Ancien directeur de l’unité aquacole Enapêches d’El Kala et enseignant chercheur en environnement, Rafik Baba Ahmed dissèque dans cet entretien le marché fort lucratif du braconnage du corail algérien, en soulignant la passivité des ministres en charge du secteur qui s’y sont succédé.
- En 2006, le ministère algérien de la pêche et des ressources halieutiques a confié à un groupement français une étude d’évaluation des ressources coralliennes disponibles, l’objectif final étant de proposer des schémas pour une gestion durable. Vous qui êtes du domaine de la recherche environnementale, pourriez-vous nous dire où en est cette étude et quelles en sont les conclusions?
Cette étude est devenue un mystère au fil du temps. Elle devait apporter des solutions pour la réouverture de la pêche au corail, suspendue en 2002 dans la zone d’El Kala après 5 ans d’exploitation comme le stipule l’article 7 du décret 95-323 relatif à l’exploitation des ressources corallifères. Un texte très contesté à l’époque pour ses «saugrenuités». La dernière fois qu’on a entendu parler de cette étude confiée à un groupement français formé de partenaires qui ont pignon sur rue, c’est en 2010, lors d’une réunion au ministère des ressources halieutiques (MPRH) à laquelle étaient conviés quelques anciens armateurs du corail. Selon eux, elle était loin de répondre aux attentes puisqu’elle était incapable de situer les zones d’exploitation et les quantités disponibles. Il semble aussi qu’elle n’a pas fourni à l’administration les éléments pour régler les questions liées au corail comme promis par les ministres de la pêche, de Bouguerra Soltani à Smaïl Mimoune en passant par Amar Ghoul qui l’ont annoncé comme la panacée à la situation des armateurs à bout de patience.
- L’Algérie a convenu de relancer la pêche au corail le long de ses côtes en 2005. Nous sommes au seuil de 2013, c’est-à-dire près de 8 années après, elle est toujours interdite. Quelle en est votre lecture?
La pêche en tant que secteur d’activité économique et sociale ne se distingue pas des autres de même nature. Son développement traîne et recule parfois sur certains plans pour des raisons plus politiques que tout autre chose qui relève de la mauvaise gouvernance des affaires du pays. Comme dans tous les secteurs, des stratégies, des plans et des programmes sont élaborés mais avec peu de chances de se concrétiser sur le terrain par manque de compétences très certainement, mais surtout parce que les objectifs visés à très long terme (20-25 ans) sont déviés au profit d’intérêts particuliers à court terme comme le carriérisme et l’affairisme.
L’exploitation du corail en dehors d’El Kala fait appel à un lourd et long soutien de l’Etat, car il faut la planifier et l’organiser sur plusieurs décennies si on veut préserver durablement cette ressource. Les technocrates peuvent s’amuser à le faire, mais il y a peu de chance qu’on trouve des politiques aussi soucieux de l’avenir du pays pour entreprendre des actions qui vont au-delà d’un mandat ministériel. Les armateurs ne sont pas empêchés de travailler en dehors de la zone d’El Kala fermée pour 15 ans, mais c’est à leurs risques et périls. Ils vont à la chasse au trésor. Ils ne sont gagnants que si, au hasard, ils tombent sur une belle roche.
- L’Algérie était le premier producteur de corail en Méditerranée. Il est clair que la surexploitation anarchique a sérieusement mis en danger les récifs coralliens, notamment le long des côtes de la Kabylie, d’Annaba et d’El Kala. Etes-vous de cet avis?
Entre 1997 et 2002, les statistiques officielles donnaient une moyenne de 2.500 kg de corail brut sortis de l’eau annuellement à El Kala. Ce qui plaçait l’Algérie à la 4e place à cette période avec en tête l’Espagne (6,9 tonnes en 1999), l’Italie (3,9 tonnes) et la France, Corse 3,4 tonnes). On estime cependant que l’Algérie - données de la FAO - pourrait abriter 48% du corail rouge de Méditerranée (Corallium rubrum). Ce qui est à vérifier, car l’épuisement rapide observé en quelques années à El Kala, la zone considérée comme la plus productive depuis le XVe siècle, ne conforte pas cette hypothèse. On ne sait pas en vérité s’il y a surexploitation car on ne connaît pas l’étendue des stocks. Mais on peut le supposer pour deux raisons.
A El Kala, depuis que la récolte a repris en 1997, on est allé chercher le corail de plus en plus loin. Jusqu’à près de 80 mètres en scaphandre. A partir de 2002, avec la suspension de l’activité, le pillage a commencé à la croix de Saint-André et les dégâts sont certainement incommensurables. On estime que pour un kilo de brindilles de corail qui se prend dans les mailles et remonté à la surface, neuf autres, brisés par le rail, tombent au fond et sont définitivement perdus. Les dommages affectent la ressource en elle-même, mais également l’écosystème auquel il appartient et dont dépendent des dizaines d’espèces animales et végétales, parmi lesquelles des poissons à haute valeur commerciale.
- «La pêche du corail rouge est très confidentielle, mais c’est une ressource à très forte valeur commerciale qui pourrait donc permettre à l’Algérie de faire rentrer des devises», avait déclaré en 2007 un chercheur de Créocéan. Souscririez-vous à ces propos?
Dans les milieux qui s’adonnent aujourd’hui à la récolte et au commerce illicites du corail, on parle d’un kilo qui s’échangerait contre plusieurs dizaines de milliers de dinars. Jusqu’à 70.000 DA! Ce qui paraît peu vraisemblable car à Torre Del Gréco (Naples, Italie), la place forte du corail rouge où aboutit tout le corail d’El Kala via la Tunisie ou les aéroports d’Algérie, il s’échange, pour le premier choix, le Barbaresque, entre 18.000 et 20.000 euros € le kg. C’est incontestablement une importante source de devises. Au bas mot, quelque 50 millions (750 millions de DA au taux informel) par an qui passent dans les mains des mafias.
- Ne pensez-vous pas qu’en maintenant l’interdiction de la pêche du corail, les pouvoirs publics encouragent de manière indirecte le marché du trafic?
Avant la fermeture de 2002, des voix se sont élevées contre la manière de faire des pouvoirs publics. On avait même proposé au ministre de la pêche de l’époque, Amar Ghoul, en visite à El Kala, de suspendre les activités de pêche mais de prendre la précaution de laisser momentanément les concessions à leurs propriétaires pour éviter de laisser le champ libre aux rares pilleurs de l’époque, qui aujourd’hui se comptent par centaines. Il y a aujourd’hui près de 600 embarcations inscrites aux affaires maritimes comme «plaisanciers». Des plaisanciers qui sortent en mer tous les jours sans matériel de pêche et qui reviennent à vide.
Les réseaux interlopes algériens et leurs prolongements italiens ont la mainmise sur le corail d’El Kala depuis les années 70. Ils ne l’ont jamais perdue. Le désengagement de l’Etat qui a fait la place à la foule des pilleurs a élargi le champ de manœuvre de ces milieux qui ont gangréné la population locale jusqu’aux plus respectables familles de la ville et les services de sécurité qui, par ailleurs, même sans cela, seraient incapables de lutter contre ce fléau tant il soulèverait des résistances de toutes natures.
- On dit que le corail rouge algérien est l’un des meilleurs au monde…
Le corail d’El Kala est considéré comme remarquablement beau et il est très recherché en joaillerie. Sa couleur profonde rouge sang et son éclat au polissage lui donnent effectivement une valeur qui le place en tête des coraux de sa catégorie. Il y a de par le monde, notamment en Asie, des coraux dont la valeur est plusieurs fois supérieure à cause de leur rareté. Une rareté qui est toujours liée aux qualités du milieu naturel. Les eaux d’El Kala sont particulièrement exceptionnelles. Elles le doivent à son littoral qui malheureusement commence à subir les effets des incohérences du «développement touristique», comme elles le doivent à la qualité et au volume des eaux qui proviennent du continent.
- A quoi imputeriez-vous cette forte demande sur notre corail rouge?
Depuis 1998, année considérée avec ses 20 tonnes comme la plus mauvaise en Méditerranée depuis 1974, la production est repartie à la hausse pour atteindre 55 tonnes en 2010. Le corail rouge est étroitement lié à la joaillerie et à l’industrie du luxe où la demande explose dans les pays arabes et en Chine. Les prix avec lesquels il s’échange entre les pilleurs et les trafiquants ont évolué ces dernières années. Par les effets de l’inflation, qui agit sur sa parité face à l’euro, mais également par une plus forte demande. Il est passé progressivement de 80.000 DA en 2007-2008 à 150.000 DA en 2010, pour atteindre aujourd’hui 250.000 DA le kilo de corail brut d’assez bonne qualité moyenne.
Naima Benouaret
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Posté Le : 28/01/2013
Posté par : akarENVIRONNEMENT
Photographié par : Photo: D. R. ; texte: Naima Benouaret
Source : El Watan.com du lundi 28 janvier 2013