Algérie

Algérie : «Nou pas bouger ! »



Vendredi dernier, en m'installant devant Canal Algérie, quelques minutes avant le début de l'intervention d'Abdelaziz Bouteflika, je n'ai pu m'empêcher de repenser à cette époque où, adolescent puis jeune adulte, je voyais mes aînés, à commencer par mon père, se mettre en face de l'écran de télévision de la RTA – devenue ensuite ENTV - quand venait l'heure du discours présidentiel. Il y avait alors quelque chose d'important qui flottait dans l'air. C'était une sorte de cérémonial rare qui n'intervenait qu'une ou deux fois par an, jamais plus. Au fond d'eux-mêmes ils savaient parfaitement qu'il n'y avait rien à attendre des propos de Houari Boumediene et, encore moins, de ceux de Chadli Bendjedid. Mais, il y avait ce petit espoir, ce minuscule brin d'irrationalité qui laisse espérer que, peut-être, quelque part, une lumière allait jaillir ouvrant la voie à un changement véritable.

 Je n'espérais pas grand-chose vendredi mais, moi aussi, je me suis dis «sait-on jamais». L'époque étant aux grands chambardements, la date du 15 avril 2011 allait peut-être entrer dans l'histoire comme préambule d'une nouvelle tranche, bien plus heureuse, de l'histoire de l'Algérie indépendante. Le statu quo étant synonyme, à moyen terme, d'une nouvelle grave crise pour l'Algérie, bien pire que celle des années 1990, comment ne pas se prendre à espérer, juste un peu, qu'advienne du pouvoir une fulgurance de lucidité et de bon sens. «Il faut toujours parier sur l'intelligence des hommes» m'a dit un jour le philosophe Edgar Morin alors que je l'interrogeais sur ce qu'il pensait de l'hermétisme des systèmes politiques du monde arabe. J'ai donc allumé mon téléviseur mais j'ai perdu mon pari.

 Le discours que l'on attend pendant des semaines, la possibilité infime d'un progrès en matière politique et de modernisation des institutions du pays que cela sous-tend et la capacité à endurer et à se dire que, tôt ou tard, «ils» vont réaliser que les choses doivent changer : tout cela fait partie des outils que le pouvoir algérien a su forger depuis l'indépendance pour garder un contrôle total sur le pays et la société. Le procédé est simple. On entretient un faux suspense, on distille quelques rumeurs, puis on ferme de nouveau le jeu. Au non-événement succède ensuite une période de latence avant qu'un nouveau rendez-vous ne soit façonné pour redonner espoir à la société.

 Ce jeu, pervers, n'est pas dénué de risque. Il peut faire gagner du temps. Il donne un répit quand la rue et la société grondent. Mais il peut mener à l'irréparable et à l'explosion de colère. Je me souviens d'un discours, un certain mois de septembre de l'année 1988. Je me souviens de ce à quoi il a conduit comme folies et je réalise que nous en sommes finalement au même point. En théorie, on nous promet tout, on nous offre tout. En réalité, rien ne change si ce n'est le fait que la frustration d'une génération enfle et se transmet à celle qui suit.

 En écoutant le discours de bout en bout, en prenant quelques notes maigrichonnes, surtout techniques – nombre de pages, nombre de séquences collées les unes aux autres de manière quelque peu rudimentaire (en matière de montage, on peut mieux faire) – j'ai soudain repensé à un titre de Salif Keita, la grande voix en or du Mali. Il s'agit de «Nou pas bouger». Le refrain tourne en boucle dans ma tête alors que je rédige ces lignes : «Nou pas bouger ! Pas moyen bouger !». Bien sûr, le thème de cette chanson et la situation de l'Algérie n'ont pas grand-chose en commun. En 1989, Salif Keita s'était emparé des thèmes des travailleurs maliens expulsés par la France et de l'emprise néocoloniale sur son pays. Mais je trouve tentante l'idée de reprendre ce titre pour qualifier la non-évolution de l'Algérie depuis plusieurs décennies.

Quoiqu'en prétendent les flagorneurs de toute sorte – j'ai même entendu quelqu'un expliquer que le discours du 15 avril constituait une rupture sociétale (rien que ça !) – le pays n'a pas bougé. Ce qui s'écrit aujourd'hui ressemble furieusement à ce qui s'écrivait il y a vingt ans, aux premiers temps de l'éphémère printemps algérien. Ce qui se réclamait à l'époque se réclame aujourd'hui encore. Ce qui se dénonçait se dénonce encore. On me rétorquera que la presse écrite est libre. Juste. Mais, en 1991, on nous parlait déjà de télévisions privées, de transparence des élections, de nécessité d'adapter le code de la presse, de libérer les énergies, de faire en sorte que la société civile puisse jouer son rôle, etc.

Et ce qui s'éludait ou se rejetait à l'époque continue de l'être aujourd'hui. On ne parle pas de la jeunesse, qui demeure un concept abstrait, dont on nie les revendications et les attentes. On ne parle pas des agissements hors des institutions, du non-droit et des comportements arbitraires qui minent la société et conditionnent le comportement des Algériens. On rejette, comme on le fait depuis 1963, toute idée d'élection d'une Assemblée constituante et on continue de confondre régime présidentiel et monarchie absolue. A ce sujet, on relèvera la similitude des démarches au Maroc comme en Algérie. Une commission qui planche et fait des propositions mais c'est le président, ou le roi, qui tranche en dernier recours…

De nombreux Algériens espéraient un changement de cap, l'amorce de réformes véritables avec, comme première décision concrète, la dissolution d'une Assemblée dans laquelle rares sont les citoyens qui s'y reconnaissent. De nombreux Algériens espéraient une réponse politique au mal-être social. Ils devront se contenter des sempiternelles promesses. Révision d'une Constitution dont on ne compte plus les amendements passés, élections transparentes, «approfondissement du processus démocratique» (Dieu, qu'est-ce que ce style ampoulé est insupportable !). Tout ça pour ça… On sait déjà la manière avec laquelle le système va tailler en pièce la moindre possibilité de concession. On imagine déjà les subterfuges, les manÅ“uvres dilatoires pour empêcher qu'un minimum d'ouverture soit concédé aux Algériens.

Les issues restent les mêmes. D'un côté, une transition négociée qui mènera nécessairement vers une alternance politique. De l'autre, des temps plus que difficiles. Car il est plus qu'évident que le peuple algérien va, tôt ou tard, en avoir assez de se dire «Nou pas bouger, pas moyen bouger». A ce moment-là, il sera trop tard pour ce changement pacifique que tout le monde attend et espère. Sonnera alors l'heure de nouvelles violences mais, peut-être, est-ce là l'issue recherchée.








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