Algérie

Algérie - Soufiane Djilali. Président de Jil Jadid «Aller à l’élection présidentielle dans ce climat aggravera la crise»



Algérie - Soufiane Djilali. Président de Jil Jadid «Aller à l’élection présidentielle dans ce climat aggravera la crise»


– La campagne électorale tire à sa fin dans un climat politique des plus tendus. Le pouvoir tient à ces élections contestées et les manifestations anti-vote s’amplifient. Comment imaginez-vous le développement de la situation et le déroulement du scrutin?

Dès lors que le pouvoir avait annoncé ces élections, il était décidé à aller jusqu’au bout de sa logique malgré la forte opposition du hirak. Les deux volontés sont alors entrées en confrontation. La grande crainte est qu’il y ait des dérapages le jour du scrutin, ce qui n’est pas à exclure.

On peut se retrouver dans un désordre chaotique. Le pouvoir a montré une grande incompétence politique, à tel point que l’on se demande parfois s’il n’aggrave pas la situation volontairement! Alors que les Algériens exigeaient des changements politiques profonds, la préoccupation de l’institution militaire est de rester maîtresse du jeu.

Dans sa posture, elle avait, de son point de vue, quelques arguments à faire valoir: l’effondrement du régime politique ne devait pas entraîner l’affaiblissement de l’Etat algérien; le passage à un nouveau système politique devant être «managé» car le spectre des années 1990 est toujours là.

Malheureusement, le pouvoir s’est révélé incapable d’opérer de telles mutations. Il n’a pas su communiquer ni être convaincant dans ses intentions. Il a lancé, sans cesse, des signaux contradictoires aux citoyens. Pourtant, la question de la confiance est au cœur de la crise.

Aller à l’élection présidentielle dans ce climat aggravera la crise. En plus, si l’on devait se fier aux rumeurs persistantes sur le choix du futur Président, il faudrait s’attendre à une immense désapprobation populaire. Après près d’une année de manifestation, l’armée n’aurait pas trouvé mieux que de remettre en selle le RND et le FLN, symboles du régime honni! Sincèrement, tout cela ne présage rien de bon.

On ne peut pas prendre la responsabilité de gérer une situation aussi délicate en ayant comme seule méthode l’entêtement.

– Vous avez appelé à l’annulation de cette élection pour «sauvegarder l’unité nationale et l’avenir du pays». Pouvez-vous être plus clair?

Dans notre système politique ainsi que dans la conscience collective, le président de la République est le symbole de l’unité du pays.

Après la mésaventure des 20 dernières années, l’élection présidentielle aurait dû être le moment pour rétablir la confiance, réinventer l’espoir et surtout conforter le sentiment d’unité nationale. Dans les faits, nous constatons l’inverse.

Les citoyens boudent, pour le moins, cette campagne, maintiennent plus que jamais le hirak et certaines franges populaires s’apprêtent à faire entendre leur refus le jour du scrutin.

Par ailleurs, le pouvoir a tenté de diviser et d’affaiblir le hirak en introduisant le virus idéologique et ethnique. Ceux qui ont inventé et manipulé le concept de «zouave», auquel ils ont opposé la «badissia», ont commis un crime contre la nation.

La Kabylie a été stigmatisée par des apprentis sorciers, auxquels quelques esprits échauffés ont répondu en se réfugiant dans une prison identitaire. Quelle autorité morale aurait un Président, lui-même refusé par plusieurs régions du pays?

De plus, les manifestations artificielles en soutien à l’armée créent le même malaise. Cela introduit l’idée que des citoyens sont contre l’armée. Celle-ci devient ainsi l’un des objets du conflit politique.

Enfin, les médias publics et privés sont outrageusement instrumentalisés. Cela génère un sentiment d’exclusion et sape la confiance.

Tout cela n’est vraiment pas bon. Si l’élection se tient, nous aurons un Président très mal élu, avec une participation très faible (même si comme à son habitude le pouvoir gonfle les chiffres), mais surtout une population divisée, démoralisée et frustrée.

Ce n’est pas ainsi que l’on construit une nation forte. Voilà pourquoi il ne fallait pas engager cette élection dans ces conditions. Elle aggravera les problèmes et compliquera la sortie de crise.

– Pourquoi, selon vous, ce processus électoral est maintenu malgré les risques et les dangers auxquels le pays est exposé?

Devant une série de données, parfois objectives, les décideurs ont fait des choix. Mais au final, la subjectivité n’est pas absente de leurs calculs. Il y a dans l’équation des termes personnels. J’ai bien peur que des éléments «culturels» aient joué également plus qu’il ne le fallait.

L’entêtement que j’évoquai plus haut est souvent la traduction d’un trait culturel. Dans la société traditionnelle, l’autorité se traduit dans le rapport de forces qui détermine le dominant et le dominé. Cette mentalité est très prégnante dans l’ancienne génération, paternaliste et réfractaire aux concessions.

Dans nos sociétés, la légitimité de l’autorité ne provient pas de la compétence mais généralement de l’âge, de la position familiale ou hiérarchique. Vous connaissez ce phénomène où un jeune homme éduqué et instruit se soumet à l’autorité d’un père analphabète qui fait les choix à sa place.

Notre système de valeur, inconscient, est en cause. Ce type d’autorité unidirectionnelle, sans dialogue, est l’archétype du militaire. C’est exactement l’inverse de ce que doit être un politique. L’un donne des ordres sans discussion, quand l’autre dialogue et fait des concessions. Dans les moments de crise, la rigidité devient un handicap.

– Dans une récente tribune publiée dans nos colonnes, vous considériez que structurer le hirak, qui représente le peuple, en un mouvement unique est une aberration conceptuelle, et vous pensez que la solution émanerait de la structuration politique et la construction de véritables partis. Comment?

Eh bien, en libérant l’action politique. La démocratie doit se conjuguer avec la pluralité des idées. Les partis politiques ont souffert du manque d’engagement des concitoyens.

En dehors d’une élite jeune, consciente et engagée qui porte le combat, seule, une petite frange populaire, souvent ambitieuse et intéressée, s’adresse aux partis lors des élections. Sinon, la majeure partie de la population a été indifférente.

En fait, l’action politique a été démonétisée, discréditée et même salie par le pouvoir lui-même, qui voulait éloigner le peuple de la démocratie.

Depuis le 22 février, il y a un vent nouveau. Les Algériens, en particulier ceux de la nouvelle génération, découvrent la politique et ont envie de s’impliquer dans la vie citoyenne. A mon avis, c’est le plus grand acquis du hirak.

C’est donc le moment de favoriser l’éclosion de nouveaux mouvements, de renforcer les partis politiques et de renouveler la classe politique depuis les assemblées de communes jusqu’au plus haut de la pyramide de l’Etat. Il est essentiel que les Algériens réfléchissent à leur destin et transforment leur conviction en programme et en action politique.

Des projets de société doivent cristalliser les courants de pensée qui animent la société. La démocratie est efficace lorsque l’on sort de la pensée unique et que l’on va vers l’innovation et la pluralité dans le respect, bien entendu, de ce qui fait le socle de notre nation.

Il faut également sortir de l’action individuelle, bruyante mais inefficace, et aller vers le collectif. Le pouvoir aurait dû comprendre ce mouvement de fond et l’encourager. Malheureusement, il agit à contresens. Je tiens d’ailleurs à évoquer ici le cas de l’association culturelle d’Oum El Bouaghi, Macomades, qui s’est vue réprimer pour m’avoir invité à un débat public.

Non seulement ce débat a été interdit, mais depuis, cette association est harcelée et s’est vue retirer son agrément. Et je viens d’apprendre que Mounir Hafid, son président, a été renvoyé par son administration. Je condamne ces faits et je lui exprime ma solidarité. Voilà des agissements qui vous démontrent que ce pouvoir est en décalage par rapport aux besoins de la société.

– Vous avez critiqué la résolution du Parlement européen sur l’Algérie et accusé des députés de l’UE d’avoir utilisé le hirak algérien pour flatter leur propre électorat. Est-ce que vous considérez cela comme une ingérence dans les affaires internes?

Je n’ai accusé personne, mais je fais un constat. J’ai le sentiment qu’un certain paternalisme flotte encore dans l’esprit de quelques politiques européens qui ne cessent de donner des leçons de vertu aux autres. Je ne peux pas accepter qu’un député du RN utilise le débat sur l’Algérie pour mieux conforter ses thèses auprès de son électorat.

La résolution est au mieux inutile, mais moralement elle met l’Algérie dans le champ de compétence européen. En réalité, certains pensent contraindre le pouvoir actuel à des concessions sous l’effet de la pression étrangère. Ils obtiendront l’effet inverse.

Ceux qui défendent cette résolution ont-ils pensé aux conséquences sur les détenus eux-mêmes? Provoquer le pouvoir avec une résolution qui n’est pas contraignante est illogique, en plus de justifier en soi une reddition de souveraineté.

Les élus du Parlement européen représentent leurs peuples et ne sont pas habilités à être les tuteurs du peuple algérien. Je suis outré par la légèreté de certaines approches qui, au final, reproduisent ce que l’on reproche au pouvoir.

Soyons clairs. Je suis très favorable à une coopération étendue avec l’Union européenne, mais la souveraineté nationale doit être une limite inaliénable.

Nos relations internationales doivent être entretenues en prenant en compte les équilibres géopolitiques. Nos intérêts sont dans la bonne entente avec tous les pays, notre objectif stratégique étant au final le développement de l’Algérie.

Il nous faut la plus grande marge de manœuvre possible dans nos choix, tout en respectant les intérêts de nos partenaires. Et je pense que ces derniers ne demandent qu’à être rassurés par un pouvoir compétent et légitime. La stabilité de la région sera assurée par un pouvoir fort en interne.

Voyez ce qui se passe dans certains pays divisés en communautés, chacune dépendant de la volonté d’un pays tiers. L’Etat s’effrite et les conflits des parrains extérieurs s’y installent. A l’avantage de qui?

– Que pensez-vous de la réaction des autorités algériennes quant à cette résolution qui n’a rien de contraignant?

En la matière, le pouvoir algérien n’a pas beaucoup de leçons à donner. A ce sujet, j’ai condamné fermement le pouvoir à chaque fois qu’il a eu recours à l’étranger pour régler un problème interne. Après 20 ans de gabegie, le pouvoir de Bouteflika a affaibli le pays, ouvert la voie aux intérêts étrangers occultes et était prêt à aller plus loin si ce n’était le fort patriotisme des Algériens. Le reste, ce sont des discours démagogiques.

– Comment voyez-vous l’après-élection?

Le pays traverse une phase très délicate. J’ai de très fortes craintes que l’on se retrouve dans l’œil du cyclone. D’un côté, nous avons un pouvoir illégitime et incompétent et qui projette son propre maintien, et de l’autre, une volonté populaire, légitime mais impatiente, désorganisée et souvent excédée.

Cela donne un cocktail instable. Pour le moment, je suis toujours sur la même analyse: soit il y a une élection avec une aggravation du climat politique et un futur Président très faible, soit l’arrêt brutal de ce processus et le passage vers une autre transition, décidée de toutes les façons par l’armée, qui restera, pour longtemps encore, l’ultime recours.

Dans tous les cas de figure, l’opposition doit rester calme et travailler à faire émerger, malgré les obstacles, un consensus politique.

Tôt ou tard le pouvoir devra retrouver sa lucidité et faire les concessions impérieuses pour assurer au pays un avenir serein. L’Algérie a besoin de tous ses enfants, sans exclusion. Chacun doit être libre tout en respectant la liberté des autres. Pour conclure, j’insiste pour que la sagesse l’emporte.


Entretien par Mokrane Aït Ouarabi


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