Pour le sociologue et auteur Nacer Djabi (photo), en 2012, d’une étude sur les scénarios possibles pour le changement en Algérie, le pays ratera encore une fois une occasion d’aller vers un nouveau système. Selon lui, l’option du quatrième mandat pour le président Bouteflika peut être expliquée en prenant en considération deux éléments importants. Le premier concerne l’ego du chef de l’Etat qui croit être né pour gouverner. Le second est qu’en face de lui, il n’y a pas d’homme de système disposant d’une légitimité et d’un charisme pour contrecarrer ce projet du 4e mandat. Ce dernier, dit-il, est un message adressé au peuple algérien et qui consiste à lui dire qu’il ne faut pas compter sur l’élection pour changer le système.
- L’officialisation, samedi dernier, de la candidature du président Bouteflika à un 4e mandat a annulé tous les scénarios imaginés auparavant pour le changement en Algérie. Comment expliquer aujourd’hui ce passage en force et cette candidature par procuration?
Celui qui pensait que le président Bouteflika ne briguerait pas un quatrième mandat ne connaît rien à son profil psychologique et sa culture politique. Ces deux facteurs sont importants quand on veut étudier la question de la prise de décision. Celui qui pense ainsi ne saisit pas l’évolution du système politique depuis de longues années et ignore l’équilibre des pouvoirs actuel au sommet de l’Etat. En tant que personne, Bouteflika croit qu’il est né pour gouverner, comme la plupart des gens de sa génération et de sa culture politique. C’est ce qu’il fait depuis l’âge de 24 ans. De ce fait, il n’a pas encore digéré la période allant de 1979 à 1999 qu’il a passée en dehors du pouvoir. Pour lui, c’était une injustice et il est prêt à en punir les responsables, en premier lieu le peuple algérien qui l’avait abandonné en 1979. Il croyait être le deuxième homme dans le régime de Boumediène et ne pardonne pas à ceux qui l’ont éjecté du pouvoir après sa mort. L’homme ne s’imagine pas en dehors du pouvoir, même pour une minute, et dans cette logique il rencontrera son dieu en tant que Président. Mais le côté psychologique et culturel est insuffisant pour comprendre cette candidature. Ces derniers temps, le système politique algérien ne dispose plus de grands centres de décision légitimes ou d’homme charismatiques en mesure de contrecarrer le projet d’un 4e mandat et de proposer une alternative. Si Bouteflika est faible politiquement et sans légitimité, ceux qui sont en face de lui ne sont pas dans une meilleure situation: ils sont eux aussi âgés, sans légitimité et opposés au changement… Ils étaient, même implicitement, d’accord pour le viol de la Constitution en 2008. En d’autres termes, ce sont les enfants du système qui enterreront le système, car ils n’ont pas un autre projet politique que de gérer les derniers moments de sa vie. Et cette période risque de connaître des mouvements et des troubles…
- Quel est, selon vous, l’objectif des tenants du pouvoir en imposant cette candidature alors que le chef de l’Etat ne gouverne plus depuis au moins une année?
Nous sommes devant une logique politique, confirmée dans plusieurs pays arabes ces dernières années, selon laquelle tant que le niveau de la corruption augmente et perdure dans le temps, le changement devient difficile. Celui qui croit qu’en passant sous silence le projet d’un 4e mandat va gagner une bataille qu’il n’a pas menée a tort. A chaque fois que la corruption et le nombre de corrompus augmentent, les institutions politiques deviennent plus faibles et ne seront plus en mesure de contrôler les citoyens. Du coup, le changement politique sera plus coûteux. Les Irakiens, les Libyens et les Syriens aujourd’hui ainsi que les Egyptiens, avant eux, paient le prix fort, car ils n’ont pas pu, par peur, par incapacité ou à cause des calculs politiques ou de faiblesse, faire le changement à temps. Le sort des Algériens risque d’être similaire. Enfin, il faut lire ce 4e mandat en se référant à l’histoire (à des analyses de longue durée). Ce nouveau mandat intervient au moment où la chkara (l’argent sale) a fait son intrusion en force dans la politique et où la corruption a atteint des proportions graves et les institutions, comme le Parlement et les partis, sont tellement déstabilisées qu’elles ne peuvent plus jouer le rôle de façade habituel, comme c’est le cas pour le FLN. Le Premier ministre et président de la Commission nationale préparatoire des élections a fait une campagne anticipée durant une année avec l’argent des contribuables. C’est lui aussi qui a annoncé, alors qu’il était en mission officielle, la candidature du Président à sa propre succession. Cela confirme cette situation.
- Est-il possible, après l’imposition d’un mandat à vie préparé depuis 2008, de parler encore d’un changement de système par des moyens pacifiques?
Le message principal que l’on veut envoyer aux Algériennes et aux Algériens, à travers ce 4e mandat, est celui de dire qu’il ne faut pas compter sur les élections pour amorcer un changement, tant que ce système politique est toujours en place. Ainsi l’Algérie ratera l’occasion d’un changement politique graduel et en douce en 2014, comme elle avait déjà laissé filer une autre occasion en 2012 avec les élections législatives. Lors de cette dernière élection, même le FLN a été surpris et n’en croyait pas ses yeux en constatant qu’il avait remporté largement le scrutin. Un parti qui traverse une crise structurelle et politique, avec une direction divisée et faible, remporte la majorité! Ce sont les incohérences de ce système politique qui devient un danger pour lui-même et pour la nation. Ce message confirme également une vieille règle politique qui concerne le peu d’engagement des Algériens, notamment les jeunes et les couches moyennes, dans les élections et les campagnes électorales. Cependant, les couches sociales qu’a mobilisées la mosquée durant les années 1970 le sont encore par les élections. En effet, alors que la mosquée aujourd’hui mobilise même les jeunes, les élections ne mobilisent que les vieux et les habitants des zones rurales.
- La guéguerre au sommet du pouvoir, évoquée récemment après les attaques menées par le secrétaire général du FLN, Amar Saadani, contre le patron du DRS, le général Toufik, ne participe-t-elle pas dans la préparation de ce scénario qui paraissait inimaginable après le transfert de Bouteflika au Val-de-Grâce?
Là, je dois revenir à la question de la légitimité des hommes et des institutions. Celui qui connaît le fonctionnement du système, saura que les décisions ne sont pas prises à l’intérieur des institutions qui sont pourtant nombreuses. Les décisions politiques les plus importantes, je ne parle pas des projets de loi votés par le Parlement, sont prises au sein de petits groupes, avec un élargissement du dialogue à d’autres un peu plus larges.
Mais elles (les décisions) sont prises en dehors des institutions, dans le cadre de négociations organisées selon la logique de groupes informels. Nous n’avons pas de figures politiques et des institutions constitutionnelles qui auraient pu, par exemple, demander l’application de l’article 88 de la Constitution quand il s’est avéré, d’une manière flagrante, que le Président est incapable de parler, très malade et loin du pays sans avoir délégué ses pouvoirs à une personne ou à une institution.
Je pense que les déclarations de Amar Saadani sont très importantes et elles ont été lancées pour vérifier la force de ces hommes (les responsables du DRS) dans les institutions. Cela peut être un prélude à des décisions importantes qui seront prises après les élections pour écarter certaines figures au sommet de l’institution militaire et au sein du pouvoir politique. La leçon à retenir peut être celle-ci: ceux qui enterreront ce système politique en place, bien avant l’indépendance même, sont les intrus qui l’ont rejoint en ces moments de crise et de lutte interne, comme Saadani. Ce dernier n’aurait pas pu arriver à la tête du FLN, s’il n’y avait pas eu cette crise qui secoue le parti depuis une décennie déjà. Il n’aurait pas pu également arriver à la présidence de l’APN, s’il n’y avait pas eu cette crise. Le système politique vit une situation de trouble qui a fait que le népotisme gagne même l’institution de la Présidence pour avoir le dernier mot.
- Une large partie de la classe politique nationale boycotte la prochaine élection présidentielle. Cette classe politique d’opposition peut-elle aujourd’hui constituer un rapport de forces pour imposer le changement qu’attendent les Algériens depuis des années?
Des événements importants se sont produits ces derniers jours et les Algériens n’y ont pas fait attention. Il s’agit des réunions et des positions communes exprimées par le RCD, le MSP et Ennhada. Je pense que cela est très important, car cette entente met fin à une logique en vigueur depuis quelques années, qui est celle des mésententes entre les grandes familles politiques, en particulier les islamistes et les démocrates. La coordination entre plusieurs partis d’opposition est également importante, même si elle n’a pas réussi à changer les rapports de force à l’occasion de l’élection présidentielle. Mais il faut rappeler que le régime à vider le pays sur le plan politique et il a achevé la vie partisane. Sa force aujourd’hui, il la détient de la faiblesse de l’opposition qui reste divisée et incapable de constituer des rapports de force en sa faveur, car elle ne bouge qu’à la veille des élections. Cette situation peut être exploitée par des forces hostiles à la démocratie et à l’organisation partisane pour que le changement intervienne encore une fois par des manifestations de rue.
- Vous avez présenté une étude sur les scénarios possibles pour le changement en Algérie. Ces scénarios ne se concrétiseront pas cette fois-ci. Quelle hypothèse peut-on imaginer aujourd’hui?
Cette étude a été faite en 2012. Nous avons dit qu’on sera, à l’occasion de la présidentielle de 2014, devant deux scénarios possibles. Le premier était optimiste et prévoyait un changement en douceur à la tête du pouvoir à travers les élections, dans le cadre d’un consensus entre les différentes élites politiques. Ce changement ne devrait pas toucher seulement les individus, mais aussi les générations dans la mesure où la décision politique sera entre les mains des générations les moins âgées, plus expérimentées et plus qualifiées qui sont proches de la société et ses aspirations. Le second scénario pourrait être pessimiste avec le maintien des mêmes figures et la même génération qui sont au pouvoir en Algérie bien avant l’indépendance. Cette génération refuse de quitter le pouvoir qu’à travers un processus biologique, c’est-à-dire la disparition et la mort. Cela signifie qu’on sera devant un scénario de confrontation qui pourrait être caractérisé par une violence entre l’ancienne génération et la majorité des Algériens, notamment les jeunes qui gardent une mauvaise image de cette génération. Il peut y avoir une violente confrontation. La génération la plus jeune pourra même éloigner l’Algérie de l’idée nationaliste qu’on connaît historiquement.
Dans ce sens, l’Algérie ressemble à l’Union soviétique durant les années 1980, quand elle enterrait chaque année un secrétaire général du parti ou un président, ou l’Arabie Saoudite actuellement, où le prince héritier décède avant le roi, ce qui pose la problématique de passage de la génération des enfants de Abdelaziz à celle de ses petits-enfants qui sont plus nombreux et moins homogènes. Mais en Arabie Saoudite, il y a au moins une famille au pouvoir qui offre des garanties qui n’existent pas dans le système politique algérien.
Madjid Makedhi
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Posté Le : 01/03/2014
Posté par : akarENVIRONNEMENT
Photographié par : Photo: El Watan ; texte: Madjid Makedhi
Source : El Watan.com du 1er mars 2014