La ville algérienne, 50 ans après».
C’est l’alléchante affiche d’un colloque abrité par l’Ecole polytechnique d’architecture et d’urbanisme (EPAU) d’El Harrach, les 7 et 8 novembre, et qui a réuni un imposant aréopage de spécialistes nationaux et étrangers, des architectes et urbanistes qui ont notamment disséqué à loisir l’état de nos villes, en mettant l’accent sur les politiques successives qui ont façonné notre environnement urbain.
Cette louable initiative est à mettre au crédit du laboratoire de recherche «Ville, urbanisme et développement durable» affilié à l’EPAU.
De haute tenue scientifique, avec à la clé un menu extrêmement copieux, le colloque s’est avéré presque aussi dense que notre (chaotique) paysage urbain, avec pas moins de 50 communications, au programme, réparties sur trois sessions.
On le devine aisément: le constat de nos experts est accablant. Urbanisation anarchique, villes-poubelles, cités-dortoirs, ghettos nauséabonds, habitat précaire, chantiers interminables, réseau routier congestionné, croissance incontrôlée, cadre de vie lugubre, violences urbaines, insécurité, insalubrité, crise identitaire, constructions métastasées, instruments d’urbanisme obsolètes, équipements étriqués, problèmes de transport, rurbanisation galopante, empiètement sur le foncier agricole, bref, toute la quincaillerie de nos villes «bidon» s’est trouvée ainsi passée au crible.
L’EPAU, cette belle école qui porte la griffe de l’immense Oscar Niemeyer, a décidé donc de célébrer le cinquantenaire de l’indépendance en y imposant sa patte.
Les maîtres d’œuvre et autres spécialistes de la chose urbaine conviés à ce débat ont été, en l’occurrence, bien inspirés pour oser un diagnostic des plus exhaustifs de nos pathologies urbaines et de nos villes malades de leur cancer du béton.
Le concept «ville» reste très figé
Dans son allocution d’ouverture, le directeur de l’EPAU, Mohamed-Saleh Zerouala, résumant les grandes orientations de ce colloque, plaide pour des villes à échelle humaine «face aux défis de la mondialisation».
Prenant acte d’une «prise de conscience de l’Etat algérien quant aux enjeux urbanistiques», il estime que «cela nécessite une évaluation en faisant le bilan de ces 50 années d’indépendance» en matière d’urbanisme.
Pour lui, un tel bilan met forcément en exergue «le constat ô combien alarmant de nos villes qui subissent de plein fouet les aléas de la mondialisation. Toutes les villes du monde sont au centre de grands bouleversements. L’urbanisation se généralise à l’échelle planétaire. Elle était de 45% en l’an 2000 et passera à 65% à l’horizon 2025».
«Ces symptômes, même s’ils sont pris en charge par les décideurs, les solutions proposées accentuent les déficiences».
Il constate que «le concept ville reste très figé», en soulignant que «la ville recouvre un éventail très large, qui va de la cité traditionnelle à la métropole. Il faut l’appréhender en tant que système par un processus qui tienne compte de sa complexité».
Le professeur Zerouala en appelle ainsi à «une approche pluridisciplinaire, multi-acteurs», avec, pour point de mire, la mise en place d’une nouvelle gouvernance basée sur une «gestion qualitative de la ville» comme pendant aux programmes quantitatifs menés au pas de charge par les pouvoirs publics, à coups d’opérations massives et autres ensembles urbains mastodontes.
Le directeur de l’EPAU préconise de redéfinir la place du citoyen dans ce processus, en revendiquant une «citoyenneté participative».
«Il faut repenser nos villes comme des territoires de solidarité, avec plus d’équité sociale, en associant le citoyen aux processus de décision, le tout pour une ville au service de l’homme et non de l’économie», conclut-il.
22 millions d’Algériens vivent dans les villes
Le professeur Tahar Baouni, directeur du laboratoire Ville, urbanisme et développement durable (VUDD) prend le relais en maître de cérémonie pour souligner, de prime abord, qu’en cette année du cinquantenaire, «L’EPAU ne pouvait pas laisser passer cette célébration dans l’indifférence et l’oubli».
L’intérêt de ce colloque, appuie-t-il, est de «mettre le doigt là où ça fait mal».
Esquissant un bilan liminaire de l’évolution de l’urbanité de l’indépendance à nos jours, il indique que l’Algérie «est passée très rapidement d’un pays à majorité rurale à un pays à majorité urbaine. 22 millions d’Algériens vivent dans les villes, soit 63% de la population globale, et ce chiffre est appelé à monter à 80%, à l’horizon 2025».
Et d’ajouter: «85% de nos villes ont au moins 40 ans d’existence.»
Devant cette urbanisation galopante, couplée à des migrations internes massives vers les centres urbains, le directeur du VUDD note «l’incapacité des décideurs à faire face à une telle demande sociale en termes de logement, de travail, d’équipements, de transport, etc».
«Les villes s’étalent indéfiniment dans l’espace», observe-t-il encore en parlant d’expansion «tentaculaire», avec comme
conséquence des problèmes inextricables: explosion du parc automobile, décharges sauvages, désintégration du lien social, dégradation du cadre de vie.
Le professeur Baouni ne manquera pas d’attirer l’attention sur le «coût écologique» engendré par le développement anarchique des nouveaux lotissements.
«En face, les pouvoirs publics tentent de mettre en place une planification urbaine», admet-il, tout en constatant que cette planification montrera vite ses limites devant «l’urgence de la construction de nouveaux logements, équipements et infrastructures».
Pour lui, l’intérêt de ce colloque, in fine, «est de confronter cadres conceptuels et décision politique, même si souvent c’est le politique qui l’emporte».
Le ballet des communications est étrenné par le professeur Salah Eddine Cherrad, de l’université de Constantine, qui propose une rétrospective de 50 ans d’urbanisme sous le titre: «La ville algérienne, bilan d’un demi-centenaire. 1962-2012». Un bilan qu’il cerne en dix points.
Il indique, pour commencer, que nous sommes passés de 41 villes à l’indépendance, à 273 unités urbaines de plus de 20.000 habitants aujourd’hui, «soit 232 villes de plus qu’à l’indépendance».
«En 1966, 3 millions de personnes vivaient dans les villes.
En 2008, ce sont 16,6 millions d’habitants», ajoute-t-il.
Le conférencier précise, dans la foulée, que les petites villes (moins de 10.000 habitants) comptent 5,5 millions d’âmes.
61 villes moyennes sont, en outre, recensées et abritent 4,2 millions d’habitants, tandis que 40 villes ont plus de 100.000 habitants et hébergent quelque 6,8 millions de personnes.
Pour ce qui est de la répartition de nos villes par zone géographique, le professeur Cherrad nous apprend que le littoral et le sublittoral (15 à 20 km de la bande maritime) accuse une forte concentration urbaine, avec 114 villes, soit 41,7% du tissu urbain global, pour 63 villes de l’Atlas tellien, 62 unités dans les Hauts-Plateaux et 34 villes sahariennes.
L’orateur conclut ainsi à une «densification du réseau urbain avec plus de 230 villes construites en 50 ans».
Autre constat: «La densification du périmètre urbain». Il relève à ce propos une érosion des espaces verts et autre «espaces en jachère». Le moindre interstice est occupé.
«Cette densification du bâti s’accompagne d’une prolifération des activités commerciales, y compris informelles», poursuit-il en faisant remarquer qu’en parallèle «il y a une diminution des effectifs humains».
«On assiste à une tertiarisation des logements. Il y a des dents creuses dans le tissu urbain. Ce dernier est perforé, détérioré, dénaturé.»
«Un urbain sur deux serait en situation irrégulière»
Autre phénomène: l’étalement des villes. Celles-ci font «tache d’huile» selon ses termes, avec une croissance, voire une excroissance vertigineuse rognant fatalement sur le végétal.
«A la fin des années 1980, le ministère de l’Agriculture a constaté que 100.000 hectares de terres agricoles ont été détournées au profit de l’urbain. Aujourd’hui, cette surface a au moins doublé», dit-il.
Les petits villages sont constamment «bouffés» par les grandes agglomérations.
«Il y a un continuum d’habitations. Les limites entre la ville et la campagne sont floues, incertaines», renchérit-il.
Toujours au titre de ces mutations profondes, l’apparition de nouveaux risques induits par cette urbanisation sauvage.
«La ville est devenue sujette à des risques multiples», assène le conférencier, en rappelant les inondations, les glissements de terrain dus à des facteurs industriels ou technologiques, ou encore les séismes ravageurs qui font plus de victimes, du fait précisément de cette densification de la trame urbaine.
Et de s’interroger sur le dispositif réglementaire pour accompagner l’évolution de nos villes. Il déplore une «rigidité des instruments d’urbanisme en l’absence de prospective».
Il signale, au passage, la prolifération des constructions informelles. Il indique qu’en 1987, un recensement a établi que 11,4 millions d’habitants étaient en règle avec les prescriptions urbanistiques.
«A l’époque, l’Etat était l’acteur unique», argue-t-il. En 1990, la loi relative à l’aménagement urbain réhabilite la propriété privée. La population urbaine passe à 22,4 millions d’habitants.
"Un urbain sur deux serait en situation irrégulière, y compris dans les lotissements. Comment régulariser ces 11,2 millions d’habitants? La ville, la collectivité locale se trouve ainsi privée de ressources foncières."
Pour lui, l’un des enjeux de la politique urbanistique est de savoir «comment amener la ville vers le droit sous toutes ses formes».
L’orateur s’est attardé ensuite sur la dimension économique de la ville.
«Il faut savoir que dans les deux tiers de nos wilayas, les petites entreprises ont proliféré au sein du tissu urbain», à la faveur de l’Ansej et autres dispositifs de micro-crédits.
«Les zones industrielles sont enserrées dans le périmètre urbain», observe-t-il encore.
Abordant le cadre de vie, le professeur Cherrad ne peut qu’entériner le constat selon lequel «nos villes sont des chantiers permanents».
Enfin, le conférencier a plaidé pour une conformité entre le discours et la pratique en appelant à une meilleure concertation entre les décideurs et les urbanistes.
Et de lancer à regret: «Dans le dispositif de gestion de nos villes, un partenaire est négligé : c’est le corps des experts.»
A bon entendeur…
Mustapha Benfodil
EWA Berezowska, professeure à l'EPAU. Lieu de vie ou espace «fourre-tout» ? : Ya-t-il une politique de la ville en Algérie ? Pour Ewa Berezowska Azzag, éminente urbaniste, directrice de recherche à l’EPAU, l’Etat algérien n’a jamais eu une vraie politique de la ville. «Il n’y avait pas de politique de la ville, mais une gestion territoriale et d’aménagement de la ville», précise-t-elle avant d’ajouter : «Il ne faut pas confondre politique de l’habitat et de l’urbanisme et politique de la ville.» Dans un exposé de très haute facture, sous le titre «Politique de la ville en Algérie : acquis et faiblesses», la conférencière s’est attachée sur l’inventaire précis de tous les dysfonctionnements liés à nos politiques urbaines. «Le statut de la ville est passé d’un objet ‘‘fourre-tout’’ à celui de lieu de vie, sensible et méritant une approche qualitative», dit-elle. Selon elle, la politique de la ville est quelque chose de relativement récent.
Tout en saluant la création d’un ministère de la Ville en 2004, puis d’un observatoire de la Ville, Ewa Azzag dresse un constat sévère quant à la façon dont est pensée et gérée la ville algérienne. Elle constate que les différentes politiques urbanistiques sont restées «sectorielles» et «c’est la politique de l’habitat et de l’urbanisme qui domine. (…) Il n’y a toujours pas de politique de la ville cohérente», appuie-t-elle. D’après elle, «il y a deux définitions majeures de la politique de la ville : une politique passive, qui consiste à agir sur l’existant et répondre aux besoins des populations (conception française). Et il y a la politique active (tradition anglo-saxonne), qui repose sur une matrice d’orientation pour infléchir la dynamique de développement et agir sur l’avenir». Les villes sont confrontées, dit-elle, à toutes sortes de problèmes : démographiques, fonctionnels, économiques, écologiques, socioculturels, technologiques, institutionnels… Comme l’ont souligné nombre d’intervenants à ce colloque, l’Etat algérien a «mis le paquet» en matière de constructions, d’équipements, de grands ensembles, mais le qualitatif laisse toujours à désirer. Ewa Azzag ajoute : «Le réseau urbain s’est étoffé. On dénombre 20 millions de citadins, 5 millions de logements ont été construits. Le parc des véhicules particuliers a été multiplié par 10. Des infrastructures ont été érigées ainsi que des équipements structurants. Mais en 50 ans, la ville a multiplié le taux de chômage, 200 000 hectares de terres agricoles ont été sacrifiées au bulldozer. On a multiplié par 7 le dégagement de gaz à effet de serre. L’indice de développement humain n’a augmenté que de 13%. Le régime foncier a changé trois fois sans effet tangible sur l’occupation du sol. Les instruments d’urbanisme n’ont changé que deux fois en 50 ans, ce qui est aberrant dans la mesure où ils n’accompagnent pas les changements survenus», explique-t-elle, avant de s’interroger : «Comment insuffler un nouvel élan à la politique de la ville ?» Les approches sectorielles et l’émiettement institutionnel, prévient-elle, ne favorisent pas une réelle politique de la ville en ce qu’ils conduisent à une «dispersion des prérogatives.» Une organisation managériale médiocre. Ewa Berezowska Azzag a minutieusement recensé toute une pléthore de dérèglements qui empêchent l’élaboration d’une vraie politique de la ville : instruments réglementaires figés, absence d’une vision stratégique et de marketing urbain. Et de renchérir : «L’organisation managériale est de qualité médiocre, la gouvernance est souvent de type ‘‘top-down’’, autrement dit directive, pas citoyenne, les banques de données ne sont pas fiables, les cabinets d’évaluation sont toujours étrangers.» Elle se demande «où est la place des locaux ?» Pour Ewa Azzag, il ne saurait y avoir de développement durable qui ne fût porté à l’échelle urbaine. En d’autres termes, la vie c’est la ville, et cette proposition paradigmatique a de quoi, à elle seule, inspirer tout un programme. L’urbaniste aime à user d’une métaphore bien inspirée en comparant la ville à un organisme vivant, avec une morphologie, une physiologie (ce qu’elle appelle «le métabolisme urbain»), une intelligence qui renvoie à son mode de gouvernance. Elle préconise ainsi une approche «holistique» (autrement dit appréhender la ville comme un tout transcendant ses parties) pour ériger de vraies villes. Evoquant le Schéma national d’aménagement du territoire (SNAT) à l’horizon 2030, elle estime qu’il va fatalement se heurter aux critères de la politique de la ville. «Il faut d’ores et déjà faire le distinguo entre villes existantes et villes nouvelles», recommande-t-elle en prenant en compte les spécificités de chaque ville, en l’occurrence sa position géographique, climatique, ses traditions, son histoire, sa culture, ses ressources, sa structure économique, en un mot son écosystème propre. «Il n’est plus possible d’avoir la même approche normative pour toutes les villes», martèle-t-elle, avant de conclure : « J’espère que la communauté universitaire aura une place de choix dans l’élaboration de la politique de la ville algérienne.» Par Mustapha Benfodil (El Watan.com du samedi 10 novembre 2012).
Akar Qacentina - La sentinelle de l'environnement - Constantine, Algérie
11/11/2012 - 45943
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Posté Le : 11/11/2012
Posté par : akarENVIRONNEMENT
Photographié par : Phoyo: El Watan ; texte: Mustapha Benfodil
Source : El Watan.com du samedi 10 novembre 2012