Le professeur Mahmoud Ould Taleb, enseignant hospitalo-universitaire à la faculté de médecine d’Alger, fait, dans cet entretien, le constat de l’inefficacité de la politique de lutte contre la drogue et la toxicomanie en Algérie. Il estime que le tout-répressif ne constitue pas une prise en charge «complète» de ce fléau qui gangrène la société.
- Il y a de plus en plus d’Algériens qui consomment de la drogue. Comment se caractérise cette augmentation?
L’augmentation de la consommation des drogues en Algérie ne peut être validée que par des enquêtes épidémiologiques locales, régionales ou nationales. Mais force est de constater qu’à ce jour, aucune enquête sérieuse n’a pu être réalisée. Cela ne veut nullement dire que la drogue n’est pas consommée à grande échelle. Les quantités de drogue saisies par les services de sécurité de plus en plus impressionnantes renseignent, un tant soit peu, sur l’ampleur de ce phénomène. Il reste maintenant à savoir quelle est la part qui est exportée et celle qui est consommée localement. Chose qui demeure difficile à démontrer.
- Mais la drogue se consomme au vu et au su de tous. Comment expliquez-vous cette banalisation?
La banalisation de la drogue est un phénomène récent. Autrefois, la consommation de la drogue était un tabou, aujourd’hui elle est banalisée à cause des problèmes qui frappent la jeunesse. On est incapable de donner de bonnes perspectives sociales à nos jeunes qui ont un avenir limité, enfin l’absence de «l’autorité paternelle» qui refuse de prendre ses responsabilités. La proportion que prend le phénomène est aussi la preuve de la faillite parentale et de la dislocation de la cellule familiale. Les parents ne jouent plus leur rôle de veilleurs sur leur progéniture. Et comme vous le savez, on ne peut pas faire de la prévention sans une véritable implication des parents qui, eux-mêmes, doivent être sensibilisés sur les dangers de ce fléau qui est une menace même pour eux. On ne peut pas non plus imaginer une prise en charge des toxicomanes sans une implication accrue et directe des parents qui, dans bien des cas, feignent d’ignorer la consommation de drogue par leurs enfants. C’est une fuite en avant.
- Quels sont les risques liés à la consommation de la drogue?
Les risques sont nombreux et multiples. La délinquance est la première chose qui guette ceux qui goûtent à la drogue. A cela s’ajoutent l’exclusion sociale et la violence. Quand on s’adonne aux drogues, on développe petit à petit une dépendance. Et le manque provoque des réactions violentes. Des violences qui varient selon la nature psychologique de chaque individu. Et cette même dépendance engendre inéluctablement des problèmes psychiatriques tels que le suicide, la dépression, les psychoses…
- Certains observateurs affirment que les consommateurs de drogue ne sont pas forcément des marginaux. Il y aurait également des gens intégrés dans le monde du travail qui s’y adonnent…
Le phénomène de la consommation de la drogue n’est effectivement pas propre aux adolescents ou aux jeunes en général. Toutes les classes sociales sont représentées dans la consommation de la drogue qui s’explique par des besoins accrus. Car le stress et les vicissitudes du quotidien fragilisent le vécu de ces personnes. La drogue représente une sorte d’auto-thérapie à moindre coût au début, mais destructrice à long terme.
- Des enfants à l’école se droguent. Pourquoi? Comment expliquer un tel fléau?
L’infiltration de la drogue dans le milieu scolaire, chez les adolescents, est un phénomène récent et dangereux qui peut s’expliquer par l’absence d’une prévention primaire efficace et la démission des institutions qui sont chargées de les pratiquer.
- Comment les pouvoirs publics peuvent-ils réagir face à cette consommation qui reste invisible?
Les pouvoirs publics doivent changer totalement de politique sociale et sanitaire vis-à-vis de la jeunesse par une approche de proximité et de disponibilité. La politique actuelle de prévention contre la drogue a prouvé ses limites. Elle a totalement échoué en ce sens qu’elle n’a pas réussi à renverser la vapeur. Il faut donc, et plus que jamais, donner à la prévention et aux soins la priorité par rapport à cette politique répressive qui a montré ses limites. Il est plus facile et moins coûteux de former un éducateur de jeunesse spécialisé dans l’accompagnement d’un adolescent toxicomane que de l’envoyer en prison.
- L’Algérie a-t-elle suffisamment de centres de prise en charge des toxicomanes pour les aider à décrocher?
L’Algérie dispose uniquement de deux centres: un à Blida et l’autre à Oran qui sont totalement saturés. Les centres intermédiaires de santé mentale (CIST), destinés aux toxicomanes, doivent être restructurés en services autonomes de toxicomanie pour accomplir des cures de soins complètes avec hospitalisation au lieu d’envoyer leurs patients à Blida. Je ne connais pas de cures ambulatoires chez les toxicomanes qui peuvent aboutir à un succès. Il faut donc une cure de désintoxication complète avec hopitalisation à temps plein. La prise en charge des toxicomanes reste difficile et il faut une abnégation totale pour les accompagner.
Il y a nécessité de construire un centre de désintoxication pour chaque wilaya et former les médecins addictologues.
Actuellement, il n’existe aucun centre de désintoxication pour les adolescents toxicomanes au niveau national ni d’équipes spécialisées dans leur prise en charge. Les conduites addictives chez les adolescents représentent un problème national de santé publique crucial et dramatique. Car on a beaucoup de retard dans ce domaine.
Mokrane Ait Ouarabi
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Posté Le : 08/04/2013
Posté par : akarENVIRONNEMENT
Photographié par : Photo: El Watan ; texte: Entretien par Mokrane Ait Ouarabi
Source : El Watan.com du dimanche 7 avril 2013