Algérie - 05- La période Ottomane

Alger sous les Pachas triennaux 5



Alger sous les Pachas triennaux 5
Saint Vincent de Paul et les Consuls Lazaristes
A ce moment, il y avait déjà quelques années qu'un des personnages les plus remarquables de son siècle cherchait à résoudre le difficile problème des rapports de la France avec les États Barbaresques. C'était le grand homme de bien qu'on appelait alors Monsieur Vincent, et dont l'histoire a conservé le souvenir sous le nom de saint Vincent de Paul. Ayant lui-même subi l'esclavage à Tunis (1605-1607), il avait pu en étudier toutes les misères, en même temps que son esprit observateur et sagace lui permettait de se rendre compte de la faiblesse réelle de ces États, par lesquels l'Europe se laissait insulter et ravager. Aussi ne cessait-il d'appuyer de sa légitime influence le parti des croisières permanentes ; c'était lui qui avait, en 1620, décidé Philibert-Emmanuel de Gondi, dont il avait élevé les enfants, à demander la permission " d'entreprendre contre Alger " ; et, si le Général des galères eut montré à cette époque un peu plus de résolution, les résultats obtenus eussent été tout autres. Mais, voyant enfin que, dans l'état de trouble et de pénurie où se trouvait alors la France, il y avait peu de chances de voir adopter un système de répression continue, il se détermina à changer son mode d'action.
Dans la célèbre congrégation qu'il fonda, l'Œuvre des Esclaves tint une des premières places, et il y fit résoudre d'envoyer des Missions en Barbarie ; plus tard, il voulut que ces Missions fussent résidentes, et, à cet effet, il installa des prêtres Lazaristes auprès des consuls, à titre de Chapelains ; il se servait aussi d'un droit reconnu par les Capitulations ; en 1645, M. Martin, consul à Tunis, reçut en cette qualité le Père Guérin, accompagné du frère Francillon. Le titulaire d'Alger, M. Balthazar de Vias, n'exerçait pas sa charge par lui-même. Saint Vincent de Paul obtint du Roi l'autorisation de la lui acheter, et de la faire gérer par un membre de la Congrégation. Il avait été amené à prendre ce parti par diverses considérations qu'il explique lui-même fort clairement dans une lettre adressée à M. de la Haye-Vantelay, ambassadeur à Constantinople, datée du 25 février 1654. Il y est dit que : " ayant entrepris depuis six ou sept ans d'assister les pauvres chrétiens esclaves en Barbarie, spirituellement et corporellement, tant en santé qu'en maladie, etc. ", il a fallu d'abord que les prêtres se fissent chapelains des consuls ; qu'à la mort d'un de ceux-ci, le Pacha commanda au prêtre d'exercer la charge, sur l'instance des marchands français. C'est alors que Mme la duchesse d'Aiguillon " s'employa vers le roi, sans que nous en eussions aucune pensée, pour nous faire avoir les consulats de Tunis et d'Alger. Ces consuls emploient les produits de leur charge et l'argent que nous leur envoyons à soulager et à racheter les captifs. Ils maintiennent dans le devoir les prêtres et religieux esclaves, dont la conduite n'était pas toujours édifiante ; le grand libertinage qui régnait auparavant parmi ces personnes d'Église décourageait les chrétiens. "
Tout cela était fort vrai ; le bagne était une école de vice et de débauche ; l'ivrognerie y était en honneur ; l'escroquerie et le vol s'y pratiquaient ouvertement ; les esclaves démoralisés, perdant tout espoir de revoir leur patrie, se suicidaient ou allaient grossir le nombre des renégats, accroissant ainsi la puissance de l'ennemi. Quelques-uns des prêtres et religieux captifs, dénués de tout, soumis à un travail excessif, manquant de surveillance, ne tardaient pas à prendre les mœurs de leurs compagnons de misère, devenaient la risée des Turcs et des renégats, et un mortel élément de défaillance pour tous ceux qui étaient déjà ébranlés dans leur foi. En se plaçant à ce point de vue, il est certain que saint Vincent, qui avait vu de près toutes ces hontes, choisissait un bon moyen d'y remédier, en installant les consuls lazaristes dans les États barbaresques.
Mais cette pensée charitable, qui donnait une certaine satisfaction aux besoins physiques et moraux des vingt mille infortunés qui gémissaient dans les bagnes d'Alger, était un des plus malencontreux essais politiques qu'on ait jamais fait, et la suite de cette histoire ne nous le démontrera que trop. Ces hommes pieux, dévoués et bienfaisants, ces chrétiens résignés, qui acceptaient comme une faveur divine les incarcérations, les bastonnades et la mort, méritent à un haut degré le respect dû au courage et à la vertu ; ils arrachèrent l'admiration à leurs bourreaux eux-mêmes ; mais, comme agents de l'État, ils furent les plus mauvais Consuls qu'on puisse rêver, et, les jours où ils ne furent pas inutiles, ils devinrent involontairement aussi nuisibles aux intérêts de leur patrie qu'à leurs propres personnes. Il n'eut pas été difficile de prévoir qu'il devait en être ainsi, et que leurs vertus mêmes allaient rendre leur mission souvent périlleuse, et quelquefois impossible L'humilité chrétienne, la soif du martyre, ne sont pas des qualités consulaires. Celui qui représente la France en pays étranger doit la représenter fièrement, et ne pas oublier que celui qui le frappe insulte la nation tout entière. Il y avait là un premier écueil, et ce n'était peut-être pas le moins dangereux.


image : http://www.lesmanantsduroi.com/articles2/article32328.php

Dans toute alliance entre deux nations, il existe une clause principale, écrite ou secrète, qui a été la véritable raison déterminante du traité conclu, et faute de laquelle la paix ne saurait subsister longtemps. L'ancienne amitié de la France et de l'Odjeac d'Alger était basée sur une haine commune de l'Espagne, en sorte que l'on peut voir les ruptures éclater toutes les fois que l'influence espagnole devient prépondérante à la Cour de France. Il faut ajouter que la Régence n'avait eu, pendant longtemps, de relations commerciales suivies qu'avec cette dernière puissance, la seule sur la Méditerranée avec laquelle elle ne fut pas en guerre constante ; c'est donc par l'intermédiaire des marchands français qu'elle exportait les produits indigènes, grains, huile, cire, cuirs, etc. Grâce à eux, elle se débarrassait des marchandises qu'il était impossible de vendre dans le pays même ; par eux, elle se procurait les agrès, les cordages, les voiles, les rames, les canons et les projectiles dont elle manquait : c'était pour elle une question de vie ou de mort. Il est vrai que l'article VII de la bulle In coena Domini frappait d'excommunication tous ceux qui fournissaient aux Musulmans des armes ou des munitions de guerre ; mais nos rois, tout en édictant des ordonnances dans ce sens, avaient souvent dérogé à leur esprit, et nos consuls avaient toujours fermé les yeux sur ce commerce, le seul, à dire vrai, qui fût possible avec Alger (1).
Or, ce qui avait pu être toléré par un consul laïque, ne put plus l'être par un religieux, et tout le monde fut mécontent. Les Turcs considérèrent ce procédé comme un acte d'hostilité ; les marchands se plaignirent de leur ruine ; la ville de Marseille, qui avait accaparé presque tout ce négoce, vit diminuer ses revenus, et ne cacha pas son mécontentement ; en résumé, les nouveaux consuls devinrent vite en butte à la colère des Algériens, et à la haine mal déguisée de leurs nationaux. Par toutes ces raisons, leur situation fut déplorable ; les Pachas et les Deys s'habituèrent à les insulter, à les emprisonner, à les bâtonner impunément, jusqu'au jour où ils couronnèrent leurs sévices par la mort cruelle infligée à quelques-uns d'entre eux.
Saint Vincent de Paul ne mit pas longtemps à s'apercevoir qu'il s'était trompé ; dès le 16 avril 1655, il écrivait à M. Get, Supérieur à Marseille, " le chargeant de s'informer secrètement, si l'on ne pourrait pas trouver quelque marchand de Marseille qui consentît à payer une rente, en échange des consulats d'Alger et de Tunis. " Le 18 mai 1657, il revenait sur ce projet, et apprenait à M. Get qu'on lui avait offert 1,500 livres par an du consulat de Tunis. Mais, en offrant de céder la charge, il entendait conserver l'autorité morale, au moyen d'un prêtre de la Mission, qu'il eût entretenu auprès du titulaire, et, dans ces conditions, il ne trouvait personne qui voulût de ce pouvoir partagé. II avait songé à faire gérer les consulats par des religieux ; mais il s'était heurté à la résistance de Rome ; la Congrégation de Propaganda fide appréciait très sainement les dangers de cette combinaison, et opposa des refus formels aux nombreuses démarches qu'il tenta auprès d'elle. Au moment où il espérait voir sa démarche favorablement accueillie, il avait désigné pour occuper le poste d'Alger le Père Lambert-aux-Couteaux ; il lui substitua le Frère Barreau (2), membre laïque de la Congrégation, qui faisait alors ses études cléricales à Saint-Lazare. Ce fut un choix malheureux. M. Barreau était le plus vertueux et le plus charitable des hommes ; il ne savait pas résister à une demande d'argent, et ne pouvait pas se résigner à écarter les solliciteurs ; quand sa bourse était vide, il engageait sa parole, et le cautionné s'enfuyait souvent, abandonnant le consul à la fureur des créanciers. Il mit ainsi à une rude épreuve la patience de saint Vincent, qui ne cessait de lui remontrer qu'il n'avait pas le droit de s'engager au-dessus de ses ressources, et que sa charité désordonnée nuisait à la Mission, au consul, et aux captifs eux-mêmes. Tout fut inutile ; il était d'une bonté incorrigible. Nous allons voir ce qu'elle lui coûta.
Il partit aussitôt qu'il fut pourvu de sa commission, et arriva à Alger au mois de juillet 1646. Son installation se fit sans difficulté, et même, grâce à quelques présents, il se fit restituer 55 captifs, qui avaient été jadis rachetés à Ali Bitchnin par le Père Lucien Hérault, et qui, lors du pillage de la maison de l'ancien chef de la Taïffe, étaient tombés en diverses mains.

Ioussouf
En 1647, Ioussouf-Pacha succéda à Ahmed Ali, et donna une nouvelle impulsion à la Course.

Ravages des pirates
L'Italie souffrit beaucoup ; la Provence ne fut pas épargnée. De leur côté, les Algériens eurent à subir de grandes pertes ; le 16 février, les galères de Malte prirent le grand vaisseau-amiral, après un rude combat où périrent 250 Turcs. Les Chevaliers firent 150 prisonniers et délivrèrent 45 esclaves : mais leur amiral, M. de Saint-Egeay, fut tué dans le combat. Au commencement de mars, le Capitan-Pacha Hussein surprit dans le canal de Négrepont l'amiral vénitien Morosini, et le fit attaquer par les Reïs d'Alger, qui formaient son avant-garde : Morosini fut culbuté et tué ; mais, à ce moment, survint le reste de la flotte chrétienne, commandée par Grimani, qui écrasa les Turcs, et les força de retourner à Candie, après avoir enlevé leur convoi dans le port de Mételin. Cette nouvelle jeta la consternation dans Alger, que décimait alors la peste.

Emprisonnement de M. Barreau
La mauvaise humeur du Pacha se traduisit en persécutions contre M. Barreau : il lui réclama le paiement d'une somme de 6 ou 7,000 piastres, qui, disait-il, était due par les Pères de la Mercy, et le fit emprisonner pour le contraindre à payer (3). Cette fois, le consul en fut quitte pour deux ou trois semaines d'incarcération, et se fit remettre en liberté, moyennant quelques présents. Les troubles étaient tels en France, qu'il ne fallait même pas songer à demander raison de cette injure. Sans les Vénitiens et les Chevaliers de Malte, la Méditerranée eut été abandonnée sans défense à la piraterie. Malgré leurs efforts, les côtes d'Italie continuèrent à être ravagées d'une façon périodique.

Peste de trois ans
En 1648, la peste vint encore décimer la population d'Alger ; le fléau ne devait s'apaiser qu'en 1650. Les Colourlis exilés demandèrent à rentrer ; on accorda cette faveur à ceux d'entre eux qui purent fournir caution. La révolte de la province de Constantine était apaisée, et le nouveau Bey, Ferhat-ben-Mourad, y voyait son autorité respectée.

Toute l'Europe arme contre les Reïs
Dès le commencement de l'année, le Sultan avait envoyé aux Reïs l'ordre de venir se joindre à la flotte ottomane ; mais, ceux-ci, encore sous l'impression de la défaite de Négrepont, refusèrent d'armer leurs vaisseaux, jusqu'au moment où une subvention de 60,000 sultanins vint les y décider. Encore s'arrêtèrent-ils pour piller tout le long de la route ; cependant ils ravitaillèrent la Canée dans les premiers mois de 1649, et firent leur jonction à temps pour participer à la bataille de la Focchia, où l'amiral de Riva battit la flotte turque.
En 1650, M. Barreau fut remis aux fers, et y resta jusqu'en 1652. Il s'agissait toujours de la dette de l'ordre de la Mercy. Enhardis par l'impunité, les pirates vinrent écumer dans les eaux de Marseille, dont les galères leur donnèrent la chasse ; au mois de septembre, les Reïs ravagèrent la Corse, et firent une grande quantité de captifs dans cette île et sur les côtes de Naples. L'année suivante, ils débarquèrent au moment de la moisson près de Civita-Vecchia, et enlevèrent dans la campagne de Rome tous ceux qui ne se sauvèrent point à temps. Le métier était bon, et tout le monde s'en mêlait ; des marchands de Rotterdam, d'Amsterdam, de Gênes et de Livourne entreposaient les marchandises volées par les Barbaresques, et se faisaient leurs courtiers, moyennant commission ; on en pendit quelques-uns, mais sans grand résultat. Du reste, l'exemple était venu de haut, et il y avait plus de vingt-cinq ans que Jacques Vacon, d'Ollioules, avait formulé des plaintes officielles contre le recel favorisé par le Grand-Duc de Toscane. On voyait les pirates anglais et hollandais naviguer de conserve avec ceux d'Alger et de Tunis ; les Vénitiens en faisaient des plaintes inutiles. Car ces nouveaux déprédateurs s'étaient fait délivrer des lettres de marque par leurs gouvernements respectifs pour courir sus aux Français, et, sous ce prétexte, ils pillaient tout le monde. Le fait n'était pas nouveau, et les voyageurs craignaient beaucoup plus la rencontre de ces pirates-là que celle des Barbaresques ; car, pris par ces derniers, on ne risquait que la captivité, tandis que les autres massacraient tout, pour effacer les traces de leur crime. En un mot, la Méditerranée n'était plus qu'un repaire de bandits ; l'Espagne impuissante laissait faire ; la Sicile et les petits États d'Italie, en proie aux révolutions, ne pouvaient d'aucune manière s'opposer au fléau qui les dévorait ; la France était livrée aux factions ; à Constantinople, le désordre était à son apogée, au milieu des complots, des meurtres quotidiens, et de la discorde des Spahis et des Janissaires.
Seuls, pendant la dernière moitié du XVIIe siècle, les Vénitiens parvinrent à assurer un peu de sécurité à l'Adriatique et à une partie de l'Archipel, Les croisières des Morosini, des Grimani, des Cornaro arrêtèrent les progrès du mal ; en 1651, Mocenigo battit la flotte turque devant Candie ; les Reïs d'Alger et de Tunis se conduisirent très mollement, et le capitan-Pacha voulait leur faire couper la tête ; ils quittèrent l'armée et retournèrent chez eux, en pillant tout le long de la route ; Foscolo leur donna la chasse et en prit quelques-uns.

Mohammed
A Alger, Mohammed (4) avait succédé à Ioussouf, et ce changement avait été avantageux à M. Barreau ; car l'ancien Pacha, voyant qu'il allait partir, et qu'il ne pourrait plus rien tirer de son prisonnier, s'était décidé à le libérer moyennant 350 piastres, au lieu de 7,000 qu'il lui avait réclamées jusque-là. La Hollande profita du changement de Pacha pour demander la paix, qu'on lui vendit assez cher ; ce fut de l'argent perdu, et ses vaisseaux continuèrent à être attaqués. En 1652, Morosini, frère de celui qui avait été tué à Négrepont, surprit au cap Matapan le convoi des Reïs, qui, ayant reçu 50,000 sultanins de la Porte, s'étaient décidés à ravitailler la flotte turque d'agrès et de chiourme ; il leur prit douze vaisseaux. Mais le bassin occidental continuait à être dévasté. Les débarquements se succédaient dans les États romains et en Calabre, où 7,000 hommes, descendus sur les côtes, venaient de s'emparer de deux places fortes et de ruiner le pays. Le 5 juillet 1653, le cardinal Antoine Barberini ne leur échappait qu'en s'échouant sous le canon de Monaco, et en leur abandonnant le navire qui transportait ses bagages et 70 personnes de sa suite. Ils insultaient le pavillon anglais devant Plymouth, enlevaient des bâtiments français près de Saint-Malo, attaquaient Don Juan d'Autriche (5) et ses trois galères de guerre dans les eaux des Baléares ; le pavillon vert flottait à la fois de tous les côtés.



Quelque épuisée qu'elle fût par les guerres et les factions, l'Europe se révoltait enfin à ce spectacle, et tout le monde armait contre les Barbaresques. L'amiral anglais Blake paraissait devant Tunis, et, s'y voyant refuser satisfaction, canonnait Porto-Farina, et y coulait neuf grands vaisseaux. Morosini en prenait huit devant Ténédos ; la flotte française du Levant nettoyait le golfe du Lion par divers combats où s'illustraient le chevalier de Valbelle, le marquis de Martel et Cabaret ; sous les ordres de Ruyter, les Hollandais vengeaient les injures passées ; à l'entrée du détroit de Gibraltar, ils coulaient ou prenaient dix-huit vaisseaux de guerre avec leurs équipages ; les Chevaliers de Malte bloquaient les galères de Tripoli devant Céphalonie ; Borri et Mocenigo défendaient les approches de la Canée avec un courage qui coûta la vie au premier des deux ; Gênes entrait en campagne avec Hippolyte Centurione, Ugo Fiesco, et Grimaldi ; Naples elle-même se décidait enfin à combattre, sous les ordres du prince de Montesarchio ; enfin, si les brigandages ne cessaient pas, au moins ne demeuraient-ils plus impunis.

Ahmed
A Alger, la peste avait reparu en 1654, cette fois, elle fut terrible. Ce fut la " grande peste ", qui fut nommée Konia ; elle dura trois ans, et enleva le tiers de la population. Les Reïs l'apportèrent à la flotte ottomane, et celle-ci perdit tant de monde, qu'elle ne put pas sortir des ports. Les captifs chrétiens souffrirent beaucoup ; le consul leur prodigua des soins de toute nature, qui devinrent pour lui une grande source de dépenses.

M. Barreau est de nouveau enchaîné
En même temps, les revenus du Consulat diminuaient, la guerre et la peur de la contagion éloignant les bâtiments de commerce ; M. Barreau s'endetta, plutôt que de cesser de secourir les malheureux. Ses créanciers portèrent plainte à Ahmed, qui venait de succéder à Mohammed, et il fut de nouveau emprisonné et maltraité, tant pour ce motif que par suite d'une recrudescence de fanatisme.

Ibrahim
En 1655, Ibrahim succéda à Ahmed, qui reprit le pouvoir en 1656. Il règne à ce moment une sorte d'obscurité sur ces remplacements de Pachas ; on est au prélude de la débâcle de 1659 : Il semble ressortir des faits qu'Ahmed et Ibrahim conspirent l'un contre l'autre, et se succèdent au pouvoir, à la faveur d'émeutes de la Taïffe ou de la Milice. M. Barreau avait un arriéré de plus de 6,000 piastres, et ne cessait de demander secours à saint Vincent, qui, ne pouvant presque rien faire pour lui, l'exhortait à la patience et à l'économie. Il lui recommandait tout particulièrement de ne plus se mêler de commerce, et de ne plus distraire de leur emploi les sommes qui lui avaient été adressées par divers captifs ; il se montrait bien dégoûté des consulats d'Afrique, et assez mécontent de la gestion de celui d'Alger.

Faillite Rappiot, et fuite du Gouverneur du Bastion
Sur ces entrefaites, un marchand marseillais, nommé Fabre, tomba en faillite et se sauva en France, laissant un déficit de 12,000 écus. Le Pacha, au mépris des Capitulations, déclara le consul responsable de la dette, et le fit mettre en prison ; il lui fallut donner 950 piastres pour recouvrer sa liberté. Il avait à peine eu le temps de respirer, qu'il se vit arrêter de nouveau, au sujet d'une autre faillite, faite par un négociant nommé Rappiot. Cette fois, il fut traité avec une horrible barbarie ; on le bâtonna presque jusqu'à la mort, et on lui enfonça des pointes sous les ongles. Vaincu par la douleur, il souscrit un engagement de 2,500 piastres, dont il ne possédait pas le premier sou : les captifs se cotisèrent pour réunir cette somme, et obtenir ainsi la délivrance provisoire de leur bienfaiteur, qui n'en fut pas moins déclaré solidaire de Rappiot. Celui-ci s'était sauvé à Livourne avec un navire chargé de marchandises non payées. Aussitôt que saint Vincent de Paul fut instruit de ce qui s'était passé, il mit tout en œuvre pour faire cesser cette persécution ; il dépêcha à Livourne le Père Philippe Le Vacher avec ordre de mettre arrêt sur le navire et les marchandises du failli ; il expédia à Alger tout l'argent dont il pouvait disposer, et ordonna des quêtes pour la délivrance du consul ; il excita le Commerce de Marseille à intervenir en sa faveur ; enfin il obtint du Roi un ordre de saisie et de vente au profit des créanciers de la banqueroute ; les consuls et viguiers de Marseille furent invités à prêter main-forte, et le Grand-Duc de Toscane fut prié de veiller à ce que rien ne s'égarât à Livourne.

Nouveaux embarras du Consul français
La Cour de France n'était pas restée insensible aux affronts faits au consul ; mais on était en guerre avec l'Espagne, et il était de règle, dans ce cas-là, de ne pas se brouiller avec les Barbaresques. Aussi, malgré les efforts de saint Vincent, il ne fut pas demandé de réparation officielle : on se contenta de déclarer que le Consulat d'Alger serait supprimé, et de préparer occultement une vengeance future. C'est à ce moment que remontent les préparatifs de l'expédition de Gigelli ; en effets il résulte du Préambule de la Relation de cette entreprise adressée à M. de Vendôme, le 8 octobre 1664, que ce fut en 1658 que le cardinal Mazarin donna l'ordre au chevalier de Clerville de reconnaître les côtes de la Régence pour y chercher un endroit favorable à une installation permanente : celui-ci avait choisi Bône, Stora et Collo : nous verrons plus tard comment on fut amené à débarquer à Djigelli. En même temps, le Roi autorisait secrètement le commandeur Paul à se servir des forces qu'il avait sous la main pour tenter une surprise contre Alger. Ce célèbre marin était Lieutenant-Général depuis 1654 ; il était né, dit-on, en 1597, d'une lavandière du Château d'If ; en tous cas, il dut être secrètement appuyé, car on le voit commander de bonne heure une galère de Malte, comme Chevalier de grâce, et occuper au service de l'État une situation bien méritée, mais qui lui fut difficilement échue, si quelque aide puissante ne fût intervenue en sa faveur. Naturellement amoureux des grandes entreprises, et désireux de gagner les récompenses offertes par la Congrégation et par la ville de Marseille à celui qui détruirait le nid de pirates, il armait activement à Toulon. Saint Vincent de Paul lui faisait offrir 20,000 livres à prendre sur les quêtes faites à Paris ; la ville de Marseille offrait de rembourser les vivres et munitions : mais le Commandeur, qui n'avait pas d'argent, eût voulu qu'on lui fît avance du tout, et l'on ne s'entendait pas à ce sujet. Pendant ce temps, M. Barreau, à peine sorti des embarras de la faillite Rappiot, s'était vu prendre à partie de nouveau, pour les dettes d'un marchand grec, et quelques jours après, pour la fuite du Gouverneur du Bastion Picquet, le même qui avait été consul intérimaire de 1640 à 1646. Celui-ci, ayant eu connaissance des mauvais traitements exercés contre notre ambassadeur à Constantinople, s'était cru fort en danger, et, recevant la nouvelle qu'Ibrahim (qui venait de reprendre le pouvoir) allait diriger une expédition contre lui, il partit des Établissements, après avoir tout incendié, emmenant de force une cinquantaine de Turcs ou d'indigènes, qu'il vendit comme esclaves à Livourne, pour s'indemniser de ses pertes. Il y eut à Alger une explosion de fureur ; les résidents français furent maltraités ; leurs marchandises furent saisies en garantie, et le consul emprisonné de nouveau. En même temps, la légèreté avec laquelle ce dernier s'était servi de l'argent des rachats pour d'autres usages, excita à Marseille une sorte d'émeute contre la Congrégation, dont la maison fut envahie par une populace furieuse, qui l'accusait d'avoir dissipé les fonds que la charité publique lui avait confiés pour l'usage des captifs. Saint Vincent, tout disposé qu'il fût à remplacer M. Barreau le plus tôt possible, ne l'abandonna pas dans le danger : il parvint à faire rendre aux Algériens les Musulmans enlevés, et le Roi écrivit au Pacha pour désavouer Picquet et annoncer qu'il le remplaçait par Louis Campon. Cette combinaison ne réussit pas, non qu'elle n'agréât pas au Divan, mais à cause des troubles intérieurs ; le Bastion ne fut relevé que plus tard.
Pendant ce temps, M. Barreau, remis en liberté par les Turcs, se trouvait dans un nouvel embarras. Il s'était vu contraint par le Pacha à rendre les négociants chrétiens d'Alger solidaires de Picquet, et il avait du les obliger à se cotiser au prorata de l'importance de leurs affaires. Cette mesure, imposée par les circonstances, n'excita d'abord aucune réclamation parmi eux ; mais, lorsque la saisie qui avait été opérée en France par les ordres de Louis XIV sur l'ancien Gouverneur du Bastion permit de les indemniser en partie, la discorde éclata, et le consul fut accusé de faire d'injustes répartitions. Les Français se plaignirent qu'il eut favorisé un certain Benedetto Abastago, qui, disaient-ils, n'avait point été taxé au sujet de la rupture du Bastion, et ne devait point être remboursé, l'avance qui lui avait été faite étant une affaire privée. Le Commerce de Marseille donnait raison à ses marchands, et le consul persistait à être d'un avis contraire. Ce fut pour lui une cause de longs ennuis et d'interminables discussions.

Révolte contre Ibrahim
Cependant, une véritable révolution venait d'éclater à Alger, On a pu voir, dans le cours de cette histoire, combien l'autorité du Grand Seigneur y était peu respectée ; les Pachas qu'il y envoyait ne cherchaient même pas à se faire obéir, certains d'avance de l'inutilité de leurs efforts, et n'aspiraient qu'à s'enrichir, pour retourner le plus tôt possible à Constantinople. Par cette conduite, ils avaient perdu toute influence et toute considération ; sans cesse ballotés entre les exigences de la Taïffe, celles de la Milice ou de la populace, ils s'efforçaient de ménager tout le monde, tremblant sans cesse pour leurs têtes et pour leurs trésors, qu'ils cherchaient à accroître rapidement, et auxquels ils ne touchaient que pour acheter ceux qu'ils croyaient avoir à craindre. Tout le monde était mécontent d'eux : les Turcs de race n'étaient pas satisfaits du peu d'obéissance qu'on portait au Sultan ; les Reïs se voyaient à regret ravir le huitième de leurs parts de prises ; les Baldis se plaignaient de la diminution du commerce, et de la disparition des étrangers, dont le nombre se raréfiait de jour en jour devant les avanies et la mauvaise foi des Pachas. Les Janissaires humiliés se rappelaient le temps où ils étaient, de droit et de fait, les véritables souverains, et proposaient hautement de revenir à ce qu'ils appelaient "les anciennes coutumes. " La crise était à sa période aiguë, quand la rapacité d'Ibrahim en détermina le dénouement.

Ali
Il venait de recevoir avis de son remplacement par Ali Pacha, et s'était empressé d'expédier deux cent mille piastres à Constantinople. Le fait n'avait rien d'insolite, et fût probablement passé inaperçu, si le trop cupide Ibrahim n'eût émis la singulière prétention de prélever la dime sur l'argent que la Porte avait envoyé aux Reïs pour les décider à rejoindre la flotte ottomane, alléguant que, pendant qu'ils étaient en guerre, ils ne faisaient pas de prises de commerce, et qu'il en résultait pour lui un dommage dont il était juste de lui tenir compte. En général, les Turcs goûtent peu les innovations ; mais celle-là leur parut combler la mesure ; une terrible émeute éclata ; le Pacha fut enlevé, menacé de mort, et, finalement, emprisonné. Quant à Ali, on ne sait pas au juste ce qu'il devint. Peut-être fut-il victime de la révolte, ou retourna-t-il en Turquie ; en tous cas, il disparut sans laisser de traces.

1. " Plus tard, dit Elie de la Primaudaie d'après Depping, les papes consentirent à faire des exceptions à la règle générale qu'ils avaient établie, et accordèrent aux marchands des licences de commerce. Ces autorisations, qui étaient vendues par la Chambre apostolique, étaient pour elle une source de revenus assez importante : on l'évaluait à dix mille ducats par an. " (Le commerce et la navigation d'Algérie, Paris, 1861, in-8.)
2. On le désigne souvent à tort par le titre de Père ; il ne reçut les ordres qu'après son retour en France, en 1662.
3. Les Turcs d'Alger ne consentirent jamais à faire des distinctions d'intérêt entre les ordres religieux ; " Vous êtes tous des papas, disaient-ils, et vous devez payer les uns pour les autres ! " Cette théorie bizarre mit plus d'une fois dans un cruel embarras ceux qui se vouaient au rachat des esclaves.
4. Ici, quelques chronologies placent deux pachas complètement inconnus, Mourad et Moharrem ; s'ils ont existé, ils n'ont fait que paraître et disparaître ; mais, même dans ce cas, il nous semble bien surprenant que personne ne parle d'eux, ni les consuls, ni les rédemptoristes, ni les captifs, dont les lettres sont assez nombreuses à ce moment.
5. Il s'agit du fils de Philippe IV et de l'actrice Maria Calderona ; il ne se montra ni très brave pendant le combat, ni très reconnaissant pour ceux au courage desquels il dut sa liberté, et peut-être sa vie.


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