Algérie

Alger-Plaisir



Par Noureddine Khelassi
À l'ère du Covid-19, à Alger, le choix d'un itinéraire de balade, un jour de soleil de juin 2021 ou en d'autres saisons, est tout aussi difficile que celui de saisir une belle orange navel dans un panier de fruits suggérant la corne d'abondance. A Alger, les circuits de découvertes et de promenades sont tout aussi nombreux que les paysages, les panoramas et les lieux d'attraction dans une ville de lumières, de blanc, de bleu, de rouge et de vert, en bordure de la Méditerranée. L'option relève donc d'une complexe alchimie : l'humeur du moment.
On se dit alors qu'Alger est une métropole qu'il faut prendre de haut, c'est-à-dire avoir de la hauteur pour mieux être à la sienne. Il faut donc l'admirer à partir d'un promontoire, d'une terrasse naturelle, d'un belvédère, du sommet d'une colline, ou encore d'un autre mamelon, autant de points de vue nombreux sur son site naturel. Dans le cas présent, la promenade commence au pied même de Houbel, cette gigantesque érection de béton qui fait office de monument des Martyrs de la guerre de libération. Sur le plateau d'El Madania, sous les pieds du colosse en béton, baptisé du nom d'une divinité païenne de la période antéislamique, la vue d'Alger et notamment de La Casbah surplombant l'Amirauté et le front de mer à l'ouest jusqu'au cap Matifou à l'est, est absolument époustouflante ! Dieu du ciel, un déluge de lumières, un ciel d'azur et une mer si bleue ! Mare blanche, verte ou en reflets mauves en d'autres jours. Mer de bleus dégradés, aux reflets changeants en d'autres temps. L'irisation, l'intensité des lumières renvoyées évoquent alors une chanson de Charles Trenet sur le bleu de la mer. La voix du Fou chantant emplit alors la tête : la mer a des reflets d'argent, des reflets changeants, la mer bergère d'azur infini.
Nirvana artistique au Musée des beaux-arts !
Sur le port d'Alger, les tchoûtchoû mâleh, les blanches mouettes ou les goélands, par centaines, saturent le ciel de leurs cris semblables à un rire humain strident et haut perché. Ô temps suspend ton vol en ces moments de grâce divine ! On s'arrache après, difficilement, à ces instants d'envoûtement pour emprunter la route ondoyante, ancienne sente de la campagne algéroise, vers le Musée national des beaux-arts, plus bas. Monument imposant lové dans un écrin de verdure, à flanc de colline, dominant la mer et érigé dans un grandiose jeu de perspectives avec le Jardin d'Essai. L'établissement, conçu par l'architecte Paul Guion (1881-1972), est le plus grand musée d'arts d'Algérie, du Maghreb et d'Afrique, avec ses 8 000 ?uvres. En cette fin de matinée irradiée de soleil, on est alors surpris par le calme qui règne en ces lieux olympiens, les Algérois, peu férus de peinture, étant encore peu nombreux à investir les lieux.
Réparties sur trois niveaux de 3 000 mètres carrés, les collections sont surtout une chronique historique de la peinture européenne. On va alors à la rencontre ou à la redécouverte des arts allemand, suisse, flamand, hollandais, italien et français. Comme de l'art contemporain et de l'art algérien. Des primitifs italiens à l'impressionnisme et l'orientalisme, en passant par l'école de Fontainebleau, celle de Paris et la sculpture française depuis Auguste Rodin. On découvre ou on revoit les tendances algériennes nouvelles, tels le mouvement Aouchem, l'école du «Signe». Mis à part les ?uvres d'art, on peut s'extasier devant les charmes architecturaux du bâtiment. C'est un musée des arts mais aussi un lieu de lumières : depuis sa création, importance est toujours accordée à l'éclairage, en particulier à la lumière du jour.
S'il n'a pas subi l'outrage du temps, le musée a en revanche souffert des offenses de l'Homme. Il a pâti des assauts de la Seconde Guerre mondiale : QG des forces britanniques dans une partie des réserves, puis résidence du WAC, le Women's Army Corps américain. Pendant la guerre d'indépendance, quelque 3 000 ?uvres furent évacuées en France dès 1956. D'autres seront rapatriées aussi en 1961 après que le plasticage de l'OAS a abîmé certaines ?uvres du rez-de-chaussée. Beaucoup de ces chefs-d'?uvre reviennent en Algérie en 1969, mais quelques productions artistiques algériennes sont toujours en dépôt au musée du Louvre, à Paris.
Les premières collections englobent six siècles d'histoire de l'art. Les primitifs des écoles italienne, suisse, rhénane, flamande et hollandaise, dont l'?uvre la plus ancienne serait un Baptême du Christ du peintre italien Barnaba Da Modena datant de la fin du XIVe siècle, ainsi que les impressionnistes avec les ?uvres de Pissarro, Gauguin, Monet, Matisse, Sisley, Vuillard, Caillebotte, et de bien d'autres. L'impressionnisme maghrébin, qui remonte au début de la colonisation et au premier voyage de De Lacroix en Algérie et au Maroc, occupe une place de premier choix, avec des ?uvres riches des XVIIIe et XIXe siècles de peintres tels Théodore Chassériau (1819-1856), Eugène Fromentin (1820-1876), Gustave Guillaumet (1840-1887), ou les ?uvres d'Auguste Renoir, dont le musée possède notamment une étude des types algériens. Renoir, qui y a laissé trente-quatre ?uvres au total, a surtout immortalisé le Jardin d'Essai et Le Ravin de la femme sauvage. On y admire aussi, entre autres sources d'extase, la formidable Vue d'Alger, de Charles Rumber, fixant pour la postérité La Casbah, masse blanche ornant majestueusement un paysage mamelonnaire d'arrière-plan et aux chaudes couleurs automnales.
En 1995, sous la présidence de Liamine Zeroual, le musée acquiert un nombre important d'?uvres orientalistes, dont celles d'Etienne Nasreddine Dinet (1861-1929), Algérien de c?ur et de couleurs, converti à l'islam. Le musée s'orne également d'une collection de sculptures du XVe au milieu du XXe siècle, dont des bronzes d'Auguste Rodin et de Charles Despiau. La collection de peinture algérienne est aujourd'hui de sept cents toiles, dont les premières remontent aux années 1920 et 1930 avec Azouaou Mammeri (1890-1954), un des pionniers de la peinture moderne algérienne, Mohamed Ghanem, né en 1921, ou Mohamed Temmam, un des précurseurs de la miniature aux côtés des inégalables frères Racim. Le fonds du maître Omar Racim (1896-1975) est un des plus précieux joyaux du musée.
On s'attarde un peu pour admirer l'école des Signes, que le poète algérien Jean Sénac appelle l'école du Noûn, le N coranique et emphatique arabe, dont Mohamed Khadda (1930- 1991), Choukri Mohamed Mesli et Denis Martinez sont les chefs de file. De leur art, Mohamed Khadda dira qu'il s'agissait de «travailler non pas sur la lettre arabe mais sur la substance même du signe, sans exclure ses ambiguïtés et son ésotérisme». Plusieurs de ces artistes émérites se réunissent en collectif appelé Aouchem (Tatouages), en hommage à l'art rupestre berbère, né il y a des millénaires sur les parois des grottes du Tassili. Choukri Mesli, Mustapha Akmoun, Baya (Fatma Haddad) illustrent la force de l'Aouchem, dont le lustre sera encore valorisé par la génération des années 1980, avec Mahmoud Hellal Zoubir, Ali Silem, Arezki Larbi et bien d'autres qui poursuivront leur création en exil.
La visite du Musée des beaux-arts, diamant dans un écrin de verdure, que fait briller encore la proximité de la somptueuse villa Abdeltif, requiert la journée entière, rien que pour prolonger l'éblouissement des yeux et le ravissement des c?urs. Mais le quartier en surplomb du Jardin d'Essai renferme bien d'autres attractions où l'Histoire y a déposé bien des secrets et moult traces de formidables destinées. Celle, par exemple, de Miguel de Cervantès Saavedra (1547-1616).
Baudelaire, Abdeltif et Cervantès !
Mais il est impensable de quitter le musée, toujours à regret, sans profiter des charmes bucoliques de sa pergola, avec ses petits salons en rotin installés dès l'éclatement du printemps, d'où l'on domine l'extraordinaire Jardin d'Essai qui ouvre large son allée de palmiers sur la Méditerranée. On sort ensuite de ce havre de paix algérois pour se diriger vers la rue du Docteur-Laveran où se trouve la villa Abdeltif, insérée dans la verdure du Bois-des-Arcades. C'est la villa Médicis ou la Casa de Velasquez algéroise, résidence somptuaire qui a accueilli une centaine d'artistes entre 1905 et 1962. Reclassée monument historique en 1967, elle fut initialement l'opulente résidence d'un riche négociant turc d'Alger, dont elle porte aujourd'hui le prénom. Après la prise d'Alger en 1830, elle fut transformée en hôpital militaire puis devint une dépendance administrative du Jardin d'Essai, avant d'être baptisée Hôtel des beaux-arts. Le bleu du ciel fait resplendir ses charmes que mettent encore en valeur l'opulente verdure environnante et la majesté de ses avens sauvages.
Ici, Charles Baudelaire aurait pu séjourner pour écrire son poème l'Invitation au voyage, car là tout n'est qu'ordre et beauté, luxe, calme et volupté. Aujourd'hui, ses abords, longtemps dégradés par des squats sauvages, ont été nettoyés. Au-dessus d'elle, un chemin goudronné conduit aux hauteurs du quartier du Ruisseau (Annassers) jusqu'à la bien-nommée rue Monfleuri et ses coquettes villas donnant sur la mer.
On quitte donc Baudelaire pour Cervantès. On abandonne de la pensée Baudelaire, sans spleen, plutôt le c?ur allègre et l'esprit enchanté par tant de splendeurs, pour poursuivre vers le boulevard Cervantès en longeant la falaise sur plus de 300 mètres. Celle-ci ouvre sur le square et la grotte, réhabilités à l'initiative de l'Institut Cervantès de l'ambassade d'Espagne et la wilaya d'Alger. Il était temps, car l'endroit fut longtemps désaffecté et transformé en lieu de douteuses bacchanales, dont les soûlards algérois ont le secret alchimique. En hauteur de la grotte du célèbre écrivain espagnol, on aperçoit Houbel, ensuite la longue enceinte de la villa Pouillon, et après plusieurs pas, le beau minaret bleu de la mosquée Diar El Mahçoul. Le futur auteur du célébrissime Don Quichotte de la Mancha (1605), capturé par de redoutables corsaires algérois, s'évade et se réfugie dans la fameuse grotte du Caïd-Hassan avec d'autres captifs européens. Le buste en marbre à son effigie, copie de celui du Musée national de Madrid a été détruit par des mains d'ignares criminels, probablement par des pochards algérois, imbibés de toxiques «Cuvées du Président» de l'ancienne ONCV !
Bien avant, en 1926, le square est aménagé avec une stèle marquée des armes du royaume d'Espagne. Vous voilà donc vadrouilleurs d'un jour de juin, dans le quartier populaire auquel l'écrivain a donné son nom. Là, vous êtes sur les hauteurs de Belcourt, l'autre grand quartier, dont le nom conservé après l'indépendance puis devenu Belouizdad évoque un certain Belcourt, premier entrepreneur pied-noir à y avoir fait construire les premières maisons d'habitation. Vous traversez alors la rue Mohamed-Douar pour rejoindre la rue Chopin (Saïd- Djabi), encore un nom aux sonorités culturelles ! Vous apercevrez peut-être la villa Qsoub-al-Hind, les roseaux de l'Inde, c'est-à-dire les bambous de cette demeure appelée aussi villa Cervantès, où auraient vécu les héritiers de Mustapha Pacha, dont le grand CHU de la place du 1er-Mai porte le nom.
Pour un dépaysement garanti dans un espace exotique, poussez un peu plus loin, vers le marché aux mille couleurs, celui d'El-Aqiba, la petite pente, où vous entendrez, comme nulle part ailleurs, chanter de mille mots et de mille refrains les marchands de légumes et autres extravagants camelots de tout et de rien. Au-dessus de vos têtes, le premier téléphérique d'Alger, hier encore le téléphérique du marabout. Vous êtes ici dans le c?ur palpitant du Belcourt populaire, jadis théâtre de chasse du lion, finalement bourricot, de Tartarin de Tarascon. Si vous poussez vos pas encore plus loin, vous entendrez résonner le nom de l'ouléma Cheikh Larbi Tebessi, dont une rue a conservé son nom, longtemps après son assassinat par les parachutistes de l'infâme Aussaresses.
Sidi M'Hamed, Belouizdad et Camus plus bas, l'histoire de la glorieuse guerre d'Algérie vous reviendra en force avec le nom de Mohamed Belouizdad, fils du quartier et héros éternel de la Révolution, de même que les manifestations du 11 Décembre 1961, déboulant du plateau d'El Madania, naguère le Clos-Salembier. Ils vous reviennent dès que vous êtes dans la grande avenue, ancienne rue de Lyon, aujourd'hui avenue Belouizdad, qui traverse Belcourt jusqu'au quartier du Ruisseau. Ici, dans la cacophonie et les encombrements de l'enfer automobile algérois, vous reviendra peut-être le nom d'un autre Belcourtois, Albert Camus, qui a rendu hommage aux enfants de Belcourt dans son ouvrage posthume Le Premier Homme.
Et vous êtes bénis, car là où vous mettez les pieds, vous êtes sous la protection de Sidi M'Hamed Ben Abderrahmane, dit Sidi M'hamed Bou Qobrine (1720-1793), saint tutélaire de Belcourt, dispensateur de bienfaits terrestres et de baraka céleste, dont le mausolée blanchi à la chaux orne le cimetière éponyme. Quartier de tombes apaisantes, morceau découpé de l'Eden et entreposé sur les hauteurs de Belcourt. Même au milieu de sépultures qui ne sont finalement que de paisibles demeures terrestres secondaires, Baudelaire aurait pu y puiser une partie de l'inspiration qui lui a fait produire son Invitation au voyage.
N. K.


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