Algérie

Algérie - Nacer Djabi, sociologue: “L’université a échoué à produire une élite performante”



Algérie - Nacer Djabi, sociologue: “L’université a échoué à produire une élite performante”


C’est presque un non-événement. La rentrée universitaire s’effectue dans une indifférence quasi totale. Signe du déclassement social et intellectuel d’une institution censée être au cœur des préoccupations. Le sociologue Nacer Djabi, qui a longtemps professé à l’université d’Alger, explique dans cette interview les raisons du déclin. “On peut dire que l’Algérie n’a pas une université répondant aux normes internationales reconnues”, critique-t-il. Pis encore, “l’université est une grande école d’alphabétisation et de formation professionnelle”.

- Liberté: La rentrée universitaire 2021-2022 a eu lieu hier. Quel état des lieux faites-vous de l’université algérienne aujourd’hui?

Nacer Djabi: Il est difficile d’établir un état des lieux du système universitaire avec ses différentes fonctions, sa gestion et ses produits. On peut dire que l’Algérie n’a pas une université répondant aux normes internationales reconnues en matière de qualité de l’enseignement et de rôle social, de production d’élite, de participation à la recherche scientifique et technologique. Ce qui explique en partie son absence dans tous les classements internationaux. On est face à une pseudo-université seulement. Certes, elle s’acquitte de certaines fonctions comme délivrer des diplômes aux étudiants et la “garde” de jeunes jusqu’à un certain âge pour les diriger ensuite vers le marché du travail. Elle offre des positions sociales aux diplômés et des statuts scientifiques (docteur et professeur, etc.), notamment dans les milieux sociaux pauvres qui connaissaient un grand taux d’illettrisme, mais aussi une qualification pour une petite partie de diplômés qui ne dépasse pas les 5 à 10% dans le meilleur des cas. Il y a aussi ceux qui ont fait des efforts personnels ou appartiennent à des familles aisées qui partent à l’étranger. Cela dit, l’université reste une grande école d’alphabétisation et de formation professionnelle.

Inefficace, elle handicape le diplômé en le rendant inadapté au monde du travail. C’est devenu une règle pour la plupart des étudiants qui ont peur d’affronter la réalité. L’université coûte cher à l’État, mais l’utilisation de cet argent a été inefficace et sans résultat réel, malgré certains rôles sociaux qu’elle assure, comme donner un motif aux filles d’investir l’espace public dans les grandes villes et même les moyennes où l’université est devenue un agent de transformation sociale et de début de production d’une élite féminine.

Évidemment, il y a aussi le rôle que joue l’université algérienne en faveur des universités occidentales, françaises et canadiennes plus précisément, en leur offrant une matière grise gratuite, bon marché et disponible.

En revanche, l’université algérienne dans presque toutes les disciplines a échoué à produire une élite performante et une recherche scientifique de qualité, même s’il y a des niches dans certaines disciplines qui peuvent continuer à jouer leur rôle et produire des diplômés de valeur qui vont inévitablement aller à l’étranger.

- D’aucuns déplorent la faiblesse du niveau des universités algériennes. Quelles réformes faut-il mener pour changer la donne?

La réforme de l’université et du système éducatif n’est pas une opération facile. Elle exige du courage politique, voire une légitimité politique chez les dirigeants. Je ne crois pas qu’elle a existé, ni aujourd’hui ni par le passé. Les moyens financiers dont avait disposé Bouteflika auraient pu aider à mener cette réforme s’il y avait cru. Mais il n’avait pas cette aspiration réformatrice que la société avait attendue de lui. C’est pourquoi, il a fait rater au pays de vraies opportunités.

La réforme de l’université exige donc un courage politique qui n’est pas présent car ceux qui gèrent aujourd’hui l’université le font de manière bureaucratique et routinière qui ne gêne pas les intérêts ni ne bouscule les mentalités. Ils n’ont pas de vraies prérogatives ni de capacité à enclencher un changement. En vérité, ils ne font rien d’autre que gérer leurs carrières. La réforme de l’université exige une confrontation avec la société en général, la famille algérienne, les organisations estudiantines devenues des nids de corruption et même les syndicats professionnels sur lesquels s’appuie le système pour gérer la pseudo-université. Il faut savoir que la société algérienne a commencé à changer graduellement l’appréciation positive qu’elle avait, par le passé, de l’université et de l’universitaire.

- Beaucoup d’étudiants, de médecins, mais aussi de hauts cadres quittent le pays pour s’installer en France, au Canada ou dans d’autres pays occidentaux…

Une des fonctions actuelles de notre pseudo-université est d’offrir des compétences scientifiques aux universités occidentales, surtout des jeunes des deux sexes qui n’ont peut-être pas le niveau scientifique requis, mais prêts à s’améliorer s’ils bénéficient de moyens et conditions qu’ils trouveront dans les pays occidentaux. Cette fonction est devenue apparente et non pas cachée: former un grand nombre de jeunes maîtrisant les langues et disposant d’un certain niveau de qualification, notamment dans les sciences exactes, et qui vont à l’étranger et pour lesquels les pays occidentaux n’ont pas investi un seul dinar.

- L’université algérienne ne joue plus son rôle de force de propositions et de locomotive de la société comme c’était le cas avant. Pourquoi un tel déclin?

L’université algérienne n’a jamais été totalement indépendante bien qu’elle ait essayé dans certaines séquences historiques, mais elle n’a pas réussi. Cela ne veut nullement dire que l’université n’a pas produit des niches et des figures comme individualités qui ont essayé d’assumer ce rôle comme c’est les cas pour certaines universités étrangères. Naturellement, le système politique n’a pas aidé cette tendance, il l’a, plutôt, combattue. Le résultat est que le pays n’a pas bénéficié, depuis l’indépendance, ni de cette pseudo-université ni des quelques individualités y exerçant et qui sont soit réduites au silence, soit marginalisées ou carrément poussées à l’émigration, comme c’est le cas de plusieurs universitaires connus.

- L’absence d’organisations fortes d’enseignants et d’étudiants n’est-elle pas pour quelque chose dans cette situation?

La faiblesse des organisations estudiantines et des universitaires est le résultat logique de la gestion politique officielle et administrative qui ne croit pas à l’indépendance de l’individu, combat la citoyenneté, rejette l’opinion indépendante. Ce qui a donné lieu à des syndicats non représentatifs et illégitimes, voire corrompus, participant avec force à la consécration de la pseudo-université.

L’université algérienne ne peut pas, du moins dans un avenir proche, ne pas jouer un rôle élitiste comme elle l’a démontré pendant ces deux dernières années du Hirak, en ne secrétant que quelques figures dans les grandes villes exclusivement. Mais cela ne veut pas dire que l’universitaire, étudiant ou enseignant, n’est pas affecté par la situation socioéconomique fort détériorée, à l’instar des autres citoyens. L’absence d’organisations d’étudiants et d’enseignants n’aide pas l’université à jouer son rôle de locomotive comme c’était, plus ou moins, le cas avant. L’expérience syndicale internationale nous a instruits que l’apparition des syndicats suppose une vie professionnelle, le respect de la profession et l’éthique professionnelle sur lesquels reposent les syndicats, mais qui, malheureusement, n’existent pas dans notre pseudo-université.



Photo: Le sociologue Nacer Djabi, qui a longtemps professé à l’université d’Alger. © D.R

Propos recueillis par : Arab Chih


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