Publié le 02.03.2024 dans le Quotidien le soir d’Algérie
Par Yazid Ben Hounet
Smara, campement de réfugiés sahraouis. Mohamed S., assis, fixe la pièce. L‘âge, ses problèmes de tension et la lumière l’accablent. Il me parle d’une voix gracile. Il est né en 1950 à Laayoune, en territoire actuellement occupé par le Maroc. Son épouse, Maglaha, est native d’Oum Drayga, située plus au sud, à l’intérieur des terres. Tous deux ont fui leur foyer, et l’occupation, en 1975. Mohamed a rejoint le front Polisario et la famille s’est installée à Smara, le plus grand des camps réfugiés, à proximité de Tindouf (Sud-Ouest algérien). Ils habitent une petite maison en parpaings, construite juste à coté de leur tente. Près de cinquante années d’exil et de volonté de retour se retrouvent matérialisés par ces deux abris : la tente qui représente leur identité originellement nomade, leur provenance, le Sahara occidental, et la possibilité du retour. La maison, rustique, qui matérialise la fixation, et ce presque demi-siècle passé dans les camps.
«Allah yarham shuhadâ !»
Mohamed S. avait trois frères. Il n’en a plus qu’un, blessé, habitant le camp de réfugiés de Laayoune. Son grand frère, Mukhtar, est mort au combat en 1977. Un autre frère, Hama, est décédé au front l’année suivante. Un oncle du côté paternel et deux du coté maternel figurent également parmi les martyrs de la famille proche. Son épouse a, elle, perdu deux frères en 1976, et un autre tout récemment en décembre 2020, lors de la reprise du conflit armé. Trois frères morts en martyrs : «Allah yarham shuhadâ !».
Cela fait tout juste quatre jours que je réside dans le camp de Smara. Outre les salutations d’usage – «Salam ‘alaikum» – je me rends compte que la formule que j’utilise le plus est bien celle-ci : «Allah yarham shuhadâ !» Non pas par envie, mais c’est bien la seule qui s’impose quand j’écoute les Sahraouis me narrer leurs propres histoires. Presque toutes les personnes que je rencontre ont un ou plusieurs shahid (sg.)/shuhadâ (pl.) parmi leurs proches. Je saisi, ici, l’ampleur des sacrifices consentis par ce peuple. En raisonnance, je ne peux m’empêcher de penser à ceux des Algériens.
Je les écoute. Un autre constat s’impose. Les Sahraouis savent très bien pourquoi ils luttent. Encore faut-il daigner les écouter, leur donner la parole. Pour leurs droits inaliénables, pour leurs terres, pour leur patrie, pour leur liberté et l’indépendance. Certes. Mais plus encore. Il ne s’agit pas, pour eux, de vains mots, de belles idées ou de quelconques utopies. Chaque martyr les rappelle personnellement, familialement et communautairement à leur «juste cause».
Ici, je saisi encore davantage leurs liens profonds avec l’Algérie. On me témoigne, en tant qu’Algérien, un fort sentiment de fraternité. Non pas simplement une reconnaissance en raison du soutien que le pays leur apporte. Cela va plus loin encore. Ils connaissent très bien et s’identifient pleinement à l’histoire et aux positions du pays « au million et demi de martyrs », comme je l’ai souvent entendu ces derniers jours.
La presse française – qui invisibilise très souvent les Sahraouis – a ses formules. Le lecteur y apprend que le «Polisario est un mouvement indépendantiste, soutenu par l’Algérie», formule lapidaire qui rend opaque l’occupation illégale du Maroc sur le Sahara occidental et qui joue sur le ressenti à l’égard de l’ancienne colonie, l’Algérie. Le lecteur y apprend par contre rarement, si ce n’est jamais, que les Sahraouis ont un État – la République arabe sahraouie démocratique – qui plus est membre de l’Union Africaine depuis 1982.
«La République arabe sahraouie démocratique (RASD)» : mots employés sans ambage et de manière évidente par le représentant officielle de l’Afrique du Sud, Dr. Sello Patrick Rankhumise, le 27 février 2024 en s’adressant aux autorités et aux membres de la population sahraouie, dans le camp refugié de Smara. Son discours de soutien a eu lieu à l’occasion du 48e anniversaire de la proclamation de la RASD, en présence de Brahim Ghali, son président. L’Afrique du Sud : un autre grand pays africain, parmi les nombreux soutiens de la cause sahraouie, comme on oublie bien souvent de le préciser dans les ex-puissances coloniales.
Près d’un demi-siècle d’exil, une pandémie, la reprise du conflit armé (novembre 2020), l’inflation des prix en Europe et en Afrique du Nord, la réduction des moyens alloués par les ONG internationales, impactent négativement les conditions de vie des Sahraouis. La vie ici est devenue encore plus pénible. Pourtant les Sahrouis conservent leur dignité et, par-dessus tout, l’espoir de libérer leur patrie.
En vérité, ici à Smara, je me rends compte également à quel point le peuple sahraoui soutient l’Algérie de la plus sincère des manières. Celle qui ne se monnaye pas. Moralement, spirituellement, en la rappelant à sa propre histoire, à ce quelque chose de sacré qui est le fondement de l’Algérie et de ces pays qui, comme l’Afrique du Sud et la Palestine, savent quel est le prix de la liberté : «Allah yarham shuhadâ !».
Ici, je repense encore plus régulièrement et plus intensément à ce dernier témoignage de Frantz Fanon (1961) :
«Nous ne sommes rien sur cette terre, si nous ne sommes d’abord les esclaves d’une cause : la cause des peuples, la cause de la justice et de la liberté. Et je veux que vous sachiez que même au moment où les médecins avaient désespéré, je pensais encore, oh dans le brouillard, je pensais au peuple algérien, aux peuples du Tiers-Monde et, si j’ai tenu, c’est à cause d’eux.»(*)
Plus que des impressions, j’ai acquis, à Smara, une certitude : l’Algérie est une nation indépendante soutenue par un peuple en lutte.
Qu’elle le demeure en n’oubliant surtout pas les Sahraouis !
Y. B. H.
(*) Lettre de Fanon envoyée peu de temps avant sa mort à son ami Roger Taïeb.
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Posté Le : 09/03/2024
Posté par : rachids