais à tous les domaines ! Etant donné que nous ne sommes plus à l’ère de la transmission orale, il me semble nécessaire de penser les choses et les structurer pour pouvoir les transmettre. J’ai l’impression que nous sommes souvent dans l’urgence et que nous ne prenons pas le temps de construire une réflexion. En même temps, il y a quelque chose d’admirable dans ce phénomène : nous avons une musique qui n’a pas de repères ni d’écoles et qui se maintient et se régénère quand même !

Au fil de tes six albums, on sent comme une volonté de plus en plus affirmée d’aller vers l’essentiel, d’éviter la fioriture et le superflu, de ciseler au mieux autant la poésie que la mélodie. Chacun de tes albums est élaboré, travaillé, sculpté. Le temps est-il pour toi l’allié ou l’ennemi de cette rigueur et de cette exigence de qualité ? Autrement dit, redoutes-tu, comme beaucoup d’artistes, l’épuisement de cette sève créatrice ou du moins son amenuisement ?

J’essaie de faire du temps mon allié. Je sais que si je ne suis pas satisfait de mon travail, je ne l’enregistrerai pas. Le fait que je sois mon propre producteur, bien que ce soit difficile sur le plan professionnel, ça me permet de prendre mon temps et d’élaborer mes musiques librement. Cela dit, la création est un voyage en soi avec des expériences et des saveurs différentes. La question se pose parfois sur le devenir de ce travail artistique mais elle est vite réglée avec l’acceptation du rythme propre à la création et l’importance accordée à la réflexion, loin de la vitesse imposée par l’époque.
S. H.




Votre commentaire s'affichera sur cette page après validation par l'administrateur.
Ceci n'est en aucun cas un formulaire à l'adresse du sujet évoqué,
mais juste un espace d'opinion et d'échange d'idées dans le respect.
Nom & prénom
email : *
Ville *
Pays : *
Profession :
Message : *
(Les champs * sont obligatores)