Algérie

ALGERIE-FRANCE


Par le Pr Abdelmadjid Merdaci*
«Peut-on écrire une histoire commune '» Telle était la question à laquelle nous devions répondre Benjamin Stora et moi-même dans le cadre de «l'Assemblée de Marseille» organisée au Théâtre de la Criée par la revue Marianne, France Inter et le quotidien algérien El Khabar et consacrée au cinquantième anniversaire de l'indépendance nationale.
Il faut relever que cette manifestation, par ailleurs imposante par la diversité des thèmes proposés et des intervenants, s'était objectivement inscrite à la suite de la diffusion d'une série de documentaires par les chaînes de télévision françaises, de l'édition de plusieurs ouvrages qui, toutes qualités égales, n'en marquaient pas moins l'insoutenable silence de ce côté-ci de la mer qui, sans doute, aurait mérité et mérite encore plus de mise en questions que de libellés de circonstance. Ainsi donc, en dépit de scrutins décisifs — la présidentielle puis les législatives —, la France commémore le cinquantenaire de ce qui continue d'être désigné comme «la fin de la guerre d'Algérie» et l'Algérie, pour sa part, s'attache à observer «la modération » à laquelle l'avait publiquement invitée le ministre français des Affaires étrangères. Au-delà de la conjoncture commémorative, la question de l'écriture de l'histoire, de cette histoire notamment de la guerre d'indépendance et plus largement de la colonisation française en Algérie, apparaît comme récurrente et poser celle de savoir si cette écriture peut alors être commune, pour signaler un légitime désir d'apaisement des mémoires, n'en renvoie pas moins à des contextes politiques et culturels assez nettement différenciés.
1- Une histoire inégale
Le fait de la convocation de la guerre d'indépendance dans les enjeux de légitimité et de pouvoir, en Algérie, est assez généralement relevé qui s'est longtemps traduit par une politique de censure du passé. L'opacité entourant les archives algériennes de la guerre — leurs composantes, leur accessibilité —, le primat d'une histoire institutionnelle sur une recherche académique le plus souvent contrainte, celui d'un héroïsme collectif sur les trajectoires militantes individuelles ont largement contribué à une insidieuse perte du désir d'histoire au sein de la société Les reconfigurations politiques du rapport au passé de la décennie quatre-vingts ont sans aucun doute impulsé une progressive libération de la parole comme en témoigne la multiplication de récits de vie d'acteurs politiques ou de cadres de l'ALN qui, tout intérêt égal par ailleurs, ouvre droit à une privatisation des mémoires de la guerre d'indépendance aussi lourde d'hypothèques que les censures passées. Du côté français, la guerre d'indépendance algérienne aura tôt été un thème récurrent dans le champ éditorial et Benjamin Stora pouvait ainsi recenser des centaines de titres(1) et si le constat peut être fait d'une relative frilosité de la recherche sur le sujet jusqu'au cœur des années soixante-dix, le fait est qu'à la suite des travaux pionniers de Mobamed Harbi, Meynier, Stora, l'histoire algérienne redevenait un objet d'études significatif. Le retour dans l'espace public français de mémoires algériennes — les harkis, les rapatriés —, la reconnaissance officielle d'une guerre française en Algérie, les modulations plus libérales des dérogations pour l'accès aux archives françaises, ont conforté un double mouvement de renouvellement des thématiques — la torture, la justice militaire, la photographie de guerre, les insoumissions, entre autres — et de génération avec l'avènement des Raphaëlle Branche, Sylvie Thénault, Jean-Pierre Peyroulou, Marie Chominot, Tramor Quememeur, pour ne citer que quelques-uns. La qualité, reconnue, de la recherche historienne française sur la guerre d'indépendance algérienne paraît, assez paradoxalement, encore insuffisante pour qualifier de manière académique la nature de la colonisation française de l'Algérie et des faits de guerre entre 1954 et 1962(2). En tout état de cause, il convient d'enregistrer le caractère inégal des conditions d'exercice de la recherche historienne dans les deux sociétés et conséquemment la fragilité de l'hypothèse d'une histoire commune entre les deux rives.
2- Un échange inégal
Faut-il pour autant conclure à l'absence des historiens algériens comme l'a encore fait récemment un commentateur moins prompt à interpeller les conditions de la recherche et clairement la politique de la recherche qui relève de l'action et des choix politiques des pouvoirs publics ' Est-ce plus dans les colloques nationaux ou étrangers — et leurs actes- — que dans l'édition que l'on trouve plus facilement les écrits des historiens algériens et ce fait perdure qui en hypothèque la nécessaire visibilité. Nombre d'historiens algériens sont tout à fait familiers des colloques académiques tenus en France et même des rencontres plus citoyennes telles que celles organisées par les acteurs de la société civile française à l'occasion du cinquantenaire des accords d'Evian. Cela, c'est notoire, demeure insuffisant pour que la recherche algérienne puisse impacter aussi peu que ce soit le débat historique en France. Et la situation est totalement différente dans l'espace public algérien. Outre la régularité des échanges universitaires qui font une place remarquable aux historiens et à la recherche historique française — ce dont il faut toujours se féliciter —, est-ce le domaine de l'édition qui marque le plus clairement l'échange inégal entre l'Algérie et la France' La libre circulation des œuvres se fait, pour l'heure, de manière objectivement univoque et l'absence quasi structurelle des éditions algériennes dans les librairies françaises en est un aspect spectaculaire à peine brouillé, une fois l'an, par le généreux «Maghreb des livres» de Coup de Soleil. La stratégie commercialement et culturellement agressive de l'édition privée algérienne et/ou des services culturels français en Algérie autorise, par contre, la rapide livraison de la production d'outre-mer qui peut aussi bénéficier d'une amplification médiatique ou encore de la programmation des instituts français d'Algérie.
3- Les limites des regards croisés
Le lecteur algérien et a fortiori le chercheur a une connaissance constamment actualisée des thématiques et des problématiques à l'œuvre dans la recherche historienne française et cela a constamment été considéré comme un facteur militant en faveur de ce qu'il est convenu d'appeler «le croisement des regards» appelé de leurs vœux par tous ceux qui, en France comme en Algérie, plaident pour un rapprochement entre les deux sociétés. Le rappel doit être fait qu'effectivement les historiens algériens et français se croisent régulièrement tant en Algérie qu'en France et qu'à bien y regarder, on fini par constituer, toutes orientations égales par ailleurs, une manière de communauté inédite et riche maintenant d'une longue histoire partagée. Un certain nombre d'ouvrages, édités principalement en France( 3), peut en témoigner et l'observation peut être faite que l'habitus culturel qui en découle a peu rééquilibré la logique d'inégalité qui préside aux échanges. L'empreinte générationnelle de ces regards croisés — il s'agit pour l'essentiel d'historiens ayant commencé à travailler au croisement des décennies soixante-dix/ quatre-vingt — rajoute finalement à leurs limites en ce sens que la même proximité devient difficilement imaginable alors même qu'en Algérie s'accuse la fracture linguistique avec les chercheurs émergeants arabophones.
4- La formation d'un récit national
L'histoire, au sens de production de sens, contribue peu ou prou à la formation d'un récit national susceptible de consolider le socle de l'appartenance et l'adoption en France en février 2005 de la loi sur les aspects positifs de la colonisation — notamment dans son article 4 désormais abrogé — en atteste sans ambigüité. L'érection de musées en France assignés à la glorification de l'empire, l'institution de dates symboles — à l'exemple de celle du 21 septembre en hommage aux harkis — contribuent aussi à l'établissement de ce récit national auquel concourent aussi des historiens de métier. Le récit national algérien aussi peu informé fut-il par la recherche académique a aussi vocation à la glorification des résistances et à magnifier la victoire du peuple contre l'emprise coloniale. Antinomiques dans leurs énoncés respectifs mais assurant les mêmes fonctions sociales de confortement du lien national, les récits nationaux croisent et/ou aiguillonnent aussi peu que ce soit la quête de sens des historiens.
5- Une impossible «histoire à deux mains»
En l'état actuel des rapports de l'une et de l'autre société au passé, à l'ordre colonial et à la guerre d'indépendance, l'hypothèse d'une écriture à deux mains de leur histoire paraît, à tout le moins dans l'immédiat, inappropriée. Le poids de la rente mémorielle en Algérie, l'opportune réactivation des mémoires de revanche en France —les récentes manifestations de Nice, Evian, Marseille l'auront médiatiquement rappelé — contraignent encore la logique de l'échange et du partage. Les chemins devant mener la France et ses institutions officielles à la pleine reconnaissance des crimes d'Etat commis en Algérie et à leur pertinente qualification selon les normes du droit international sont encore bien escarpés et ce ne sont pas les dérives de nature clairement révisionniste qui s'affichent ici et là en marge du cinquantenaire de l'indépendance algérienne qui en faciliteront l'avènement. Un colloque, organisé par le mouvement «Jeune pied-noir» tenu récemment à Paris, pouvait ainsi conclure au « crime contre l'humanité» imputé au général de Gaulle en raison de la signature des accords d'Evian alors que deux historiens s'attachaient, dans la revue au titre significatif Etudes coloniales, à ressasser la négation des répressions subies par les Algériens. C'est objectivement sur ce fond d'air révisionniste que surfe aussi B.H. Lévy, produit frelaté du système médiatique, étalant dans son blog son malaise devant le refus clair et déterminé de Zohra Drif d'admettre l'équivalence entre les bourreaux et les victimes, antienne éculée de ce courant d'idées. Le procès à charge contre le FLN n'est pas nouveau et il est remarquable aussi qu'il ne se renouvelle pas — Melouza, les harkis — et qu'il est instruit avec une ambiguë délectation par ceux qui ne savent pas et surtout ne veulent pas savoir qui auraient assurément gagné à lire les historiens. Français au premier chef. Les Algériens, qui n'ont ni à avoir peur ou avoir honte de leur histoire, celle de la guerre d'indépendance en particulier avec ses bruits et ses fureurs, ont aussi leur part de chemin à accomplir pour en faire avancer la connaissance, la soustraire aux manipulations d'ici et aux mensonges d'ailleurs. C'est à ce prix que leur histoire prendra toute sa place, sa légitime place dans l'exceptionnel mouvement de libération des peuples et de refondation du système des relations internationales.
A. M.
• Mad.benhacen@yahoo.fr
1- Stora Benjamin : Dictionnaire des livres de la guerre d'AlgérieL'Harmattan.
Paris. 1996
2- Lecour Grandmaison Olivier : Coloniser, exterminer, la guerre et l'état colonial.
Fayard. Paris. 2005
3- La nuit rebelle, ouvrage collectif Editions La Tribune. 2004 premier ouvrage croisé publié en Algérie


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