Halim Faïdi, 48 ans, architecte-urbaniste, a reçu le 3 janvier dernier le Prix national d’architecture, Prix spécial du président de la République. Médaillé de l’Académie française d’architecture, il n’en est pas à sa première distinction. Il a reçu, en 1992 déjà, le prix Tony Garnier à Paris, puis le Prix constructique à Paris, après quoi sa carrière a été marquée par plusieurs grandes réalisations: le nouveau siège du ministère des Affaires étrangères d’Alger (pour lequel il vient tout juste d’être primé), le Musée d’art moderne d’Alger (MaMa), tous deux nominés au prestigieux prix international Aga Khan. Il est membre du bureau de la fondation Casbah d’Alger et participe actuellement à plusieurs opérations d’urbanisme à travers le territoire national. Il dessine le nouveau siège de l’entreprise Aigle Azur, une tour de bureaux dans le quartier d’affaires de Bab Ezzouar ainsi que plusieurs opérations d’habitat de qualité, des centres de traitement anticancer avec des promoteurs privés. Il revient, dans cet entretien, sur la crise de l’urbanisme qui secoue le pays et commente les dernières déclarations du président de la République sur la question «En finir avec les cités-dortoirs, aller vers une refonte du cadre légal régissant l’urbanisme…». Il nous livre ses impressions, tout en proposant des solutions radicales.
- Le président de la République vient d’appeler à une refonte du cadre légal pour répondre à la crise de l’urbanisme qui secoue le pays. Qu’est-ce que cela évoque pour vous?
Le président de la République a tracé un axe général qui va vers l’amélioration, la correction et la recherche de la qualité d’un cadre de vie harmonieux. C’est peut-être la déclaration la plus importante depuis les Assises de l’urbanisme, en 2006, où il avait déjà discouru dans ce sens. Entretemps, beaucoup d’erreurs ont été faites. Ce qu’il y a de nouveau, c’est l’appel à la correction. Je m’inscris totalement dans cet axe. Oui, cela doit aussi passer par un cadre légal. Au ministère de l’Habitat, un travail colossal est en cours sur des textes juridiques censés recadrer les responsabilités dans l’acte de bâtir.
- La solution réside-t-elle réellement dans le cadre juridique? Si c’est toutefois le cas, suffit-il à lui seul comme réponse à la crise de l’urbanisme évoquée par le Président lui-même?
Non, mais il est un maillon fondamental et doit arriver en amont. Il fallait en faire un préalable, car c’est la loi qui guide. Mais à lui seul, le cadre juridique ne peut régler la question de l’urbanisme qui est d’abord d’ordre politique. Ce cadre ne pourra gérer que les considérations formelles. L’urbanisme est par essence un instrument politique. A travers lui, on définit ou pas le projet de société. Cela reste aussi une discipline complexe, différente de l’architecture.
- Les architectes et urbanistes algériens ont-il été, jusque-là, associés à penser les villes algériennes ? Ont-elles d’ailleurs réellement été pensées?
Dans les faits, l’épineuse question de la gestion de la crise du logement n’a pas posé la dimension «ville» sur des territoires qui sont de cette échelle. On s’est contentés de commandes de construction. Là où il y a des cités-dortoirs, il n’y a ni urbanisme ni architecture. Les seules expériences de villes nouvelles algériennes sont aujourd’hui dessinées ex-nihilo par des étrangers, je cite par exemple Bouinan, Boughzoul, Sidi Abdallah et El Ménéa, dessinées par des bureaux coréens.
- Est-ce normal?
Pour moi, ça ne l’est pas. C’est encore une solution de facilité. C’est en cela que le dernier discours du président de la République et cette remise très solennelle du Prix national soufflent comme un vent arrière pour nous si les choses vont de l’avant. Je ne connais pas beaucoup de peuples dans l’histoire qui aient confié l’édification de leur cadre de vie intime à d’autres peuples. Il faut passer de la reconnaissance à la confiance. Rien ne nous interdit, par contre, de faire appel à des constructeurs internationaux pour nous aider à construire nos villes. En revanche, il est inimaginable de croire qu’on puisse concevoir une ville à Séoul ou à Pékin et qu’on vienne y implanter des Algériens au forceps. C’est un non-sens. La ville n’est pas qu’un dessin.
- Qu’est-ce qui a fait défaut, jusque-là, dans nos politiques d’urbanisme?
D’abord sous couvert de l’urgence, nous nous sommes précipités vers des solutions simplistes. Ensuite, et c’est la principale faiblesse, les acteurs institutionnels ne se sont pas beaucoup parlé. Comme personne ne régule, chaque secteur a jusque-là travaillé dans son monde, avec en filigrane une guerre de territoires et de puissances. En réalité, nous n’avons jamais su fabriquer de la ville plus par manque de concertation que par incompétence. Un exemple édifiant illustre ce propos. A Alger, il y a un grand projet de modernisation de la capitale. On peut en découvrir les détails à la Maison d’Alger (de l’architecte Larbi Merhoum), rue Larbi Ben M’hidi.
Même si, avis subjectif, je ne suis pas en accord avec toutes les orientations techniques du projet, je suis forcé de reconnaître que le dispositif inédit mis en place par la wilaya repose sur des instruments scientifiques efficaces. C’est bien la première fois qu’on offre à Alger toutes les chances d’entrer dans le club réservé des grandes capitales internationales. Le wali d’Alger semble jusqu’ici avoir réussi là ou beaucoup de ministres de l’Habitat et de l’Urbanisme ont échoué. Malheureusement, dès que ce projet arrive aux abords de La Casbah, il rencontre une clôture barbelée autour de la vieille cité. Ne pas toucher.
Domaine réservé! Or, tout le monde partage l’idée qu’on ne sait pas développer une ville moderne sans développer sa cité historique et inversement. Barcelone, Paris, Tunis, Tokyo, Amsterdam, Berlin ou Beyrouth se sont pliées à cette constante. Dommage collatéral, nous risquons de perdre d’un côté une partie de notre avenir porté par le projet d’Alger et, de l’autre, La Casbah en perdant un pan entier de notre mémoire. S’il n’est pas possible de se parler, il faut alors changer quelque chose dans l’équation. Seul ou séparé, personne ne peut y arriver. L’Algérie a besoin de tous ses enfants, solidaires et en ordre de marche.
- Que préconisez-vous pour sortir de cette inertie ambiante?
Je recommande qu’on sépare l’architecture de l’ingénierie: ce ne sont pas les mêmes métiers, même s’ils sont connexes. Il faut consacrer l’architecture d’intérêt public. Comme l’avocat ou l’artiste, l’architecte professe un métier de talent et le talent appelle la liberté. L’ensemble des bureaux publics devraient revenir à leur vocation et à leur statut d’origine, c’est-à-dire l’ingénierie. Je serais heureux, architecte nécessairement libéral, de faire appel à de grands bureaux d’ingénierie publics pour m’accompagner dans mes études techniques. L’architecture passe par la nécessité d’une signature.
- Pourquoi pensez-vous, précisément, que les bureaux d’études publics doivent être écartés au profit d’architectes et d’urbanistes libéraux?
Il ne s’agit surtout pas de les écarter de la chaîne de production. C’est juste une question de responsabilité et de liberté. Pour qui est en charge de concevoir une ville, il faut s’assurer une culture générale transversale. La ville est probablement l’exercice le plus complexe en matière de création tant elle traverse toutes les disciplines: l’économie, l’emploi, l’assainissement, l’hydraulique, l’hygiène publique, la culture, l’environnement, le sport, les transports en commun, l’habitat, les loisirs, l’environnement, la sûreté, la santé, l’enseignement, etc. Il est illusoire de croire qu’on peut se voir confier la responsabilité de réussir à répondre à la question complexe de la conception d’une ville à partir d’un bureau d’ingénierie sous-outillé et sous-formé. La loi consacre la prescription.
- Comment aboutir à cette rupture dont ont besoin les architectes et les urbanistes libéraux pour jouer leur rôle, tel que préconisé par le Président lui-même?
Il faudrait remettre en place des cadres de concertation indépendants tel qu’il en existait avant, du type Comedor (Comité permanent d’études, de développement, d’aménagement et d’organisation de l’agglomération d’Alger, ndlr). Mais, il faut les confier à des gens forts, très forts. Il nous faut savoir conjuguer la nécessité de l’urgence de construire des logements avec le souci de ne pas hypothéquer l’avenir de nos villes et donc de notre société. Le rôle de l’Etat n’est pas de concevoir des villes, mais plutôt de mettre en place, de gérer et de contrôler les mécanismes qui produisent de la ville. Pour en revenir au discours du président de la République, je ne peux qu’y adhérer. Il nous reste à mettre en place les conditions pour que la courroie de transmission entre le prescripteur et le politique soit la plus courte possible pour permettre aux choses de se faire et vite.
Si, encore une fois, nous ne nous concertons pas entre acteurs de terrain, nous retomberons dans les mêmes travers. Il faut faire confiance aux enfants du pays. Il est aujourd’hui autorisé de rêver juste! Dans son message, le président de la République a clairement demandé la libération de la créativité de nos architectes et il nous exhorte à rêver nos villes. En toute modestie et sans irrévérence, je témoigne que nos rêves sont prêts. Ils le sont depuis si longtemps que cet appel nous comble et nous émeut. Dieu fasse qu’il soit écouté. Nous sommes mûrs et fin prêts à participer à la construction du pays, du moins pour les tâches qui nous concernent. J’exerce un des métiers les plus passionnants du monde, car je passe ma vie à m’efforcer de rendre les gens heureux.
Fella Bouredji
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Posté Le : 11/02/2013
Posté par : akarENVIRONNEMENT
Photographié par : Photo: © D. R. ; texte: Fella Bouredji
Source : El Watan.com du samedi 9 février 2013