Drame en haute mer, des «harraga» noyés ou disparus, des réseaux de passeurs vivant de la détresse d'une jeunesse désespérée, un incompréhensible silence des autorités, et des manifestations de protestation ont donné des contours alarmants au phénomène de l'émigration clandestine. Les bonnes conditions météorologiques actuelles sur l'ensemble de la façade maritime nationale ont incité des centaines de jeunes à tenter la traversée de la Méditerranée, à l'est, au centre et à l'ouest, pour rejoindre les côtes européennes ces deux dernières semaines. Un phénomène qui a pris cependant des allures dramatiques avec la mort de plus d'une dizaine de jeunes en moins d'un mois, pour ceux déclarés par leurs parents ou les équipes de secours algériennes et italiennes. Jeudi dernier, plusieurs dizaines de jeunes du quartier Ferhat Boussaad à Alger avaient dénoncé au cours d'une marche de protestation la mort en mer de quatre jeunes du quartier, qui avaient tenté de rejoindre les côtes européennes. Mais, pour des experts, l'émigration clandestine est le signe remarquable d»'un profond malaise social». «Il y a une recrudescence de mouvements migratoires, ce que l'on appelle les harraga, à cause des bonnes conditions météorologiques, les départs en mer sont possibles», estime le professeur Mustapaha Khiati, président de la Fondation nationale pour la promotion de la santé et le développement de la recherche (FOREM). Il a expliqué dans une déclaration au «Le Quotidien d'Oran» que ce phénomène qui s'est emparé des jeunes Algériens trouve sa source dans «la mal vie des jeunes, les mauvaises conditions de vie des gens, avec des horizons bouchés».
«Ce qui donne fatalement plus de crédit et d'emprise sur eux par les réseaux sociaux, alors que l'Internet exacerbe ces mauvaises conditions de vie et présente la vie à l'étranger sous les meilleurs auspices», ajoute le Pr Khiati selon lequel «c'est ce qui pousse les jeunes à tenter d'émigrer». Pour autant, il estime que «les conditions de vie en Europe sont aussi difficiles, et le mouvement des gilets jaunes en France en est la parfaite illustration. Ce n'est pas le paradis que cherchent nos jeunes». Il poursuit qu'«on devrait dire aux jeunes que le pays offre de meilleures conditions de vie, car là-bas, les conditions de vie sont très difficiles». Pour lui, pour solutionner ce phénomène de l'émigration clandestine, «tout le monde doit être impliqué. On devrait expliquer aux jeunes que même en Europe, il y a aussi de mauvaises conditions de vie». «Les gens ont l'impression que les horizons sont bouchés, et donc il y a de ce point de vue un grand déficit en communication, les ministres doivent intervenir pour expliquer», relève-t-il, avant de souligner qu'«on n'a pas expliqué suffisamment les dangers de l'émigration clandestine, et c'est ce que le gouvernement doit faire».
Pour le sociologue et chercheur Nacer Djabi, la situation «est grave». «Il s'agit d'un vrai malaise social, les jeunes ne s'intéressent plus d'avoir une vie ici, tout le monde veut partir, c'est grave». «Il n'y a aucune distinction, les jeunes, les femmes, les moins jeunes, tous veulent partir. C'est très grave, car ils ne se projettent plus dans ce pays, ils ont perdu tout espoir de vivre ici». Pour ce sociologue, fondateur d'un centre de recherche, les jeunes «préfèrent mourir en mer que de rester», avant de préciser qu»'il s'agit, comme je l'ai baptisée, d'une sociologie de la patera de la mort». «Et actuellement, les conditions météorologiques sont là, avec les départs massifs de ces derniers jours», explique-t-il, avant de relever que «le danger, c'est que maintenant, partir vers l'Europe à bord de pateras de la mort, ces départs sont organisés par des réseaux de passeurs». «Il y a beaucoup d'argent à la clé dans ces départs massifs vers les côtes européennes. C'est devenu une industrie du H'rig», précise-t-il au «Le Quotidien d'Oran». Les départs vers les côtes européennes ont pris une ampleur sans pareille ces derniers jours, à la faveur de conditions météorologiques propices pour la traversée vers les côtes espagnoles à partir des côtes du centre et de l'ouest, et vers les îles sardes en Italie à partir des côtes est du pays. Mais, les drames sont nombreux. Ainsi, 97 migrants ont été secourus ou interceptés dans la nuit de dimanche à lundi par les forces navales de la façade maritime ouest au large de Mostaganem, Oran et Ghazaouet. Au large de Kristel, le pire a été évité après que les 21 occupants d'une embarcation pneumatique sont tombés à l'eau.
Un aveu d'échec: bis repetita
Dans la nuit de lundi à mardi, six autres tentatives d'émigration clandestine impliquant 61 personnes ont été enregistrées dans la wilaya de Mostaganem. Les gardes-côtes d'Oran ont mis en échec dans la nuit de lundi à mardi au nord de Cap Falcon (Aïn El Turck), une autre tentative d'émigration clandestine de 37 harraga dans deux opérations distinctes. Mais, au large de Tigzirt, dans la wilaya de Tizi Ouzou, une tentative d'émigration clandestine s'est achevée par un drame. Selon les secouristes, trois décès et cinq blessés sont à déplorer. Les blessés ont été secourus par les gardes-côtes et dirigés vers les structures hospitalières de la ville d'Azzefoune. Il y a deux semaines, une embarcation à bord de laquelle il y avait 13 harraga, est tombée en panne de moteur près de l'île de Lampedusa, en Sardaigne. Bilan: trois rescapés, trois morts et sept disparus.
La semaine dernière à Alger, une manifestation avait été organisée par des habitants du quartier de Raïs Hamidou, pour dénoncer la mort en mer de plusieurs jeunes du quartier. En janvier 2009, au plus fort d'un important mouvement de départs massifs de jeunes vers les côtes européennes, l'ex-ministre de la Justice Tayeb Belaiz avait fait un terrible aveu: «nous n'arrivons pas à identifier les raisons qui poussent les jeunes à partir ailleurs», avait-il alors déclaré en réponse à un sénateur. «La commission interministérielle qui travaille depuis plusieurs mois sur ce dossier n'a pas abouti réellement à cerner les véritables causes, qui sont à l'origine de ce phénomène», a-t-il dit. Quelques jours auparavant, l'ex-SG du FLN et ex-ministre d'Etat, Abdelaziz Belkhadem, avait lancé que «s'il y a des solutions miracles pour les harraga, nous sommes preneurs». En 2017, sur les 107.000 migrants qui ont réussi à atteindre les côtes italiennes, 0,8% ont pris la mer depuis l'Algérie, selon l'ex-ministre italien de l'Intérieur Marco Minniti. Selon le gouvernement italien 1.167 migrants algériens ont gagné l'Italie en 2017. L'Algérie est au 9ème rang des pays d'origine de migrants clandestins arrivés aux frontières extérieures de l'Union européenne (UE), selon un classement établi en 2015.
Yazid Alilat
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Posté Le : 06/12/2018
Posté par : akarENVIRONNEMENT
Ecrit par : Yazid Alilat
Source : Le Quotidien d'Oran du jeudi 6 décembre 2018