Le directeur du Crespiaf et anciennement du CNRPAH a coordonné dernièrement le dossier d’inscription du couscous au patrimoine immatériel de l’Unesco. Dans cet entretien, il revient sur la genèse de cette inscription, sur les récentes découvertes au parc culturel de l’Ahaggar, ainsi que sur la situation du patrimoine matériel.
- Liberté : Vous avez pris part à la 15e session de l’Unesco, à l’issue de laquelle le couscous a été inscrit sur la liste du patrimoine immatériel de l’humanité. Pouvez-vous revenir sur ce dossier que vous avez vous-même coordonné pendant une dizaine d’années?
Slimane Hachi : L’Algérie a pris part à titre d’observateur à cette session, qui a examiné un ordre du jour très chargé. Le dossier d’inscription du couscous au patrimoine culturel immatériel de l’Unesco a été monté pendant des années. C’est en 2011 qu’il y a eu une réunion du comité à Bali, en Indonésie. Là-bas, j’ai profité de ma présence et de celle d’experts maghrébins pour proposer l’idée d’un dossier collectif maghrébin.
Nous nous sommes très vite entendus sur le couscous, parce que ce mets de base est commun aux quatre pays. En mai 2018, j’ai organisé en ma qualité de directeur du Centre national de recherches préhistoriques, anthropologiques et historiques (CNRPAH) une réunion à Alger d’experts maghrébins. Tout ce travail de concertation, de contact et de réflexion a abouti à cette première réunion pour passer à la phase concrète du dossier, c’est-à-dire la rédaction et la production de la vidéo commune aux quatre États.
J’ai été désigné à l’unanimité des experts présents coordinateur du dossier. Le 31 mars 2019 le dossier a été déposé. Il m’appartenait, en tant que coordinateur, de lui imprimer une route. Pourquoi il y a eu tant d’années de réflexion? Tout ce temps a été pris pour aboutir à une orientation. Un dossier comme celui du couscous peut avoir plusieurs facettes. Il aurait pu être présenté comme une liste de recettes culinaires, et là il ne serait pas passé. Parce que l’Unesco n’inscrit que des éléments anthropologiques.
Pour moi, ce dossier devait s’insérer dans la profondeur historique de ce qui est à la base du couscous, c’est-à-dire la céréaliculture, l’agriculture du blé et de l’orge qui est très ancienne chez nous. On a trouvé dans des fouilles préhistoriques des graines de blé qui remontent à 4.000-5.000 ans. Cela dénote la grande ancienneté de la céréaliculture, qui a servi de base économique à nos sociétés depuis la préhistoire.
Le deuxième point d’ancrage de ce dossier consistait à faire considérer par nos quatre États comme fait anthropologique de stratégie alimentaire transmise de génération en génération un granule de blé cuit pour la première fois à la vapeur. C’est là que se trouve tout le génie de ce mets de base. La cuisson à la vapeur, c’est l’invention de la diffusion thermique par l’intermédiaire de la cuisson qu’est la vapeur d’eau. L’archéologie s’est mise à chercher dans des fouilles le plus vieux tesson de poterie, contenant deux ou trois trous qu’on pourrait interpréter comme le premier couscoussier.
Le troisième élément est d’ordre technique; on ne peut faire cuire le couscous si les calibres ne sont pas de la même taille (petit, moyen et gros calibres). Ce qui unit nos pays aussi est la multitude des variétés de nos couscous et de leurs sauces qui renvoient à la diversité de nos biotopes (montagnes, plaines, oasis...). Enfin, cette inscription nous permet d’entrer dans le concert des civilisations, car toutes ont une base de stratégie alimentaire (civilisations du maïs, du riz, du sorgho…).
- Vous êtes aussi à la tête du Centre régional d’Alger pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel en Afrique (Crespiaf) qui a pour mission d’inventorier, de sauvegarder et de répertorier les éléments aux niveaux régional et continental. Où en sont ces travaux?
Nos missions ne consistent pas à nous substituer aux États via l’Unesco. Nous sommes là pour aider à la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel. Sauvegarde, c’est un bien grand mot, car il renferme une série d’actions. Nous sommes là pour répondre aux exigences de la convention. L’une de ces exigences est l’identification et l’inventaire du patrimoine culturel au niveau des États. Notre rôle est de produire des manières de faire, du texte et des politiques publiques pour sauvegarder ce patrimoine.
C’est une action qui n’est pas destinée à tel ou tel pays, mais à des ensembles de pays. Par exemple nous faisons beaucoup ce qu’on appelle à l’Unesco du “capacity building” (renforcement de capacités), où nous faisons venir des agents et des acteurs du patrimoine immatériel des États, que nous formons sur des thèmes bien précis. Le dernier atelier était autour des “plans de sauvegarde”. Notre centre est en train de se spécialiser dans la recherche scientifique.
Je vais créer des équipes de recherche autour des questions précises du patrimoine, comme le soufisme. J’ai aussi créé des équipes de recherche autour des jeux, des littératures orales, des danses… qui vont travailler essentiellement sur les pays africains. L’expertise du Crespiaf peut s’exporter aujourd’hui vers d’autres territoires. Ce centre international ne peut pas, non plus, vivre sans les viviers heuristiques, universitaires et d’expertise des pays africains.
- Comment se traduit cet échange, au-delà de la formation?
Evidemment, “capacity building”, comme je vous le disais, doit se poursuivre, mais les actions de recherche scientifique sont menées avec des chercheurs confirmés, que je charge de monter des vade-mecum et des méthodologies pour que chaque pays puisse recourir à ce savoir afin de s’occuper de son propre patrimoine avec efficacité, efficience et rapidité.
- Ces recherches sont-elles toutes menées en vue d’inscrire davantage d’éléments sur la liste du patrimoine immatériel?
Oui. Les inscriptions sont une étape dans la prise en charge du patrimoine. Mais en amont de cela, il y a tout un travail qui est exigé par la convention. L’inscription est un aboutissement après un travail d’inventaire, de sauvegarde et de diffusion propre à chaque pays qui est ensuite proposé à l’institution à l’Unesco.
- Le ministère de la Culture a lancé dernièrement l’opération de classement du parc culturel de l’Ahaggar au patrimoine universel matériel. Dans quel état se trouve-t-il aujourd’hui et quel est son plan de sauvegarde?
À la suite du Tassili qui est classé au patrimoine mondial, s’il y a une demande qui est introduite pour classer celui du Hoggar au patrimoine mondial, c’est une excellente chose. Il faut savoir que ce parc ce sont près de 500.000 km2. Il est d’une très grande richesse préhistorique. Cette inscription pourra l’introduire au réseau des parcs mondiaux, et l’Algérie sera tenue de faire comme tous les grands parcs mondiaux qui ont réussi.
On avait un projet à l’époque qu’il faut peut-être relancer, et qui devait permettre de jumeler nos parcs avec des parcs mondiaux, en France, en Espagne et en Afrique. Cela permettra de bénéficier des expériences qui ont été faites ailleurs, des savoir-faire et d’échanger, faire monter des politiques de préservation, de promotion et de sauvegarde.
C’est une excellente chose que ce parc soit proposé au classement du patrimoine mondial. Mais évidemment, de proche en proche, il faut, de mon point de vue, peut-être créer des structures ad hoc qui fédéreraient ces parcs nationaux dans une structure unique, non pas administrative, mais d’orientation, d’idées et de coordination afin de coordonner les différentes politiques de différents parcs de différentes natures. Parce que vous avez des parcs à fort contenu archéologique, anthropologique, naturel, comme le Djurdjura ou Taza, ou encore culturel comme le Tassili.
- Quelles sont les dernières découvertes sur ce parc culturel?
Nous avons aujourd’hui une compréhension du massif du Hoggar qui est unique, parce que tous les travaux qui ont été menés jusqu’à maintenant étaient parcellaires. On étudie une paroi rupestre, puis on passe à un ramassage archéologique. Pendant une dizaine d’années avec une équipe que j’ai créée, nous faisions du relevé artistique de gravures rupestres de tout un massif du Hoggar, celui de la Tefedest. Ce massif qui s’étend sur 150 km de long et 35 de large renferme une très grande richesse préhistorique.
Nous avons développé sur ce territoire ce qu’on appelle l’archéologie totale, c’est-à-dire qu’on a considéré tout aussi bien les vestiges matériels qu’artistiques dans une tentative de compréhension totale de cette période préhistorique. Le résultat est que nous avons maintenant une fouille préhistorique qui se tient régulièrement dans ce massif qui s’appelle Thanain 6. Nous avons recensé plus de 120 stations d’art qui sont documentées, photographiées et relevées.
Ces photographies sont soumises à des logiciels particuliers. Elles permettent de voir ce qu’on ne voit plus à l’œil nu, d’accéder à des états de fraîcheur antérieurs à ceux d’aujourd’hui, en travaillant sur les fausses couleurs à la manière de la lumière polarisée. Il permet aussi de reconstituer la stratigraphie, c’est-à-dire les phases d’élaboration de ces peintures rupestres à travers le temps.
Dans cette fouille dirigée par Smaïn Idir, nous avons découvert des objets néolithiques, des engins, des objets lithiques, de la céramique, des éléments de parure. Il a découvert tout ce qui faisait la vie quotidienne de ces populations de pasteurs et occasionnellement de chasseurs. Très bientôt, nous allons publier un beau livre sur les 120 stations que nous avons reconnues et étudiées.
- Cette technique sera-t-elle appliquée à d’autres sites?
Oui, bien sûr. Il faut qu’elle soit menée par des archéologues de l’art préhistorique. Il faut étendre cette pratique à tous les massifs sahariens pour faire ces inventaires systématiques et pouvoir les publier.
- S’agissant du patrimoine matériel, quel est, selon vous, son état de conservation, si on considère qu’un nombre important d’éléments patrimoniaux tombent en décrépitude?
D’une manière générale, l’Algérie a une politique publique des plus respectables. C’est-à-dire que nous disposons de textes, lois et décrets, qui, en philosophie, est la préservation, la conservation, la sauvegarde et la promotion du patrimoine. L’Algérie a dans sa Constitution un article consacré au patrimoine culturel matériel et immatériel, ce n’est pas rien quand même.
- Dans les faits, cela est-il vraiment appliqué?
Dans chaque wilaya, vous avez une direction de la culture, et dans chacune d’elles il y a un service du patrimoine qui est censé s’occuper du patrimoine classé, non classé, matériel et immatériel. Il existe des institutions nationales qui sont bien structurées mais qu’il faut dynamiser et auxquelles il faut donner les moyens.
Mais globalement, en Algérie le patrimoine se porte plutôt bien. Évidemment, il y a des cas de patrimoine en danger menacé de disparition, mais il y a aussi un matelas de textes et de politiques publiques qui, au final, finit toujours par être mis en œuvre pour sauvegarder le patrimoine.
- Qu’en est-il du travail de sensibilisation quant à l’importance de la sauvegarde du patrimoine et de la pénalisation de la dégradation de celui-ci?
La sensibilisation, c’est qu’on n’en fait jamais assez, il y a évidemment le système éducatif, qui est le premier acteur en matière de sauvegarde, car en semant l’importance du patrimoine auprès de jeunes esprits, il peut être sauvé. Il faut que le patrimoine entre davantage et de manière plus cohérente dans les manuels scolaires, intégrant un discours archéologique, historique et anthropologique.
Le 2e acteur ce sont les médias. Et puis évidemment l’action de la mise en œuvre de la politique publique. Pour ce qui est de la pénalisation, il faut pénaliser même ceux qui jettent leurs bouteilles au bord de la route. Oui, bien sûr, là il y a une éducation générale, il y a encore beaucoup d’efforts à faire.
Propos recueillis par : Yasmine AZZOUZ
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Posté Le : 08/01/2021
Posté par : akarENVIRONNEMENT
Ecrit par : Propos recueillis par : Yasmine AZZOUZ
Source : liberte-algerie.com du mercredi 6 janvier 2021