Avril 2009. Ca se
passe dans un institut qui accueille des enfants aveugles à Oran. Il fait froid
et il pleut. Les pensionnaires sont enfermés à l'intérieur du bâtiment et
s'ennuient visiblement. Débarque un groupe de dames, membres d'une association
caritative. Aussitôt, la situation s'anime. Les enfants, joyeux, déballent
leurs cadeaux. L'un d'entre eux, appelons-le Youcef, 12 ans, se tient à
l'écart, la mine renfrognée. Une des dames s'approche et tente de le dérider.
Rien à faire !
- Il ne te plaît
pas, ton cadeau ?
- Mmmm
- Qu'est-ce que
tu voudrais d'autre ? Je te promets que, si je peux, je te le ramène demain.
- Mmmm
- Allez, dis-moi,
s'il te plaît.
- Mmmm
Tout le groupe
fait cercle maintenant autour de l'enfant. Les câlins, les questions fusent,
toujours accueillies par le même grognement. Une des vieilles dames s'approche
en écartant les autres. Elle prend délicatement le menton de l'enfant de sa
main, lui soulève le visage et lui dit :
- Dis-moi ce dont
tu as envie maintenant. C'est un ordre.
- Madame, je
voudrais un visa.
Novembre 1957. Ca
se passe à Stockholm, en Suède. 200 jeunes Algériens frigorifiés descendent
d'avion et s'engouffrent dans un autobus qui les emmène vers l'Institut suédois
du Pétrole.
La Suède a offert
au FLN en guerre des bourses pour former les futurs cadres de la Sonatrach.
Dans 5 ans, ils seront diplômés et occuperont, si tout va bien, des postes de
responsabilité à la tête de l'entreprise qui pourvoira l'Algérie indépendante
en capitaux pour son développement.
Juillet 1962. Ca
se passe à Alger. 16 jeunes gens, en costume cravate, redécouvrent à leur
descente d'avion un pays poussiéreux, écrasé de chaleur. Les 184 autres membres
du groupe ont fait souche en Suède, où ils ont fondé des familles et où ils
occupent des positions enviables.
Juillet 1994. Ca
se passe à Alger. Cinq ressortissants français sont assassinés à Aïn Allah,
Alger. Cet événement fournit le même gros titre à la une de tous les quotidiens
algériens. Les journaux ont beaucoup de points communs en Algérie, en
particulier celui de comporter 24 pages. Peu de lecteurs ont la patience
d'aller jusqu'à la page 24. Ceux qui en ont le courage découvrent un petit
entrefilet rapportant que, le jour de l'attaque de Aïn Allah, 13 villageois ont
été assassinés à coups de pelle et de pioche par un groupe terroriste.
Tous les jours
que Dieu fait. Ca se passe sur des plages d'Algérie. De jeunes gens prennent la
mer à bord de rafiots improbables. En fait de «Graal» occidental, ils ont
souvent rendez-vous avec leur propre mort. Des déclassés, des marginaux ? Pas
tous, loin s'en faut. Certains avaient un travail, une famille...
Quel point commun
entre ces faits ?
Rien en
apparence. Et pourtant, ils sont l'expression plurielle du mal-être algérien.
La plupart des
commentateurs lisent la situation actuelle de l'Algérie à travers le prisme
habituel des difficultés économiques, sociales et politiques. Ces difficultés
sont bien réelles. Les problèmes de logement, de chômage, de liberté
d'expression, obsèdent une bonne partie de la population. Cette approche ne
manque donc pas de pertinence. Elle est toutefois insuffisante. Elle ne rend
pas compte de quelque chose de plus profond, tapi dans l'inconscient collectif
de la société.
Une nation est le
fruit d'une construction. Souvent, les difficultés qu'elle traverse renvoient
aux conditions de son établissement. Ainsi, le prurit séparatiste basque et
dans une moindre mesure catalan rappelle la fragilité de l'unité espagnole. En
Allemagne, les tensions Est-Ouest ne se sont pas totalement résorbées après la
chute du Mur de Berlin et la réunification. Il y a en Italie une vraie ligne de
fracture entre le Nord et le Mezzogiorno. Il y a même un parti politique qui
participe au gouvernement Berlusconi et qui appelle ouvertement à la séparation
politique. Et que dire de la petite Belgique écartelée entre Flamands et
Wallons et dont l'unité semble bien compromise ?
Les pays cités
sont prospères, bénéficient des bienfaits de la démocratie et de la liberté
d'expression. Ils ont mis des décennies, voire des siècles à se construire.
Cela ne les met pas pour autant à l'abri d'une désintégration. C'est sans doute
que, si les conditions économiques, sociales, politiques jouent un rôle certain
dans le maintien de la cohésion d'un peuple, elles ne sont pas suffisantes dès
lors que le sentiment national se révèle défaillant. Il semble bien qu'en
dernier ressort, ce soit dans l'imaginaire que la Nation trouve la force
nécessaire pour s'établir et durer.
Quid de l'Algérie
?
A l'évidence,
personne ne peut prétendre qu'un travail de construction de la Nation s'est
fait dans la durée. On a décidé à la hâte que le fameux triptyque (islamité,
arabité, amazighité) en fournissait le socle. Or, les nations se construisent
sur des synthèses et non sur des juxtapositions d'identités. Les nations se
construisent sur l'élaboration du désir de vivre ensemble et de partager un
destin. Pour cela, il aurait fallu aller aux racines et y débusquer le seul
socle qui vaille, celui de la mémoire partagée. Il aurait fallu qu'au lendemain
de la guerre d'indépendance, un vaste travail fût engagé pour identifier les
raisons qui ont permis à une puissance étrangère de réduire le peuple algérien
à la servitude pendant 132 ans. Au lieu de cela, on nous a servi une histoire
hagiographique en grande partie apocryphe, dont l'unique objet était de servir
la gloire des dirigeants auto proclamés. L'Histoire ne repasse pas les plats,
dit-on. Bonne princesse, elle a fait une exception pour l'Algérie. Il y a eu la
vague de violence terroriste qui a ensanglanté le pays pendant une décennie.
Plusieurs dizaines de milliers de morts plus tard, le pouvoir politique décrète
l'amnistie, c'est-à-dire l'oubli. « Circulez, il n'y a rien à voir ! ». Une
autre occasion a été manquée. La chape de plomb retombe. Le pays renoue avec
ses pratiques clientélistes, sur fond d'hymne aux «constantes».
A force de
refuser de revisiter les périodes charnières de notre Histoire, le sentiment
d'appartenir à une communauté de hasard, taillable, corvéable, colonisable à
merci, se renforce et le sentiment national se délite. Comment pourrait-il en
être autrement quand la politique des gouvernants (mais aussi le voeu secret du
peuple ?) consiste à mettre un voile pudique sur des périodes si douloureuses ?
C'est ainsi que le malade et le médecin, complices dans le non-dit, refusent de
nommer le cancer qui ronge le premier en espérant que ce refus de le désigner
suffira à le faire disparaître.
Vaine entreprise.
Aucune nation ne s'est construite sur l'occultation de son passé. Aucune nation
n'a perduré en esquivant les questionnements fondamentaux que lui posent ses
déboires historiques. L'Algérie ne fait pas exception à la règle. Elle se
condamnerait à terme si elle devait persister dans cette attitude infantile.
Les prémisses d'une secousse violente, de nature à remettre en cause la
structure nationale, sont déjà présentes. Le rejet du «système» englobe de plus
en plus le pays lui-même. Fuir n'importe où, quitter l'Algérie, tel est le
nouveau credo de la jeunesse. Peut-être Youcef, l'enfant aveugle d'Oran,
lie-t-il sa cécité à son algérianité ? Peut-être croit-il qu'ailleurs, dans cet
Occident fantasmé, ce handicap n'existe pas ? Le harrag d'Alger ou de Annaba
pense-t-il qu'il lui suffira de débarquer sur une plage d'Europe pour que
soudain, ses soucis disparaissent et qu'il trouve enfin une vie «norrrrrmâle»
(mot le plus courant du lexique francarabe) ? Non, sans doute. L'illusion, bien
réelle, ne va pas jusque là. Et puis, comment expliquer la défection des
ingénieurs «suédois» ? 1962 était pourtant l'année de toutes les promesses. Il
se trouve que ces promesses ont été vite démenties par la prise du pouvoir à la
hussarde d'un clan dont le premier geste a été d'imposer le silence et
l'obéissance aveugle à la population. Sans doute nos ingénieurs «suédois» y
ont-ils vu le signe que, décidément, l'indépendance n'allait pas accoucher de
la nation de leurs rêves. Peut-être ont-ils compris que la leçon des 132 ans
d'humiliations n'allait pas être mise à profit pour construire une citoyenneté
qui la prémunirait contre la répétition du malheur ? Et puis, ces paysans
massacrés qui n'ont droit qu'à une brève dans des journaux trop occupés à se
répandre sur la mort de 5 Occidentaux ne sont-ils pas le symptôme patent du peu
de cas que l'Algérien fait de lui-même, la preuve ultime d'une haine de soi
profonde dont il se défera d'autant moins qu'il s'obstinera dans la culture de
l'oubli ?
L'enfant aveugle,
le harrag d'Alger, le villageois de l'Aurès, éprouvent le même mal de vivre
dans une société dépourvue de sens. Tendus vers l'»ailleurs», ils souffrent de
l'absence d'autre perspective que la répétition sans fin d'un scénario connu
dans lequel ils tiendront au choix, le rôle du muet, de l'imbécile, du mort.
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Posté Le : 18/06/2009
Posté par : sofiane
Ecrit par : Brahim Senouci
Source : www.lequotidien-oran.com