Algérie

Alger et ses enfants Juste un mot



Alger et ses enfants Juste un mot
De jeunes Algérois, beaux et élégants, rencontrés il y a quelques jours lors d'une cérémonie familiale, moment que nous apprécions beaucoup pour les discussions libres et audacieuses, nous ont mis les larmes aux yeux en nous parlant, avec peine et tristesse, de la mort lente, mais certaine, de la rue Larbi Ben M'hidi, lieu de commerce et de travail. Ils nous ont transmis leur chagrin en nous apprenant que l'historique et belle boutique, l'Emir Tabac, venait de fermer. Lorsqu'on sait que cette fermeture fait suite à celles du Novelty, de L'Alhambra, des bars et restaurants, de tous, je dis bien tous les cinémas de la rue, de presque toutes les librairies, alors nous comprenons fort bien ces jeunes qui veulent quitter les lieux au plus vite et c'est pourquoi nous leur offrons aujourd'hui notre texte en hommage à l'un de leurs aînés, avant de nous poser avec angoisse cette question fatidique : que devient le droit de préemption de l'Etat '
Un Algérois élégant
Il nous est agréable de raconter, aujourd'hui, une petite aventure vécue par quelqu'un qui, durant plus de trente ans, a été notre voisin rue Larbi Ben M'hidi. Boualem Samrico, puisque c'est de lui qu'il s'agit, était patron d'une boutique de vêtements de luxe voisine de la cinémathèque. Nous avons souvent eu l'occasion de prendre ensemble le café de dix heures, et ce moment, il l'appréciait beaucoup. Il aimait bavarder et nous prenions plaisir à l'écouter. Il nous parlait de son passé, lui le fils d'un petit artisan tailleur tenant échoppe rue de Chartres, à la Basse-Casbah, jusqu'en 1962. A chacune de nos conversations, il rappelait combien son père était austère et même sévère. Son cursus scolaire avait été le même que celui de tous les enfants algériens qui avaient eu la chance de mettre les pieds à l'école pendant la colonisation, avant d'en être éjectés dès le cours moyen ou le CEP, c'est à dire avant l'âge de 14 ans. Le père Samrico récupéra alors son fils et le chargea de petites besognes : courses et nettoyage de l'échoppe, ce qui était fort facile, car elle ne dépassait pas 4 m2. En contrepartie et outre les nombreuses réprimandes de son père, Boualem recevait un petit salaire.
Comme il avait le souci de la bonne tenue et de l'élégance, il économisa ce salaire, mois après mois, pour s'offrir le costume en lin dont il rêvait, coupé sur mesure par un tailleur italien en vogue, dont l'atelier se trouvait à Bab El Oued. Pressé d'atteindre son but, il poussa son sens de l'économie jusqu'à parcourir à pied toutes les distances des courses pour lesquelles son père lui remettait pourtant le prix de la place du tramway ou du trolley. Bien sûr, il finit par avoir son costard. Mais il n'était pas totalement satisfait, car il lui manquait les chaussures à même d'accompagner ce beau vêtement. Il refit la même opération, économisant sou après sou, et parvint à se payer une authentique paire de mocassins à l'italienne. Par un beau samedi, Boualem demanda à son père de quitter la boutique le matin. Il alla d'abord au bain, puis chez le coiffeur et enfin chez lui, où il se mit sur son «trente et un».
A l'époque, les Algérois avaient coutume, pour leur promenade du samedi après-midi, de faire deux ou trois aller-retour à la rue d'Isly, puis la rue Michelet, en passant par la Grande Poste, sur le trottoir de droite en montant, le trottoir de gauche en descendant. Boualem fit de même. Il nous raconta combien il se sentait beau, élégant et fier. En plein milieu de l'après-midi, alors qu'il était totalement absorbé par sa promenade et livré au plaisir du contact sur son corps de la belle toile de lin et du cuir souple sur ses pieds, il s'aperçut soudain que des gens le suivaient. Des pas résonnaient derrière lui au même rythme que les siens. Voulant vérifier son impression, il varia le rythme de sa marche et constata que les pas ralentissaient ou accéléraient à la même cadence que les siens. Il n'eut plus de doute lorsque, traversant la rue brusquement, les pas le suivirent. Il s'arrêta.
C'est alors qu'une dame d'une cinquantaine d'années, accompagnée d'un jeune homme, la vingtaine à peine, se présenta à lui, toute rougissante, pour lui dire : «Excusez-moi monsieur, je suis vraiment désolée de vous déranger, mais mon fils m'oblige à vous demander où il pourrait acheter le même costume que le vôtre. Il le trouve si beau et vous si élégant.» Boualem sentit la fierté qui l'habitait déjà, redoubler d'intensité. Il était d'autant plus fier que ceux qui s'adressaient à lui étaient des
Européens ! Les années passèrent. Après l'indépendance, Samrico devint riche à son tour, grâce à sa luxueuse boutique de la rue Larbi Ben M'hidi. Lui qui avait tant vu et tant vécu, qui roulait en Mercedes et habitait une magnifique villa à El Biar, lui qui avait découvert l'Europe et ses palaces, ne cessait de nous répéter que cette petite aventure était l'une des plus belles histoires de sa vie. C'est pour cela que nous l'avons toujours surnommé «l'Elégant». Mais au fait Samrico' lui aussi est fermé.


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