«Prônant l'oubli et consacrant l'impunité, cette charte interdit tout
recours aux familles des victimes de la décennie 90.»
C'est, entre autres, par cette phrase que les familles et collectifs des familles
des disparus (CFDA et SOS Disparus) ont voulu convaincre les citoyens pour se
joindre à eux hier au rassemblement qu'ils ont organisé devant la Grande Poste
d'Alger pour commémorer l'an 5 de l'adoption de la Charte pour la paix et la
réconciliation nationale. Proposée à référendum populaire en septembre 2005, la
charte en question est entrée en vigueur le 28 février 2006. «Dès l'annonce de
ce référendum, le CFDA et SOS Disparus ont mené une vaste campagne pour alerter
l'opinion publique nationale et internationale sur les conséquences néfastes de
cette charte», ont écrit ces organisations dans l'appel au rassemblement
qu'elles ont transmis discrètement aux milieux de la presse. «Nous devons être
discrets parce que si les autorités le savent, elles nous enverront la police
pour nous empêcher de manifester», nous disait mardi une représentante de SOS
Disparus.
Les autorités politiques ont, pour rappel, décidé depuis le mois dernier,
subitement et brutalement, d'interdire le rassemblement que ces familles
tenaient tous les mercredis et ce depuis douze longues années, devant le siège
de la Commission nationale consultative pour la promotion et la protection des
droits de l'homme (CNCPPDH). En organisant la manifestation d'hier, elles ont
tenu à rappeler leur rejet des dispositions de la Charte qui, à leurs yeux,
«renforce d'une part le dispositif d'amnistie des groupes armés et accorde
l'impunité aux agents de l'Etat». Elles dénoncent aussi dans leur appel le fait
qu'«aujourd'hui, l'Etat continue de harceler les familles des disparu(e)s pour
qu'elles acceptent que soient établis des jugements de décès et tente d'acheter
leur silence en leur offrant des indemnisations».
Témoignages poignants
Elles sont venues hier nombreuses près de la Grande Poste pour
«réaffirmer leur droit de connaître toute la vérité sur le sort de leurs
proches». Elles font savoir qu'«aucune loi inique, ni mesure de répression ne
les fera renoncer à ce droit».
Il était 10h quand les premières
femmes avançaient hier discrètement vers le jardin faisant face à la Grande
Poste, en plein centre de la capitale. «Mon fils avait 21 ans, il a été emmené
au commissariat central (Bd Amirouche), je ne l'ai plus revu. Le fils de mes
voisins a été arrêté en même temps. Il a dit au juge d'instruction que mon fils
est mort après avoir été torturé, qu'il lui a fait la chahada. Moi, sa mère,
j'ai déposé une plainte auprès de la Cour suprême pour arrestation et crime
volontaire», raconte l'une d'elles. «J'ai continué à me présenter au tribunal
d'Hussein Dey et en 2008, on m'a dit que l'affaire est classée, que je ne
devais plus demander quoi que ce soit…», a-t-elle ajouté.
Elles se mettent à plusieurs pour relater les faits de disparitions de
leurs proches. «On nous dit qu'il y a des tombes anonymes, des personnes qui
ont été enterrées sous X, qu'ils fassent des tests ADN pour savoir d'où elles
viennent, parce qu'ils disent que nos enfants ont été terroristes alors qu'ils
n'avaient rien à voir…» «Mon mari a été arrêté sur les lieux de son travail le
31 janvier 1993, on m'a remis un acte de décès daté du 1er février 1993.
Trouvez-vous ça normal ?» «Ils ont pris mon mari qui avait 82 ans et mon fils
24 ans…» «On nous dit que nos enfants sont morts dans des accrochages. Alors où
sont les corps ? Qu'on nous les donne pour qu'on fasse notre deuil ?»
«Rien ne nous arrêtera!»
Il est 10h25. La place commence à se remplir de femmes et d'hommes. Des
portraits sont brandis. «C'était un avocat». «C'était un étudiant». «Il faisait
un stage pour être imam.» «C'était un assistant du DG d'une entreprise
publique.»… Les fonctions sont nombreuses et diverses mais le drame de la
disparition forcée a eu le même effet tragique sur les familles. «Non à
l'impunité ; Justice et Vérité !», lit-on sur la large banderole déployée au
premier rang des manifestants. Les manifestants étaient venus de plusieurs
villes. «Oran, Jijel, Tizi Ouzou, Médéa, Tiaret», lit-on sur les pancartes.
«Ya houkam bladna, ouine rahoum ouledna (Gouvernants de notre pays, où
sont nos enfants ?» «La Ouiam, La Salam, La Raha Lelhoukam ! (Non à la
réconciliation et à la paix. Pas de répit pour les gouvernants !)» Bien que ce
sont de vieilles personnes atteintes, selon plusieurs d'entre elles, de
maladies chroniques, elles scandaient à gorge déployée des slogans qui résument
à eux seuls la profonde détresse dans laquelle elles ont été plongées. «Ouledna
kadhiyatna, hata chi ma yhabasna ! (Nos enfants sont notre cause, rien ne nous
arrêtera !)» «Ya Rais Bouteflika, aâlah tkhabi el hakika ! (Président
Bouteflika, pourquoi cachez-vous la vérité ? )» «Aâdalatna khaina, mahkama
doualia ! (Notre justice triche, nous voulons un tribunal international !)» La
place de la Grande Poste grouille de monde. Manifestants entourés par de
nombreux citoyens et badauds ont fait foule.
Il était 11h quand un fourgon de
police arrive. Un policier en descend, téléphone mobile à l'oreille et
talkie-walkie à la main. «Vous êtes journaliste ?», a-t-il interrogé notre chef
de bureau. «Oui», lui répond-il. «Donnez-moi votre carte professionnelle»,
réclame le policier. Mais le temps que le journaliste sorte sa carte de son
cartable, le policier fait demi-tour et se met à côté du fourgon. Instruction
venue «d'en haut» de ne pas intervenir ? Probablement puisque aucun policier ne
s'est approché des manifestants. Aucun signe de répression n'a été visible
contrairement au mois dernier où les agents de sécurité ont traîné quelques-uns
de ces mêmes manifestants par terre.
Le rappel du comité des droits de l'homme de l'ONU
«Ya houkam bladna, ma biôouche ouledna ! (Gouvernants de notre pays, nous
ne vendons pas nos enfants !» continuent les familles de scander. «Bouteflika
hram aâlik, deme ouledna itabaâ fik ! (Bouteflika, c'est un pêché pour vous, le
sang de nos enfants vous suit !)»
Quelques minutes plus tard, des femmes de la police et de la BMPJ se
rapprochent du lieu de la manifestation. «Ça y est, cette fois-ci, on leur a
ramené des femmes…», nous a dit un agent de sécurité. «Pour qu'elles puissent
bousculer facilement ces femmes ?», interrogeons-nous. «Non, on ne les touchera
pas», a-t-il répondu.
«Ya houkam ya masôoulin, ouine rahoum el mafkoudine ? (Gouvernants, vous
qui êtes responsables, où sont les disparus)». La manifestation continue encore
plus forte. «Fi blad el houria, essoudjoune essaria ! (Dans le pays de la
liberté, il y a des prisons secrètes !)» «Ya Ksentini ya kedhab, ouache kolt fi
jinev ? (Ksentini, le menteur, qu'as-tu dit à Genève ?)» Les policiers en
faction remarquent la présence d'un photographe étranger. «Avez-vous une
autorisation pour photographier ?», lui demandent-ils. «C'est un Américain, il
a un ordre de mission d'un journal algérien», leur répond son interprète.
«C'est marqué reportage photos, c'est vaste…», lui dit un policier en civil. «Suivez-nous
au commissariat, on doit vérifier», recommande son collègue au photographe
américain. Les familles se dispersent vers les coups de 12h avec la promesse de
continuer le combat pour «la justice et la vérité».
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Posté Le : 30/09/2010
Posté par : sofiane
Ecrit par : Ghania Oukazi
Source : www.lequotidien-oran.com