Depuis 1994, des milliers de familles sont séparéesdu fait des relations exécrables entre Alger et Rabat. Reportage sur un désastre humain et économique.
A 180 kilomètres d’Almería commence la frontière fermée la plus longue du monde. Des dizaines de milliers de familles, séparées par quelques mètres à peine, subissent les conséquences de ce verrouillage. Seules les frontières qui séparent l’Arménie de la Turquie et de l’Azerbaïdjan sont aussi infranchissables que cette ligne de 1 559 kilomètres entre deux pays, l’Algérie et le Maroc, qui ont beaucoup en commun mais se regardent en chiens de faïence. Depuis que l’Algérie a accédé à l’indépendance, en 1962, sa frontière avec le Maroc a été plus souvent verrouillée qu’ouverte. Mais la fermeture décrétée il y a quatorze ans est la plus longue : elle a débuté en août 1994, après un attentat terroriste commis à Marrakech, où deux touristes espagnols ont été tués. Les auteurs étaient trois jeunes Algériens vivant en France. Driss Basri, bras droit de Hassan II, avait réagi en obligeant les Algériens qui voulaient se rendre au Maroc à demander un visa. L’Algérie lui avait non seulement rendu la réciproque, mais avait également fermé la frontière. Cette décision avait provoqué le naufrage de l’économie de la région marocaine d’Oujda, où presque 2 millions d’Algériens se rendaient chaque année pour acheter tout ce dont ils manquaient dans leur pays.
La blessure est particulièrement douloureuse pour les familles séparées. Comme celle de Driss Habri, agriculteur et maire du village d’Aghbal, dans l’est du Maroc. Sa mère, qui vit avec lui, est algérienne et a deux frères à Nedroma, de l’autre côté de la ligne. “Vous savez depuis combien de temps elle n’a pas pu leur rendre visite ? Quatorze ans. Depuis que la frontière a été fermée, explique Habri. La dernière fois que nous les avons vus, c’était en France. Si l’un d’eux venait à mourir, car ils sont déjà très âgés, ma mère devrait aller à Oujda prendre un avion pour Casablanca, puis un autre pour Oran, et ensuite faire 200 kilomètres de route jusqu’à Nedroma. Et après tous ces efforts, elle arriverait probablement en retard à l’enterrement.” Habri, un homme d’une cinquantaine d’années, est un condensé des problèmes humains que pose cette frontière : de l’autre côté, il a des oncles et des cousins, mais aussi des terres auxquelles il ne peut accéder. “Même quand je travaille dans ma ferme côté marocain, il arrive qu’un soldat algérien vienne m’ordonner de ficher le camp”, se plaint-il.
En février, nous avons demandé aux deux pays une autorisation pour parcourir cette frontière atypique, officiellement fermée mais par laquelle transitent des immigrants clandestins, des contrebandiers ou de simples habitants de la région qui prennent le risque de la franchir pour pouvoir voir leurs familles. L’Algérie a répondu par le silence et le Maroc a fini par accepter, après deux mois d’hésitations. C’était la première fois que le pays donnait l’autorisation de visiter la zone. Le ministère de l’Intérieur marocain a élaboré un programme qui reprenait les grandes lignes de notre requête. Pendant cinq jours, des fonctionnaires de ce ministère se sont relayés pour nous accompagner dans les villes et hameaux frontaliers. Leur présence était indispensable, parce qu’il faut une autorisation pour entrer dans certains d’entre eux, et parce que les limites sont si floues qu’on risque de les franchir par inadvertance. Ce circuit avec les “guides” de l’Intérieur comprenait des rencontres avec des représentants de la société civile.
Les Marocains répètent qu’il faut “éviter de provoquer” leurs voisins
Avec leurs hôtels déglingués et leurs cafés fermés aux terrasses désertes sur lesquelles déambulent des chats squelettiques, les faubourgs d’Oujda et la petite ville d’Ahfir portent encore les traces de la catastrophe déclenchée par la fermeture de la frontière. “Ce sont des vestiges du passé”, assure Mohamed Brahimi, le wali (préfet) d’Oujda. “La région ne dépend plus de l’Algérie pour vivre et a trouvé d’autres moteurs de développement.” Zoug Bghal, à 14 kilomètres d’Oujda, offre un aspect plus désolant encore. C’était le principal poste-frontière entre les deux pays. Il était traversé chaque jour par des milliers de personnes. Les policiers et les douaniers sont toujours là, à l’abri du soleil dans leurs bureaux délabrés. Sur la chaussée, entre les barrières et les tonneaux remplis de sable qui bloquent le passage, il n’y a que quelques chiens en vadrouille. “Mais je ne suis pas en vacances”, affirme Yahya Zerrouki, commissaire du poste de police fantôme. “Il y a toujours quelque chose à faire. C’est par ici qu’on rapatrie les vaches qui s’échappent dans le pays voisin, et parfois des cadavres.”
Comment les douaniers et policiers marocains entrent-ils en contact avec leurs homologues algériens lorsqu’ils ont quelque chose à leur communiquer ? “On siffle, et on se retrouve à la barrière”, répond le commissaire. Le policier algérien qui se dirige à grandes enjambées sous nos yeux vers ladite barrière, située à une trentaine de mètres, ne siffle pas : il hurle, exigeant à grands cris que notre photographe cesse de prendre des clichés. “Il vaut mieux qu’il change de cible”, confirment à l’unisson policiers et douaniers marocains. “Il ne faut pas leur chercher des crosses”, insistent-ils. Chaque fois qu’a surgi dans notre parcours la possibilité de photographier des Algériens en uniforme ou ces mastodontes en ciment blanc que sont les postes de surveillance de l’Armée nationale populaire algérienne, les Marocains ont répété qu’il fallait “éviter de provoquer” leurs voisins. Les occasions n’ont pourtant pas manqué : les postes militaires se dressent tous les 3 kilomètres le long de la frontière côté algérien. On voit aussi parfois des tentes abritant des soldats. Les fortins marocains sont aussi nombreux mais un peu plus petits, et leur couleur ocre leur permet de mieux s’intégrer dans le paysage. Plus au sud, lorsque le terrain devient plus caillouteux, les cantonnements sont moins fréquents. C’est encore plus loin vers le sud, dans la région de Tindouf, que les Marocains et les Algériens concentrent le gros de leurs troupes. Là-bas, dans le désert, les armées s’observent. Dans le nord, elles se coudoient et se marchent parfois sur les pieds.
A Angad, à 25 kilomètres au nord d’Oujda, deux pistes courent en parallèle sur plusieurs dizaines de kilomètres. Celle de l’ouest est marocaine, celles de l’est algérienne. Les patrouilles des deux armées se frôlent presque lorsqu’elles se croisent. La piste marocaine est en meilleur état et les véhicules algériens changent parfois discrètement de route pendant quelques mètres pour éviter certaines ornières. Les tout-terrain marocains en font autant lorsqu’ils pensent que personne ne les voit.
Plus loin, les deux pistes se rejoignent pour former une route qui traverse et divise un village aux maisons collées les unes aux autres. Le hameau compte 120 habitants. Ceux de gauche vivent à Chraga (Maroc) et ceux de droite à Dragda (Algérie). “Lorsque la patrouille marocaine et l’algérienne se retrouvent au même moment dans cette ruelle qui sert de frontière, l’une doit reculer pour laisser passer l’autre”, commente un officier de la gendarmerie marocaine. L’arrivée à Chraga d’étrangers équipés d’appareils photo mobilise l’armée algérienne. Un tout-terrain avec deux soldats à bord descend la ruelle et se met en position face aux étrangers. Tout à coup, un ordre parfait règne dans le village : les enfants marocains qui jouaient dans un pré algérien se sont repliés dans leur pays et s’appuient contre un mur. Trois militaires marocains surgissent d’une tente et se placent face aux Algériens. Ils se regardent, mais ne s’adressent pas la parole. Y a-t-il des incidents armés avec les Algériens ? “Avec la gendarmerie, jamais”, répond d’un ton tranchant le même gendarme marocain. “Ce sont des professionnels, comme nous. Ce n’est pas la même chose avec les recrues de l’armée, des jeunes sans expérience qui jouent facilement de la gâchette pour dégommer un chien ou faire peur à un contrebandier, histoire de tuer le temps. Et ils ne visent pas toujours très bien.” Pendant un moment, Chraga la marocaine ou Dragda l’algérienne est un village divisé. Mais, dès que les hommes en uniforme tournent les talons, elle retrouve son unité. “Ici, les familles vivent comme s’il n’y avait pas de frontière, elles vivent ensemble”, assure le maître d’école, Abderrahman Salhi. Le hameau est un havre de tolérance, dans une région où ceux qui franchissent la frontière à dessein ou par inadvertance peuvent se retrouver en prison pour des semaines.
Ich est un hameau de moins de 300 habitants, un îlot marocain incrusté en Algérie. La frontière passe à 50 mètres seulement au nord, à l’est et au sud. Son maire pourrait raconter des centaines d’histoires de jeunes qui cherchaient des truffes ou de bergers qui suivaient leur troupeau et “se sont retrouvés de l’autre côté”. “Quand il y a une tempête de sable, nous savons que quelqu’un va se perdre”, affirme-t-il.
Vaste territoire interdit aussi bien aux Marocains qu’aux Algériens
Que se passe-t-il lorsque les Algériens les capturent ? “Ils les arrêtent, les transfèrent à Béchar [ville de 250 000 habitants dans le sud-est de l’Algérie], et un mois ou quarante jours plus tard, il y a un procès”, explique le responsable de la région de l’oasis de Figuig pour le ministère de l’Intérieur. “On les condamne à un mois de prison pour entrée illégale dans le pays. Mais ils ne purgent pas leur peine parce qu’ils sont expulsés.” Les Marocains font la même chose lorsqu’ils arrêtent des Algériens.
Après l’accord conclu entre Hassan II et Houari Boumediène à Ifrane (Maroc) en 1972, la frontière a été clairement définie – bien qu’il n’y ait pas de panneaux pour la signaler – jusqu’à une centaine de kilomètres au sud d’Oujda. Au-delà, sur les 1 300 kilomètres qui restent, son tracé est plus aléatoire. “Pour placer des jalons d’un commun accord, il faut être deux, et nous n’avons pas rencontré de partenaire disposé à le faire”, regrette Taieb Fassi-Fihri, ministre des Affaires étrangères marocain. “Au sud d’Oujda, la frontière est un consensus entre les villageois et les militaires”, explique un fonctionnaire du ministère de l’Intérieur. “On dit qu’elle passe par le sommet de telle colline, par le lit de tel ruisseau asséché”, ajoute-t-il. “Le problème est que les Algériens ont déplacé unilatéralement la frontière”, dénonce Abdelkrim El-Horma, président d’une association à Ich. “Aujourd’hui, nous ne pouvons même plus faire le pèlerinage à Sidi Bouazza, parce qu’ils ont décrété que le site se trouve sur leur territoire.”
Mohamed Jaafar, moqadem (représentant du ministère de l’Intérieur) du village de Zaouia El-Hajoui, affirme avoir souffert dans sa propre chair de ces déplacements de frontière. “Le village vivait de l’exploitation d’une mine de sel, raconte-t-il. Mais un jour les militaires algériens sont arrivés. Ils ont déclaré que la mine se trouvait dans un no man’s land interdit aussi bien aux Algériens qu’aux Marocains. Ils m’ont arrêté pendant que je piochais et m’ont gardé au pain sec et à l’eau jusqu’à mon transfert à Béchar, où le juge m’a absous après quarante jours de prison.”
Zaouia El-Hajoui s’est retrouvé sans sa mine et Figuig, l’oasis la plus proche du sud de l’Europe, “a été privée de 350 000 palmiers, soit la majeure partie de sa palmeraie”, se plaint Omar Essaadi, président d’une ONG locale. “C’est en partie à cause de cela qu’il n’y a plus que 12 500 personnes vivant ici [contre 17 000 il y a dix ans] et que les jeunes ont émigré. Ceux qui ont de la famille de l’autre côté demandent à leurs parents de s’occuper des palmiers, mais beaucoup assistent impuissants à leur détérioration.” Les premières difficultés à la frontière sont apparues il y a longtemps, bien avant sa fermeture en 1994. “Les problèmes ont commencé au milieu des années 1970, en même temps que le début du conflit du Sahara.” “Les Algériens ont d’abord demandé un sauf-conduit pour entrer en Algérie, puis ils ont exigé qu’on échange une poignée de francs français, et plus tard ils ont imposé le passeport”, récapitule Essaadi.
La fermeture de la frontière a finalement été décrétée, et cela a “donné un coup de fouet aux trafics illégaux”, déclare Khalid Zerhouali, chargé du contrôle des frontières au ministère de l’Intérieur, à Rabat. Cette opinion est partagée par la Banque mondiale, qui affirmait dans un rapport sur le Maroc publié en 2006 que “la fermeture [avait] non seulement réduit au minimum les liens commerciaux légaux, mais [pouvait] contribuer au développement d’activités criminelles”. Le principal casse-tête, pour Samir Hormattallah, chef de la douane d’Oujda, ce sont les “voitures kamikazes”. “Il s’agit d’automobiles transformées pour transporter jusqu’à 1 500 litres de carburant qui roulent à tombeau ouvert sur les pistes entre les deux pays”, précise-t-il. Le jeu en vaut la chandelle : en Algérie le litre d’essence est à 0,45 euros, alors qu’il coûte plus du double au Maroc. En 2007, la gendarmerie algérienne a saisi 800 000 litres de carburant destinés au Maroc.
Un potentiel d’exportations de un milliard de dollars vers l’Algérie
Hormattallah nous montre avec fierté son dépôt de “véhicules kamikazes” interceptés. Le préfet Brahimi affiche une mine encore plus réjouie lorsqu’il annonce que “la pression policière a mis un terme à un danger public, le stockage dans des garages ou des patios de milliers de litres d’essence, une bombe à retardement. Jusqu’à récemment, il n’y avait pas un quartier sans dépôt de ce genre.”
La fermeture de la frontière favorise les trafics illicites, mais elle porte surtout préjudice à l’économie locale. “La seule façon de faire du commerce [entre l’Algérie et le Maroc] est de passer par un troisième pays, généralement la France ou l’Espagne”, indique le rapport de la Banque mondiale. “Le potentiel d’exportation du Maroc vers son voisin de l’Est est de l’ordre de 1 milliard de dollars, soit l’équivalent de 2 % de son PIB.” A cause du verrouillage de la frontière, l’Algérie n’est qu’au trentième rang des partenaires commerciaux du Maroc. Le roi a fait des gestes d’apaisement. Il a supprimé le visa pour les Algériens en 2004, et le président Bouteflika lui a rendu la pareille huit mois plus tard en mettant fin à son tour aux formalités ennuyeuses imposées aux Marocains. Mais il n’a pas satisfait le désir royal de rouvrir la frontière. Rabat ne laisse passer aucune occasion de demander la réouverture, à travers des communiqués ou dans les forums internationaux. Alger se contente de renvoyer la question aux calendes grecques. “Cette réouverture n’est pas envisagée dans l’immédiat”, répondait en avril Mourad Medelci, chef de la diplomatie algérienne, au dernier appel lancé par son homologue marocain, avant d’ajouter que la question devait être “envisagée dans le cadre d’évolutions qui sont souhaitées par les deux parties”. Que cachent des paroles aussi floues ? La lecture de la presse algérienne permet de le deviner. “On ne peut pas demander la réouverture d’une frontière lorsque, juste à côté, on construit un ‘mur de la honte’ et qu’on pose des champs de mines qui séparent les familles” sahraouies, affirmait le quotidien Le Jeune Indépendant, faisant allusion au mur construit par l’armée marocaine dans le Sahara. En clair, l’Algérie subordonne la réouverture de la frontière à la réalisation d’avancées dans le conflit du Sahara, qui dure depuis trente-trois ans. Même si dans une moindre mesure que le Maroc, l’Algérie tirerait également avantage de la circulation de personnes et de marchandises entre les deux pays. Mais sa prospérité lui permet de s’en priver sans trop d’efforts.
Posté Le : 08/03/2014
Posté par : frankfurter
Source : EL PAÍS | IGNACIO CEMBRERO