Entretien réalisé par Nawel Imès
Écologiste engagé, consultant et formateur en écologie politique et développement durable, Karim Tedjani évoque les conséquences des incendies qui ont ravagé plusieurs régions mais également les solutions envisageables pour tenter de redonner vie aux zones dévastées.
- Le Soir d’Algérie: Les feux de forêt ont ravagé plusieurs régions du pays. Quelle est l'ampleur des dégâts provoqués par les feux sur la faune et la flore?
Karim Tedjani: En plus des dégâts matériels et des tragiques pertes humaines qui ont été déplorées cette année comme rarement auparavant, c’est, bien entendu, un large pan de la biodiversité forestière algérienne qui a subi de plein fouet les effets dévastateurs de ces incendies. À ce lourd bilan, il faudra aussi ajouter des conséquences directes ou corollaires pour nombre d’espèces végétales et animales dont l’écologie est liée de près ou de loin à l’existence de ces forêts. Rappelons au passage que si les forêts algériennes appartiennent essentiellement au type méditerranéen, elles sont loin de se ressembler en tous points. Leur écologie varie d’une région et parfois même d’une localité à l’autre; cela en fonction de différents facteurs exogènes et endogènes, dont le climat local, l’altitude, les formations végétales prédominantes et, bien entendu, les espèces animales qui les habitent. Tous ces biotopes interagissent dans ce que l’on appelle un écosystème si bien que pour chaque forêt ravagée par ces incendies, c’est tout un écosystème bien particulier qui s’effondre avec des conséquences écologiques dont la gravité est relative avec l’intensité de ces incendies.
La palette des pertes écologiques est donc beaucoup plus variée et étendue qu’on pourrait le penser… Les forêts offrent habitat et nourriture, mais aussi lieu de villégiature saisonnière, à toute une biodiversité qui évolue du sol vers le ciel et inversement. Et tous ces animaux ainsi que ces végétaux ne sont pas égaux dans leur capacité à échapper à ces incendies, ni à leur survire ou régénérer leur espèce une fois les feux de forêt éteints. Cela va donc forcément avoir des incidences à court, moyen et long terme dans l’équilibre de ces écosystèmes aussi à une échelle écosystémique pas seulement locale, mais aussi régionale, nationale et même, dans une certaine mesure, internationale. Il ne faut pas oublier non plus l’importance de ces forêts dans la structure des sols ainsi que la nature des microclimats locaux.
Cette dimension joue un rôle fondamental non seulement pour le maintien de la vie sauvage sur notre territoire mais concerne aussi à bien des égards nombre d’activités humaines, encore plus dans un pays comme le nôtre, c'est-à-dire à l’avant-garde de la désertification. La tragique issue de ces derniers feux, qui ont été particulièrement meurtriers pour les humains, doit nous rappeler également à quel point la présence ainsi que l’action de l’homme sont souvent une composante non négligeable de cette écologie forestière. Beaucoup de ces forêts ont d’ailleurs été largement forgées par la main directe ou indirecte de l’être humain. Il me semble que cela fait très longtemps qu’il n’y a plus de véritables forêts primaires en Algérie.
- Est-il possible, après de tels incendies, de rétablir l'équilibre écologique?
On ne doit pas considérer l’écologie de ces forêts ou de n’importe quel autre écosystème seulement comme un équilibre figé, qui doit se reproduire indéfiniment, mais plutôt telle une dynamique en perpétuelle évolution, en fonction du temps naturel, climatique et même historique. La notion de cycle ne doit jamais échapper à notre intelligence de la nature et de ces modes de fonctionnement. Par exemple, et cela est encore plus valable pour les forêts méditerranéennes, les feux de forêt font partie intégrante d’un cycle naturel qui participe directement ou indirectement à revitaliser et même régénérer la biodiversité.
De même que ces feux contribuent à aérer ces forêts naturellement denses et habitées par certaines espèces végétales très invasives. Mais, cette action bénéfique des incendies est soumise à un principe thérapeutique presque immuable: «C’est la dose qui fait le remède ou le poison.» Si la fréquence des grands incendies ne se compte plus en décennie, mais devient récurrente chaque année, alors la nature aura beaucoup de mal à accomplir son œuvre de régénération. Les cicatrices n’ont pas le temps de se refermer et demeurent ainsi des plaies béantes. On atteint ainsi un seuil de tolérance qui la rend plus vulnérable et donc moins résiliente aux catastrophes, qu’elles soient d’origine naturelle ou non. D’autant que cette vulnérabilité est malheureusement entretenue ici par un développement algérien qui s’apparente plus à un «dévorement durable» qu’au développement durable pourtant invoqué dans les textes officiels. Ce qui fait que l’intensité et la gravité de ces incendies prennent encore plus d’ampleur à cause de cette agression quasi systémique et systématique contre nos forêts. Ajoutons à ce triste tableau, les effets du changement climatique qui viennent aggraver cette vulnérabilité. D’autant plus que notre pays est parmi les plus menacés localement par ce péril global.
- Que préconisez-vous après les incendies: reboiser? Laisser faire la nature?
À mon humble avis et selon ma modeste expérience, quand il s’agit d’écologie et de nature, la question la plus essentielle à se poser n’est pas tant «que faire?». Mais plutôt, au contraire, ce que l’on ferait mieux de s’abstenir de commettre pour ne pas non seulement gaspiller du temps, de l’énergie et des fonds dans la mauvaise direction, voire même afin de ne pas risquer d’aggraver les choses. C’est un effort d’humilité face au génie de la nature que nous devons sans cesse intégrer dans nos manières de penser et de faire de l’écologie, à titre scientifique ou bien citoyen. Force est de constater qu’à travers le monde, nombre de campagnes de reboisements massifs, juste après de terribles incendies, n’ont eu que des issues plus que contestables, autant d’un point de vue quantitatif que qualitatif. Les vertus de telles opérations relèvent à la rigueur plus d’une vaste «thérapie de groupe» que d’une mesure écologique vraiment efficace. De ce fait, je serai plutôt tenté de vous répondre que nos forêts sont naturellement très résilientes et, si l’on ne vient pas affaiblir cette qualité, alors elles ont tout à fait les moyens de se régénérer non seulement toutes seules, mais surtout de produire les meilleures solutions naturelles pour que leur dynamique se rééquilibre de la meilleure ainsi que la plus durable des manières possibles. Nous devons concentrer en premier lieu tous nos efforts à accompagner cette «guérison naturelle» en veillant tout d’abord à éviter qu’elle ne soit perturbée encore une fois par de nouveaux incendies, ainsi que par toutes les agressions qui sont malheureusement le triste lot quotidien de nos forêts et de la nature en général.
- Quelles leçons doit-on retenir de ce drame?
À ce stade de récurrence de ces incendies qui, chaque année, s’avèrent de plus en plus fréquents, étendus et dévastateurs, la principale leçon à retenir est qu’un enseignement qui n’est pas transformé en mesure concrète n’est pas seulement un gaspillage, mais, encore plus, un pas supplémentaire vers un abîme environnemental dont l’horizon devient de plus en plus tangible et menaçant pour nous. La question des incendies de forêt n’est que la partie émergée de l’iceberg ; tandis que le péril écologique qui menace notre pays est devenu systémique. Il concerne toute l’écologie d’une Algérie inscrite dans la liste des territoires nationaux parmi les moins dotés en couverture végétale. Pire, cette dernière ne cesse de se transformer en peau de chagrin; notamment parce que gouvernants et gouvernés ont tendance à ne percevoir l’ampleur d’un tel péril que dans l’urgence et non pas d’en anticiper les effets. Tout a quasiment été déjà dit, et cela depuis des décennies sur ce qu’il faut faire et ne pas faire pour éviter ou bien minimiser le pire. Mais rien n’a été suffisamment accompli pour nous extirper d’un cercle vicieux de plus en plus dommageable pour la destinée de notre pays ; du moins les leçons ne sont pas appliquées avec une conscience et une efficacité à la hauteur du défi en présence. Les sols, la végétation, la biodiversité, la nature de notre développement, notre intelligence sociale, la qualité de la gouvernance et, surtout, la question plus que cruciale de l’eau qui est d’ailleurs au plus haut sommet de cette pyramide de conditions d’un authentique développement durable algérien. Tout est lié et donc tout doit être abordé et perçu dans nos diagnostics avec une conscience holistique…
Photo: Karim Tedjani
N. I.
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Posté Le : 20/08/2021
Posté par : akarENVIRONNEMENT
Ecrit par : Entretien réalisé par Nawel Imès
Source : lesoirdalgerie.com du jeudi 19 août 2021