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Algérie - RACHID TARIK BOUHRAOUA, PROFESSEUR À L’UNIVERSITÉ DE TLEMCEN: “Le chêne-liège est menacé dans son existence”



Algérie - RACHID TARIK BOUHRAOUA, PROFESSEUR À L’UNIVERSITÉ DE TLEMCEN: “Le chêne-liège est menacé dans son existence”


Rachid Tarik Bouhraoua est professeur à la Faculté des sciences de la nature et de la vie, département des ressources forestières, de l’université de Tlemcen. Dans cet entretien, ce spécialiste, qui a travaillé tout au long des quinze dernières années sur un patrimoine en péril dans les massifs forestiers de Jijel, revient sur les péripéties qu’a connues le secteur du chêne-liège et du liège. Il dresse un constat des plus alarmants.

- Liberté: Quel constat peut-on faire de la situation actuelle du patrimoine forestier, notamment celui relatif au liège, en Algérie?

Rachid Tarik Bouhraoua: Le chêne-liège algérien a été cité dans la littérature pour la première fois en 1842 par Victor Renou, dont la première visite avait pour mission de répondre à une question directement liée au problème de la colonisation: l’Algérie a-t-elle des bois? Pourra-t-on coloniser ses forêts? Son passage lui aura permis de témoigner par écrit de ce qu’étaient les forêts algériennes de l’époque, disant notamment: “Dans ce pays, plus on voyage, plus on découvre des richesses forestières.”

Parmi toutes ces richesses, le chêne-liège représentait celle qui a attiré l’attention des pouvoirs publics de l’époque. Avant la colonisation française, nos forêts étaient donc vierges et ne présentaient aucune trace d’exploitation. Les plaques de liège qui étaient enlevées par la population servaient à fabriquer des ruches, des couvertures de gourbis comme isolant thermique, en utilisant un mélange de plaque de liège et d’argile pour construire les murs des habitations, des récipients et de divers autres petits articles.

Après l’indépendance, l’État algérien a hérité d’un parc subéricole épuisé et, pour remédier à cette situation, les gouvernements algériens ont lancé plusieurs programmes visant non seulement à protéger les forêts de chêne-liège déjà existantes, mais aussi à les reconstituer, voire à les développer afin d’accroître son rôle dans l’économie du pays et améliorer des conditions de vie de la population rurale.

- Pourtant, la situation ne cesse de se dégrader...

Malgré tous les efforts déployés, beaucoup de facteurs de dégradation ont malheureusement persisté jusqu’à nos jours. C’est ainsi qu’après 53 ans (1964-2016) la véritable suberaie productive continue à perdre de surface. Selon les résultats du premier inventaire forestier réalisé par le Bneder (1979), la suberaie productive a été estimée à environ 230.000 ha, ce qui représente déjà une perte de l’ordre de 50%.

Le reste de la superficie s’est transformé en maquis à chêne-liège improductif. En revanche, l’inventaire forestier de 2008 a donné, d’après l’interprétation des images satellitaires, un patrimoine subéricole, une superficie de l’ordre de 357.000 ha, dominée par la vieille futaie. Mais ces résultats d’inventaire devaient être validés par la réalité du terrain. Toutes les wilayas à chêne-liège ont été affectées par une régression variable de leur superficie.

- La production de liège a connu une régression importante ces dernières décennies. Quelles en sont les principales causes?

La production nationale a connu depuis les premières récoltes de 1964 des régressions décennales continues. En effet, la forêt a fourni entre 1964 et 2016 (53 ans) un volume total de 0,6 million de tonnes de liège tout avenant, avec une moyenne annuelle de l’ordre de 11.400 tonnes.

Elle a passé de 15.000 tonnes par an en moyenne entre 1964 et 1973 à 6.000 tonnes (2007-2016), soit 40% de réduction par rapport à cette période de référence. Ce n’est qu’à partir de l’année 2002 que la chute de la production du liège a été bien ressentie.

Au niveau de la wilaya de Jijel, la production de liège a connu la même tendance nationale. Une régression importante au cours des dernières décennies a été enregistrée, où elle est passée de 8.000 tonnes au début des années 80 à moins de 1.800 tonnes avant la fin des années 2000.

Cela représente une réduction de 85% selon l’équation de la régression linéaire. La production de liège de cette wilaya représentait 35 à 50% de la production nationale entre 1975 et 1985 pour atteindre 20% durant la période 2001-2008.

- Par quoi cette chute s’explique-t-elle?

La chute de production du liège à l’échelle nationale ou locale est une logique de l’influence de plusieurs causes adverses, d’ordre historique, politique, technique, sylvicole et même naturel.

Parmi les plus importants facteurs explicatifs de cette situation, je cite le vieillissement des peuplements, la défaillance de la régénération naturelle, l’échec des opérations de repeuplement artificiel, le développement du sous-bois, la concurrence avec les résineux et autres essences exotiques, le manque des opérations de récupération post-feu des peuplements, l’inaccessibilité aux sites, le vol du liège, le manque d’exploitation du liège des forêts privées et les incendies de forêt récurrents.

Ce dernier occupe le premier rang dans le déclenchement du processus de dégradation de forêt. Nous savons depuis longtemps que le chêne-liège est un arbre résistant aux feux et ses peuplements sont résilients parce qu’il est souvent protégé par une couche du liège isolante.

Mais lorsque le feu survient quelques jours à quelques semaines, voire deux ans après la récolte du liège, l’arbre perd complètement ce système de protection (liège mince) et le risque de mortalité est plus élevé, surtout lorsque le feu est intense à cause du sous-bois abondant. Dans ces conditions, les arbres doivent immédiatement être coupés pour favoriser la régénération de souche, technique traditionnelle longtemps réalisée pour récupérer les forêts brûlées.

- Quel intérêt économique aura-t-on à tirer de la valorisation de cette richesse forestière, notamment sur le plan touristique?

Avant de parler de la situation économique du liège, il y a lieu de donner un aperçu succinct sur le secteur de la transformation du liège. C’est un important tissu industriel localisé essentiellement dans la région de Jijel; il emploie près de 1.400 travailleurs permanents et saisonniers chaque année en plus de 3.500 emplois saisonniers dans la campagne d’exploitation du liège.

Avec une capacité théorique de transformation de l’ordre de 20.000 tonnes par an, cette industrie ne fonctionne qu’à un niveau faible par manque de matière première en plus de la dégradation de la qualité du liège (faible rendement industriel en bouchons). En conséquence, ce secteur qui dépend étroitement de ce que lui offre la suberaie algérienne, se trouve sérieusement menacé dans son existence dans le futur. Les valeurs des exportations des différents produits en liège sont de l’ordre de 8 millions de dollars dont 40% seulement proviennent des bouchons (moyenne 2000-2015).

C’est une recette très faible comparativement à tous les autres pays producteurs de chêne-liège. L’Algérie perd chaque année entre 7 et 10 millions de dollars du commerce extérieur en liège. Sur le plan touristique, je ne pense pas que la forêt de chêne-liège à Jijel ou ailleurs attire plus de visiteurs que d’autres forêts. Une grande partie du peuple algérien ignore, à ce jour, que le chêne-liège l’identifie comme un méditerranéen de l’ouest au même titre que le cèdre de l’Atlas comme un nord-africain.

- Peut-on dire que le patrimoine forestier est en péril à Jijel

Les statistiques fournies par la Direction générale des forêts ont montré que 7.000 hectares en moyenne brûlent chaque année. Connaissant aussi que les arbres insuffisamment protégés par le liège affectés par la mortalité ne sont pas remplacés par l’opération de recépage ou par reboisement, on peut dire que la suberaie algérienne, dont celle de Jijel qui ne fait pas l’exception, part en douceur et dans le calme sans se rendre compte en l’absence des pratiques réglementaires de récupération de la forêt brûlée.

Dans ce contexte, je tiens à remercier les services forestiers de la wilaya de Jijel qui ont eu le courage, avec l’appui de l’ERGR Babors d’intervenir à titre expérimental dans les zones sinistrées par des coupes de récupération des arbres morts suite à l’incendie catastrophique de 2012.

C’était un travail non seulement d’un technicien de terrain mais d’un chercheur méthodique (choix des arbres et enregistrement des observations). Les résultats de suivi de cette opération dans une zone de recépage ont montré une récupération de 56% des arbres morts ; ceux-ci seront démasclés au plus tard en 2028 et le liège de première reproduction, 9 ans après.

- Que peut-on faire pour remédier à ce péril?

Devant cette situation, les gestionnaires forestiers sont soumis à des pressions continuelles liées à la forte demande socioéconomique en biens de la part de la population rurale et même du secteur industriel. Ces pressions s’accentuent dans le futur et les gestionnaires se confronteront davantage à de nouvelles contraintes.

Seule la mobilisation de l’ensemble de la compétence scientifique, technique et industrielle autour d’une stratégie nationale à adopter à court, moyen et long termes, sur la remise en production de la suberaie et son rôle dans le développement industriel, économique et socioéconomique, la protection et la valorisation des biens et l’adaptation des ressources aux changements globaux.

Les questions posées aujourd’hui par les secteurs forestier et industriel à la recherche scientifique sont des questions qui se poseront demain à la communauté scientifique nationale.

- À la lumière de ce constat, peut-on espérer une revalorisation de la production du liège en Algérie?

L’Algérie dispose encore d’un potentiel subéricole non encore exploité pour des raisons diverses (sous exploitation des forêts privées, sites accessibles, etc).

Elle dispose aussi d’un potentiel humain compétent et d’un savoir-faire important au niveau du secteur des forêts (Direction centrale et Conservations des forêts), de réalisation des travaux sylvicoles, de la transformation du liège (étatique ou privé) et de la recherche scientifique (universités et INRF).

La mobilisation de cette ressource humaine est la clé déterminante de cette redynamisation de la filière liège et la revalorisation de la production du liège par reconstitution de la surface productive. Les générations actuelles et futures réclament certainement leurs 460.000 hectares de forêt de chêne-liège et la production de 20. 000 tonnes de liège au moins par an.


Entretien par ZOUIKRI AMOR


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