Par : El Hadi MAKBOUL
Expert international/Ex-DG du CENEAP
"En cette période de crise multidimensionnelle, une riposte rapide et urgente est attendue et toutes les actions de l’Etat et des parties prenantes doivent œuvrer vers un seul objectif visant à l’éradication de la pauvreté dans toutes ses formes et ce à la faveur d’un programme national et d’une mobilisation forte de tous les acteurs de la société avec une réforme des politiques publiques et l’instauration de nouvelles formes de gouvernance orientées vers les trajectoires de développement durable."
Évoquer la question de la pauvreté et du niveau de vie des ménages nous interroge sur son évolution, ses enjeux et les conséquences sur la société algérienne où des pans entiers sombrent de plus en plus dans une extrême pauvreté fragilisant ainsi les ménages algériens et remettant en cause le contrat social qui les lie à leurs institutions. Concentrée initialement en zones rurales avec des taux de pauvreté qui varient de 1,6 million à 8 millions de pauvres, la notion de pauvreté en nette augmentation malgré son ampleur visible et inquiétante n’a pas été sérieusement évaluée ni prise en charge à la faveur d’enquêtes qui doivent accompagner les politiques de développement.
L’analyse des différentes données au cours de ces dernières décennies a permis de relever un taux de prévalence important de la pauvreté en Algérie passant de 3,6% en 1988 à 8,1% en 1995, 12% en 2000 et 18% en 2012 et près de 8 millions en 2020. Une mutation dangereuse qui risque de s’accentuer davantage en raison de l’effondrement économique, de la crise sanitaire, de l’augmentation du chômage et de l’absence de politiques de riposte et d’instruments efficaces de lutte contre ce phénomène qui ravage la société algérienne dans toute sa composante.
Outre les enjeux d’évaluation et de mesure du phénomène de la pauvreté au plan national, des études ont permis de l’aborder sans définir avec exactitude son seuil de prévalence. Certaines tendances relatives à la précarité en Algérie permettent de se rapprocher de la connaissance de ce fléau, de mieux le mesurer et d’avoir des éclairages utiles face à la montée de ce phénomène que seules des politiques audacieuses et une réelle volonté politique fortement affichée peuvent l’éradiquer.
- Mesures du niveau de vie et de la pauvreté en Algérie
Sur l’évolution du niveau de vie et la mesure de la pauvreté en Algérie, des études ont été initiées au cours de cette dernière décennie. L’étude de la Banque mondiale de 1995 n’a utilisé que quelques indicateurs qui ne permettaient pas de mesurer les seuils de pauvreté. Les taux de pauvreté déterminés à partir de cette enquête ont donné des chiffres controversés variant de 12% à 44% de pauvres. D’autres études ont tenté de combler ce vide et apporter un éclairage supplémentaire sur la pauvreté sans toutefois le définir favorisant et des divergences. Par ailleurs les différentes enquêtes réalisées par le Ceneap en 2004 ont mis en évidence les grandes tendances liées à la précarité des ménages et confirmé la détérioration du modèle de consommation nationale pour les catégories démunies entraînant une dégradation du niveau de vie d’une grande partie de la population et la faiblesse des dispositifs de protection sociale mis en place. L’étude a permis de relever une amélioration en termes de réduction et de l’extrême pauvreté. Cependant les écarts entre les ménages des quintiles 2, 3,4 (classe moyenne) restent très fragilisés et démontrent ainsi la persistance d’une classe moyenne très peu différenciée dont la situation économique et sociale est perçue comme modérée, et au seuil de la pauvreté. Ces catégories restent vulnérables à toute détérioration de leur niveau de vie, et continuent à souffrir de privations essentielles au risque de se voir glisser dans une réelle précarité.
L’enquête consommation des ménages de l’ONS (2011) permet de relever certaines précarités qui persistent liées à la nature des dépenses, au niveau de consommation des ménages et aux conditions de vie et à la baisse des revenus. Même si celle-ci ne permet pas de mesurer le seuil de pauvreté, elle n’apporte de surcroît aucune analyse sérieuse permettant d’évaluer les indices de pauvreté ou de les comparer avec les précédentes. Elle a permis de relever que les dépenses annuelles des ménages ont sensiblement augmenté de 71% pour atteindre un montant annuel de 4.489 milliards de DA et que 59% de ces dépenses sont réparties entre les 4 catégories sociales sur les 5 quintiles et 42% sont consacrées aux besoins alimentaires, 4,8% à la santé et 3,2% à l’éducation et à la culture.
En 2012, le Cnes apporte des précisions en évaluant le taux de pauvreté multidimensionnel qui s’élevait à 18% où chaque pauvre au sens multidimensionnel du terme souffre de 3,4 privations sur un total de 7 privations.
La dernière enquête MICS 2019 nous propose quelques indices clés sur les enfants de moins de 5 ans considérée avec les femmes comme les catégories les plus vulnérables. Elle permet de déterminer les probabilités de pauvreté selon certains indices :
. l’insuffisance pondérale modérée évaluée à 2,7%
. le retard de croissance assez élevé évalué à 9,8%
. l’obésité importante évaluée à 12,8%.
Ces indicateurs nous alertent sur les conditions de précarité chez cette jeune catégorie en danger.
Par ailleurs dans le rapport d’étape (ODD 2030) relatif à l’agenda 2030, l’Algérie s’est engagée à éradiquer l’extrême pauvreté et à réduire de moitié la pauvreté et ce sur la base d’une approche monétaire qui ne suffit pas pour donner une évaluation complète des diverses dimensions de la pauvreté elle demeure incomplète.
De même le dernier rapport sur les zones d’ombre de 2021 cible 15.000 zones en situation de précarité avancée avec près de 8 millions de pauvres déclarés soit un taux élevé et inquiétant de 19%.
Cependant toutes les estimations élaborées durant cette dernière décennie nous renseignent sur la gravité du phénomène qui a pris des proportions alarmantes en touchant toutes les catégories sociales accentuant ainsi les inégalités et des sentiments d’exclusion et de désespoir pouvant conduire à des déchirures sociales graves et à des révoltes populaires. En effet, les grandes tendances économiques et sociales confirment l’étendue de cette précarité rampante qui s’installe dangereusement au sein de notre société. De même, l’absence d’un système national de statistiques performant, le retrait de l’Office national des statistiques (ONS) des principales enquêtes socioéconomiques et la disparition des centres d’études spécialisés sur les questions de population n’ont pas permis de dresser un bilan exhaustif face à l’ampleur de ce phénomène mondial qui demeure un indicateur central. De même les experts estiment que l’évaluation de la pauvreté en Algérie comme celle du chômage ont toujours constitué des domaines réservés aux autorités publiques en raison de l’incidence directe de ces données sur les politiques économiques et sociales. Cette approche partiale constitue un sérieux frein pour mesurer le taux de prévalence de la pauvreté et définir des politiques de lutte adaptées, d’où l’intérêt d’aborder cette question en se penchant sur les grandes tendances qui nous permettent de nous rapprocher davantage de la mesure de la précarité en Algérie .
- Les grandes tendances sur le niveau de vie et la pauvreté en Algérie
Même si les études actuelles ne permettent pas d'évaluer de ni connaître le véritable seuil de pauvreté en Algérie, certaines données actualisées nous rapprochent de cette situation à travers les tendances qui se dégagent au plan économique et social, et qui peuvent apporter des éclairages utiles, sur l'état de prévalence de ce phénomène, nous permettant de mieux connaître l'ampleur de ce fléau et de maîtriser et agir efficacement sur les conséquences de ce phénomène qui a tendance à prendre des proportions alarmantes.
- Au plan de l'éducation
L'inadaptation et le recul du système éducatif caractérisé par la non-scolarisation d'une partie des enfants, le taux élevé d'échec scolaire et la forte déperdition scolaire, dans tous les paliers, et l’analphabétisme croissant favorisant l'exclusion et la marginalisation, de même la qualité de l’enseignement et les diplômes fournis n’assurant plus l’accès à l’emploi de ces jeunes qui se retrouvent très tôt en situation de fragilité et surtout sans avenir
- Au plan social
La dégradation du cadre de vie des citoyens et la pauvreté des ménages constituent des phénomènes alarmants en raison de la mauvaise qualité des services publics offerts, des commodités de logement, et de l’accès aux soins. Cette situation est accentuée également par l’affaiblissement du niveau de vie et la baisse de consommation des ménages et de leur pouvoir d'achat qui vont engendrer la montée d'une pauvreté absolue favorisant la multiplication de poches de pauvreté que ni les dispositifs mis en place encore moins le filet social n’arrivent à réguler.
De même la baisse des revenus des ménages et l’inflation vont accentuer les inégalités sociales, endetter les ménages et favoriser l’apparition du chômage de masse, en l’absence d’une politique sociale cohérente.
- Au plan d’aménagement et de l'urbanisme
L'absence d'une politique d’aménagement et d'urbanisme allait créer un environnement répulsif et hostile ainsi qu'un cadre de vie précaire favorisant les sentiments d'exclusion et de marginalisation et une concentration précaire de la population dans des zones inadaptées avec l’apparition de fléaux sociaux importants.
- Au plan démographique
La situation démographique reste marquée par une augmentation continue et dramatique des naissances rendant difficile toute politique de population et de développement durable et toute programmation de l’investissement.
- Au plan sanitaire
La faiblesse des politiques sanitaires et de protection sociale allait aggraver la situation des catégories sociales démunies soumises à de mauvaises prises en charge que les systèmes en place n'arrivent pas à assurer notamment en cette période de pandémie où l'ensemble des ménages, allait subir une forte marginalisation disqualifiante le système de santé national et de sécurité sociale qui souffrent de dysfonctionnements majeurs.
- Au plan économique
L'effondrement de l'économie nationale et l'échec des programmes de relance allaient renforcer des sentiments de crise, accentuée par la perte de milliers d'emplois, la dislocation du tissu industriel et l'apparition du chômage de masse et la paupérisation de la société amplifiées par :
. la baisse de la croissance économique
. l'inflation galopante à deux chiffres
. la crise persistante des liquidités
. le déficit budgétaire qui est passé à - 4,8% en 2019
. la baisse nette de l'investissement avec un taux de - 2%
. la dévaluation du dinar et le retour à la planche à billets
. la baisse des subventions
. le choc pandémique du Covid-19 qui a freiné toute l'activité du pays
. la hausse continue des prix des produits de base
. l'apparition de divers fléaux sociaux en relation avec la pauvreté (mendicité, délinquance, prostitution, drogue, vols...)
. la paupérisation grandissante des personnes à faibles et moyens revenus.
- Au plan de la sécurité alimentaire et nutritionnelle
L'absence d'une stratégie nationale et d’une politique audacieuse en matière de sécurité alimentaire a fragilisé l'Algérie qui dépendant des marchés extérieurs et soumise ainsi à de grands risques. Par ailleurs, la disponibilité des produits agricoles reste insuffisante notamment alors que les déficits structurels relevés ont été comblés par des importations.
La chute des recettes pétrolières, la croissance démographique et la baisse des ressources des ménages vont contraindre l'Algérie à baisser ces volumes d'où l'impossibilité des ménages à accéder à une alimentation globale. Par ailleurs, la prévalence de la pauvreté est également perçue avec l’augmentation de la sous-alimentation et la malnutrition.
- Au plan de la gouvernance
La mauvaise gouvernance économique et sociale allait enfermer les différents secteurs dans des modes de fonctionnement archaïques loin de toutes formes de performance. L'apparition du phénomène de corruption allait également paralyser le pays et ses institutions et créer des fléaux conduisant à des dérives graves.
- Au plan du développement humain
Le dernier rapport de 2020 du Pnud sur le développement humain a dévoilé l’indice de développement humain de 189 pays à travers le monde et classe l’Algérie à la 91e place avec une perte de 9 places par rapport à 2019 marquant ainsi une dégradation du classement et des indicateurs de développement humain avec une baisse prévisible pour 2021 et une montée de la pauvreté.
- Mesures d'éradication et de lutte contre la pauvreté en Algérie
La lutte contre la pauvreté nécessite en cette période de crise une mobilisation nationale et une volonté affirmée de l'ensemble des acteurs, adossée à des réformes structurelles fortes basées sur une véritable politique de solidarité nationale et de relance économique orientée vers la prise en charge globale des catégories démunies, à travers des dispositifs adaptés et une vision intersectorielle, avec l'objectif d’éliminer définitivement l'extrême pauvreté qui doit constituer l’objectif principal des autorités publiques dans le but d'offrir aux populations vulnérables un bien-être social, et leur permettre de vivre en toute quiétude et de profiter des bienfaits de ce pays et de de ses richesses.
Ainsi nul n'a le droit d'abandonner un citoyen en situation de précarité, car le lien social qui nous unit à cette terre sacrée et les engagements envers cette patrie doivent nous interpeller pour trouver et appliquer les meilleures solutions afin d’apporter le bonheur, dont chaque citoyen algérien aspire dans ce vaste pays qui a souffert durant des siècles, des guerres, des injustices et des souffrances qui se sont répercutées sur son émancipation et surtout sur sa dignité.
Ainsi face à cette crise multidimensionnelle ravageuse, favorisée par un climat social explosif, des mesures exceptionnelles doivent être engagées sur la base d’une stratégie nationale cohérente soutenue par l'ensemble des acteurs autour d'un pacte national avec une mobilisation et une répartition, équitable des ressources nationales.
Ce programme national de lutte contre la pauvreté pour être efficace devra dans le cadre d'une vision intersectorielle entamer en urgence de véritables réformes et orienter les programmes de développement vers une trajectoire différente de développement durable:
1- Au plan politique
Un apaisement de la situation politique autour d'une véritable réforme du mode de gouvernance des institutions publiques et politiques du pays en vue de renforcer l'état de droit et préserver les libertés publiques.
Cette situation implique également une lutte globale contre toutes les formes de corruption.
2 - Au plan économique
Par ailleurs, des réformes structurelles de l'économie nationale devront être initiées autour d'objectifs visant à:
. la refondation de l'économie nationale
. la relance de l’emploi économique durable et la lutte contre le chômage
. au soutien et à la promotion de l’investissement productif créateur de richesses
3 - Au plan social
L'amélioration du cadre de vie et du niveau de vie des populations par le lancement d'actions de solidarité et de rattrapage visant à améliorer leurs conditions de vie et leurs revenus.
Cette action devra être soutenue également par la modernisation et l’amélioration la qualité des services publics offerts ainsi que par une meilleure politique de ciblage des catégories démunies et par une politique efficace de lutte contre la pauvreté et une adaptation des dispositifs d’aide sociale
4 - Au plan démographique
L'introduction du programme visant à assurer un équilibre démographique et contrôler cette croissance de la natalité afin de mieux planifier les programmes d'investissement et de développement et soulager les secteurs d'une trop forte pression démographique.
5 - Au plan de l’aménagement du territoire
L’adaptation et la mise à jour d’une véritable politique d'aménagement des territoires et de la ville.
6 - Au plan éducatif
La réforme globale du système éducatif et son adaptation aux mutations en cours avec un repositionnement de ce secteur comme pôle d'excellence, de promotion, et de réussite. La mise en place de programmes d'alphabétisme, de lutte contre les échecs scolaires, la déperdition scolaire et la non-scolarisation des enfants demeure une priorité nationale pour renforcer l'intégration sociale de ces catégories et leur donner une chance pour la vie.
7 - Au plan sanitaire
La modernisation du système sanitaire en matière de prise en charge et de soins devra profiter en premier lieu aux catégories démunies. L'amélioration des conditions de vie et de santé des populations pauvres devra constituer la priorité de ce nouveau plan.
8 - Au plan de la sécurité alimentaire et nutritionnel
Pour atteindre une sécurité alimentaire durable et éviter une grave paupérisation des ménages et des situations de sous-alimentation et de malnutrition des actions urgentes s’imposent :
. l'élaboration d'une stratégie nationale en matière de développement de la sécurité alimentaire avec une coordination avec les secteurs concernés
. la recherche d'une réelle diversification de l'économie nationale indépendante des hydrocarbures
. le changement progressif du modèle alimentaire algérien
. la création d'un observatoire national chargé de la sécurité alimentaire
9 - Au plan institutionnel
. La réforme des dispositifs de protection sociale mis en place.
. L'identification et le ciblage des couches sociales pauvres sur la base de nouveaux critères et l'affectation d’un programme et personnalisé
. La création d’un observatoire national de lutte contre la pauvreté.
. La création de centres spécialisés de prise en charge des personnes démunies
. Le renforcement des capacités d'expertise nationale en matière de mesure de la pauvreté.
10 - Au plan du financement
Le financement du programme de lutte contre la pauvreté devra être diversifié et affecté à une structure nationale placée sous la tutelle de l'Observatoire de lutte contre la pauvreté.
Ce fonds spécial devra être alimenté en matière de financement par l'État, les collectivités locales, les produits de la fiscalité, les dons, la zakat et les fonds de différents secteurs.
11 - Au plan de la solidarité nationale
Dans le cadre de la solidarité nationale, l’Etat devra encourager le versement au profit des catégories pauvres et des bas et moyens revenus d’un revenu universel, une aide unique financée par les produits de la fiscalité. Un minimum social qui permettra une meilleure intégration des différentes catégories sociales dans la vie économique et sociale. Ainsi, en cette période de crise multidimensionnelle, une riposte rapide et urgente est attendue et toutes les actions de l’Etat et des parties prenantes doivent œuvrer vers un seul objectif visant à l’éradication de la pauvreté dans toutes ses formes et ce à la faveur d’un programme national et d’une mobilisation forte de tous les acteurs de la société avec une réforme des politiques publiques et l’instauration de nouvelles formes de gouvernance orientées vers les trajectoires de développement durable, seule solution garante pour faire sortir ces populations vulnérables de la fragilité, de la précarité et du désespoir et éviter de vivre des tensions sociales aiguës et une pauvreté extrême qui remettrait en cause la cohésion sociale et ouvrirait la voie à toutes les dérives possibles.
Photo: El Hadi MAKBOUL Expert international/Ex-DG du CENEAP. © D.R
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Posté Le : 05/05/2021
Posté par : akarENVIRONNEMENT
Source : liberte-algerie.com du mardi 4 mai 2021