Algérie

Algérie - Maître Nourredine Benissad. Avocat et président de la LADDH: «La justice doit mettre le holà aux dépassements…»



Algérie - Maître Nourredine Benissad. Avocat et président de la LADDH: «La justice doit mettre le holà aux dépassements…»


- Le tribunal de Dar El Beïda vient de prononcer la relaxe en faveur de Fodil Boumala, après plus de cinq mois de détention provisoire. Quel est votre commentaire sur cette affaire?

Tout d’abord, en tant qu’avocat membre du collectif de défense et militant des droits de l’homme, je ne peux que me réjouir de la relaxe prononcée en faveur de Fodil Boumala par le tribunal de Dar El Beïda, dès lors que les poursuites engagées à son encontre et sa détention ne reposaient sur aucun fondement légal. Ce sont des poursuites politiques pour des chefs d’accusation politique. Il faut saluer la décision du juge, car, in fine, il n’a fait que se réapproprier le rôle de la justice, celui de protéger, en tant que dernier rempart, les libertés des personnes. La vocation de la justice n’est pas de traiter les conflits politiques et de se laisser instrumentaliser pour réprimer toute opposition politique.

- Dans son dernier rapport, Amnesty International a demandé la libération de tous les détenus et leur réhabilitation. Pourquoi, selon vous, la justice, qui a déjà prononcé la relaxe en faveur de nombreux détenus d’opinion, n’a pas tranché en faveur de cette option?

Plusieurs acteurs, notamment de la société civile, ont appelé à la libération des détenus d’opinion. Si certains tribunaux ont prononcé la relaxe en faveur de détenus d’opinion, ils ne peuvent, concomitamment, tranché sur leur réhabilitation. La procédure de réhabilitation obéit à des règles de droit bien précises. Il faut attendre que le jugement devienne définitif et observer une période probatoire de cinq ans pour pouvoir introduire une demande de réhabilitation en faveur d’un justiciable. Ceci étant, le fait que le tribunal relaxe des détenus, c’est déjà une réhabilitation de fait.

- La liste des participants au hirak poursuivis en justice s’allonge toujours. Une cinquantaine de manifestants, arrêtés samedi dernier à Alger, sont présentés devant le juge. A quoi joue le pouvoir, selon vous?

La LADDH a interpellé les autorités sur les arrestations de hirakistes pratiquement à chaque manifestation et à travers le territoire national. Les manifestations étant pacifiques, il n’y a aucune raison de procéder à des arrestations, d’autant plus qu’elles ne sont pas ordonnées par les autorités judiciaires habilitées. On a l’impression qu’il y a plusieurs centres de décision. La force doit revenir à la Loi fondamentale et aux lois de la République; le droit de manifester pacifiquement est un droit fondamental et il a pour corollaire le droit de s’exprimer. Aucune personne ne devrait être inquiétée pour avoir exprimé une opinion. Plus précisément, la justice a pour rôle de mettre le holà à tous les dépassements et les abus commis à l’égard des personnes manifestant pacifiquement. Les approches sécuritaires à la crise politique sont inopérantes et ne produisent que des ressentiments auprès des manifestants et des citoyens.

- Près de trois mois après l’élection présidentielle, du 12 décembre 2019, qu’est-ce qui a changé concernant la situation des droits de l’homme en Algérie?

Les droits de manifester, de circuler, de se réunir, de s’organiser et de s’exprimer sont réprimés au regard des pratiques du pouvoir. On continue à arrêter les hirakistes, à les poursuivre, à les condamner, on refuse des réunions publiques à des acteurs politiques et à la société civile. La question de la séparation et de l’équilibre des pouvoirs ainsi que de l’indépendance de la justice est pendante. Les lois liberticides sur les associations, les syndicats, les partis politiques, sur l’information… sont toujours en vigueur. Par ailleurs, les droits d’accès à la santé, à l’éducation, des personnes à mobilité réduite, de la femme, des enfants, de la pauvreté… sont posés. Ce sont des problématiques qui sont depuis longtemps ignorées et des pans entiers de la société sont laissés sur le carreau.

- En tant qu’ avocat et président de la LADDH, comment analysez-vous la situation du secteur de la justice actuellement, notamment après ce bras de fer entre les syndicats de la magistrature et le ministre, Belkacem Zeghmati?

La justice est rendue au nom du peuple et j’estime que tout Algérien a le droit de s’exprimer sur la justice de son pays et sur son rendement. Le rôle d’un syndicat doit, bien évidemment, défendre les intérêts moraux et matériels de ses adhérents mais aussi, à mon avis, et a fortiori, lorsqu’il s’agit de syndicats de magistrature, il faut que ses animateurs donnent des perspectives à leurs syndicats, notamment sur un rôle actif en matière d’indépendance de la justice et de propositions donnant un sens à ce concept.

- Quelles sont, selon vous, les réformes devant être engagées pour aller vers une justice indépendante respectueuse des libertés et des droits de l’homme?

Des réformes profondes et courageuses sont incontournables. Tôt ou tard, il faudra bien les aborder. Il faut que la chancellerie décline sa politique pénale, puisqu’il est question de protéger les libertés. Quelle politique pénale nous voulons pour notre pays à la lumière des dispositions constitutionnelles sur le recours à la détention préventive à titre exceptionnel, le principe de la présomption d’innocence, du procès équitable, de la garde à vue et de toutes les conventions internationales et régionales que l’Algerie a ratifiées en matière d’indépendance de la justice? Il faut donner du sens à tous ces principes. Les garanties constitutionnelles et statutaires pour les juges en réformant le Conseil supérieur de la magistrature et le statut de la magistrature de manière à isoler la mainmise du pouvoir politique sur la justice et à assurer un équilibre, notamment au niveau du CSM par l’injection de la société civile et de personnalités indépendantes en plus des juges élus par leurs pairs de manière à éviter aussi le corporatisme. Le Conseil constitutionnel doit être transformé en «tribunal» constitutionnel et permettre une saisine plus démocratique et dont le rôle sera de censurer toutes les lois anticonstitutionnelles. A l’évidence, seul un Etat de droit ou au moins un processus démocratique pourrait être en mesure d’amorcer ce type de réformes.


Propos recueillis par Madjid Makedhi


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