Pour Mourad Ouchichi, professeur d’économie à l’université de Béjaïa, il est d’abord question de régler la crise politique, mettre en place des institutions légitimes et réellement représentatives avant de passer à une autre étape.
Celle de redonner à la sphère économique l’autonomie nécessaire à son fonctionnement selon les lois de l’économie politique.
- L’économie nationale semble s’installer dans la léthargie en raison de la perte de confiance, avec le risque accru de la prolongation de la crise (rejet de l’élection)… Comment s’annonce l’après-12 décembre?
L’économie nationale se caractérise déjà par sa fragilité et sa vulnérabilité extrêmes en raison de sa dépendance chronique aux prix internationaux des hydrocarbures. Son caractère rentier la place en danger au moindre frémissement du marché pétrolier et gazier. Rappelons à ce propos, que depuis 2014, les déséquilibres de comptes macro-économiques de la nation sont dans le rouge, à tel point que les décideurs ont eu recours à la planche à billets et l’option de l’endettement extérieur a été même évoqué par certains comme une solution envisageable.
Ceci pour souligner que si crise économique il y a, ce n’est nullement à cause du mouvement populaire en cours. Le caractère rentier de l’économie algérienne, qui perdure depuis la fin des années 1970, résulte de la nature du régime politique en place (le même depuis 1962) qui utilise les ressources économiques à des fins de domination de la société, ce qui est incompatible avec l’émergence d’une sphère économique autonome et productive.
Pour revenir à la conjoncture exceptionnelle que nous vivons depuis 10 mois, effectivement, l’économie du pays est directement affectée. Le peu de confiance, qui existait déjà, a subitement disparu du fait des emprisonnements en cascade des ex-dirigeants politiques et économiques du pays sous le «règne» de Bouteflika. Les Algériens et les partenaires étrangers confirment – ce qu’ils savaient déjà – que la corruption et la prédation sont au cœur du système de gouvernance nationale. Ils ont atteint des seuils inimaginables.
Ceci, à l’évidence, achève le peu qui reste de confiance en les institutions de l’Etat. L’entêtement des décideurs à maintenir l’option de l’élection présidentielle – après son report à deux reprises – à la place et au lieu d’une transition politique consacrant le transfert de souveraineté des militaires aux civils n’est de nature qu’à accentuer le climat d’incertitude, donc de l’attentisme et de la léthargie. Dit autrement, le refus insensé au peuple de son droit à l’autodétermination ne fera qu’aggraver la situation économique déjà fragile.
Pour la suite, quel que soit le déroulement (ou pas) et les résultats de l’après-12 décembre, la situation de l’économie nationale va s’aggraver. Le rejet populaire de cette élection est tellement fort que le futur locataire d’El Mouradia ne jouira pas de l’autorité et de la confiance nécessaires pour instaurer la sérénité adéquate pour relancer le climat des affaires.
- Quelles alternatives pour redresser la situation dans les conditions actuelles?
Le bon sens voudrait que les décideurs soient à l’écoute du peuple. Le report des élections et l’ouverture de négociations pour une transition dans une perspective historique de placer le pays dans la modernité politique est une nécessité vitale. Sur le plan économique, le déblocage va suivre de fait.
Il est donc question d’abord de régler la crise politique, mettre en place des institutions légitimes et réellement représentatives. Ensuite, redonner à la sphère économique l’autonomie nécessaire à son fonctionnement selon les lois de l’économie politique (liberté d’entreprendre, le respect de la propriété privée, de la réalité des prix et de la concurrence loyale, la transparence dans l’attribution des marchés publics, l’autonomie de la Banque centrale…). Une fois ces conditions réunies, la confiance se réinstallera d’elle-même.
Autrement dit, redonner à l’Etat et au marché leurs rôles respectifs, en l’occurrence la régulation pour le premier et la création de richesses pour le second. En fait, les sociétés développées sont organisées sur un modèle construit sur le triptyque suivant : la société, le marché et l’Etat qui s’intercale entre les deux. Ce dernier, l’Etat, est là tantôt pour booster le marché en temps de crise et tantôt pour protéger la société des dérives du marché non régulé. Pour que cela fonctionne, trois conditions sont nécessaires : l’autonomie de la société civile, le caractère démocratique des institutions et la liberté d’entreprendre.
- Quel serait à votre avis la réaction des partenaires de l’Algérie si le statu quo persiste?
Les partenaires étrangers d’un pays sont de deux types : les véritables investisseurs et les prédateurs. Si pour les premiers, en cas de persistance du statu quo, resteront prudents et attentifs, pour les seconds ça sera une aubaine car ils profiteront de l’illégitimité et de la fragilité du pouvoir politique pour réaliser des affaires juteuses. Ceci est valable aussi pour les entrepreneurs nationaux. Comme disait D. North, (prix Nobel) un des pionniers de l’économie institutionnelle : «Si les institutions sont des règles de jeu, les organisations et leurs entrepreneurs sont des joueurs.» Ce sont en fait la qualité des règles de jeu qui déterminent le type des joueurs et la manière de jouer.
Il ajoute, d’une manière très explicite, «les organisations qui se constituent vont refléter les opportunités créées par la matrice institutionnelle. Si le cadre institutionnel récompense la piraterie, des organisations pirates seront créées, s’il récompense les activités productives, des organisations – des firmes – seront créées afin de s’engager dans des activités productive». Donc, si la situation actuelle persiste, le pays sera en proie à une panoplie de prédateurs nationaux et internationaux qui mettront fin à ce qui reste de sa souveraineté déjà largement entamée.
- Quid de l’impact sur le plan social avec la dégradation de la situation financière du pays et les incertitudes politiques?
Il est tout à fait clair que l’impact social de la gestion économique actuelle sera terrible, surtout pour les couches sociales défavorisées et les détenteurs de revenus fixes. Le manque de confiance conduit au ralentissement des investissements, donc à une augmentation du chômage. Le recours abusif à la planche à billets va provoquer de l’inflation, donc à l’érosion du pouvoir d’achat et le creusement des inégalés sociales.
Le manque de légitimité politique du futur «président» va pousser le régime à accentuer les pratiques clientélistes avec tout ce que cela suppose comme gabegie et promotion de la médiocrité… En résumé, mon pays va connaître une régression sociale, économique et politiques généralisée.
La société algérienne est dans un carrefour historique décisif, ou elle réussit sa mutation vers la modernité ou elle sombre dans les ténèbres pour plusieurs décennies. Cette fois-ci, ou c’est la progression féconde, ou c’est la régression qui va finir par tuer toute fécondité.
Entretien réalisé par Samira Imadalou
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Posté Le : 09/12/2019
Posté par : akarENVIRONNEMENT
Ecrit par : Samira Imadalou
Source : elwatan.com du lundi 9 septembre 2019