“Misère de la KabyÂlie”(1) est l'un des preÂmiers reporÂtages jourÂnaÂlisÂtiques réaÂliÂsés par Albert Camus pour Alger RépuÂbliÂcain, quoÂtiÂdien fondé à Alger, en 1938 par PasÂcal Pia.
Tout au long de ce long texte publié par épiÂsodes sur une période de dix jours soit du 5 au 15 juin 1939, le jeune reporÂter qui a arpenté la KabyÂlie (2), cette Grèce en haillons et ses monÂtages rugueuses met en éviÂdence l'état de délaÂbreÂment de cette région et ainsi l'effroyable misère dans laquelle vivait la popuÂlaÂtion indiÂgène kabyle durant l'époque coloniale.
Cet itiÂnéÂraire de la famine écrit dans un style direct et inciÂsif laisse transÂpaÂraître l'image d'un fin obserÂvaÂteur admiÂraÂtif et resÂpecÂtueux des Kabyles et proÂfonÂdéÂment affecté par le dénueÂment matéÂriel de cette région délaisÂsée par les autoÂriÂtés coloÂniales locales. Sa démarche in situ lui perÂmet d'avoir une vision réaÂliste de son terÂrain d'investigation et de se livrer à des desÂcripÂtions détaillées et exhausÂtives de la situaÂtion généÂrale qui préÂvaut dans cette parÂtie de l'Algérie qui habiÂtuelÂleÂment n'est valoÂriÂsée que par la beauté natuÂrelle de son panoÂrama. Ainsi, les parÂties consaÂcrées à la desÂcripÂtion des caracÂtéÂrisÂtiques de la KabyÂlie, de sa misère, de son orgaÂniÂsaÂtion et foncÂtionÂneÂment poliÂtiques, de ses atouts, de ses limites dénotent une bonne connaisÂsance du jeune jourÂnaÂliste de la société qu'il se proÂpose de faire découÂvrir à l'opinion publique et ce, au nom de la vérité, de la jusÂtice, du bon sens, du devoir et de la dignité humaine.
La misère de ce pays est effroyable…
Dans cette région rude et impiÂtoyable en période de grand froid notamÂment, des àªtres humains aux pauÂpières malades, aux yeux pleins de pus, laisÂsés sans soins meurent de faim. Des enfants sont sous-alimentés. Pour se nourÂrir, des vilÂlages entiers consomment des racines, des graines de pin, des herbes, des orties et la tige de charÂdon qui est l'une des bases de l'alimentation kabyle. Dans un douar, cinq garÂneÂments sont morts empoiÂsonÂnés par des plantes vénéÂneuses. Dans la grande majoÂrité des vilÂlages, des familles ne mangent pas penÂdant deux à trois jours. Dans une classe de 106 élèves, seuleÂment 40 mangent à leur faim. Quatre vieilles femmes sont mortes de froid dans la neige alors qu'elles se renÂdaient dans un autre vilÂlage pour la disÂtriÂbuÂtion d'orge. La situaÂtion saniÂtaire est alarÂmante. Des popuÂlaÂtions entières sont déciÂmées par des épiÂdéÂmies telles que le paluÂdisme, le typhus… en raiÂson de l'insuffisance d'équipements saniÂtaires et par manque voire par absence de médeÂcins et d'infirmières visiÂteuses. 40Þs familles vivent avec moins de 1000 francs par an soit moins de 100 francs par mois.
ChôÂmage, exploiÂtaÂtion, des salaires insulÂtants, la charité…
Plus de la moiÂtié de la popuÂlaÂtion est au chôÂmage. Ceux qui traÂvaillent sont exploiÂtés, souÂmis à un régime d'esclavage, contraints à une double jourÂnée de traÂvail. Les ouvriers traÂvaillent de 10 à 12 heures par jour pour un salaire de 6 à 10 francs. Les femmes sont moins payées que les hommes. Le préÂlèÂveÂment d'arriérés d'impôts sur les paies dimiÂnue les salaires que le jeune reporÂter quaÂliÂfie d'insultants. Il encouÂrage, par ailleurs, l'exploitation de la force de traÂvail et favoÂrise le mainÂtien de la pauÂvreté et de la misère. La chaÂrité admiÂnisÂtraÂtive est l'unique réponse à cette misère qui sévit en kabyÂlie. Elle existe sous deux formes. La disÂtriÂbuÂtion des grains qui a lieu tous les deux ou trois mois mais qui s'avère très insufÂfiÂsante car les quanÂtiÂtés disÂtriÂbuées sont en deçà des besoins de la popuÂlaÂtion kabyle. Par ailleurs, cette chaÂrité pose deux proÂblèmes. D'une part, les grains disÂtriÂbués sont très souÂvent de très mauÂvaise quaÂlité. D'autre part, dans beauÂcoup de vilÂlages, la disÂtriÂbuÂtion se fait sur la base du clienÂtèÂlisme et ce, en foncÂtion des intéÂrêts des Caid et des conseillers muniÂciÂpaux. La seconde forme concerne les chanÂtiers de chaÂrité qui emploient des indiÂgents afin d'exécuter des traÂvaux d'utilité publique en contreÂparÂtie d'un salaire qui varie entre 8 et 10 francs par jour, payé moiÂtié en argent et moiÂtié en grains. CepenÂdant, cette forme de chaÂrité est disÂcriÂmiÂnaÂtoire puisqu'elle exclut les malades et les infirmes.
L'enseignement
Dans cette parÂtie, A. Camus adopte un ton des plus révolÂtés dénonÂçant le manque d'écoles et l'absence d'une poliÂtique d'enseignement dans cette région. La dizaine d'écoles granÂdioses qui existent actuelÂleÂment ont été construites vers 1892 lorsque le budÂget dépenÂdait de la métroÂpole. Le proÂjet du GouÂverÂneur GénéÂral Lutaud qui avait prévu la construcÂtion de 62 classes et 22 écoles par an n'a pas été suivi d'effets. Le jeune reporÂter s'indigne contre contre la négliÂgence à l'égard de l'enseignement indiÂgène et préÂcoÂnise la construcÂtion d'écoles saines et modestes en remÂplaÂceÂment des écoles palais.
Pour vivre, la KabyÂlie réclame !…
A traÂvers ce reporÂtage, le rôle du jeune reporÂter offusÂqué et révolté par ce qu'il découvre dans les petits vilÂlages grouÂpés autour de points natuÂrels — et habiÂtés par des — hommes draÂpés de laine blanche ne se limite pourÂtant pas à décrire la réaÂlité de son objet d'investigation. A.Camus fusÂtige les autoÂriÂtés coloÂniales locales, dénonce l'absence de poliÂtique pour le déveÂlopÂpeÂment de cette région et les exhorte à l'action afin d'améliorer la situaÂtion en KabyÂlie.
En effet, en sus des constats et des états des lieux qu'il met en éviÂdence, il préÂcoÂnise une poliÂtique sociale construcÂtive et proÂpose une liste de mesures dans le but d'enrayer la misère qui infecte la région et sa popuÂlaÂtion.
A la lumière de cette démarche, A. Camus qui se posiÂtionne comme le porte-voix de ces popuÂlaÂtions silenÂcieuses, miséÂreuses et domiÂnées se veut un lien entre les Kabyles et le pouÂvoir coloÂnial local en porÂtant haut et fort leur détresse et leur soufÂfrance qui enlève même la force de haïr.
Ainsi, pour améÂlioÂrer le niveau de vie en KabyÂlie, le jeune reporÂter préÂcoÂnise la revaÂloÂriÂsaÂtion de la proÂducÂtion kabyle essenÂtielÂleÂment arboÂriÂcole en augÂmenÂtant la quanÂtité, en améÂlioÂrant la quaÂlité et en revaÂloÂriÂsant les prix de vente des proÂduits. Pour enrayer le chôÂmage, il recomÂmande de généÂraÂliÂser la poliÂtique des grands traÂvaux en vigueur dans cerÂtains vilÂlages et de favoÂriÂser une éduÂcaÂtion proÂfesÂsionÂnelle pour forÂmer des ouvriers et des agriÂculÂteurs quaÂliÂfiés. Par ailleurs, il prône une meilleure utiÂliÂsaÂtion des créÂdits votés, la proÂtecÂtion de l'artisanat menacé par la concurÂrence de la petite indusÂtrie qui proÂduit en grande quanÂtité, la lutte contre l'usure, cette plaie de la KabyÂlie qui appauÂvrit et réduit à la menÂdiÂcité et une reconÂsiÂdéÂraÂtion des réparÂtiÂtions des reveÂnus comÂmuÂnaux entre les popuÂlaÂtions indiÂgènes et euroÂpéennes.
L'avenir poliÂtique des centres comÂmuÂnaux est enviÂsagé sur la base d'un modèle expéÂriÂmenté locaÂleÂment qui prend la forme d'une petite répuÂblique fédéÂraÂtive gouÂverÂnée selon des prinÂcipes démocratiques.
Faire tomÂber les murs(…) Pour le bien d'un peuple fraternel
Misère de la KabyÂlie est un préÂcieux témoiÂgnage de la période coloÂniale. C'est un plaiÂdoyer en faveur de la KabyÂlie et de la dignité de la popuÂlaÂtion indiÂgène. Ce reporÂtage s'inscrit dans le cadre d'une “invesÂtiÂgaÂtion dénonÂciaÂtrice” de l'exploitation coloÂniale et du mépris dans lequel le pouÂvoir coloÂnial local a mainÂtenu la popuÂlaÂtion indiÂgène kabyle dont le corps porte les traces de l'humiliation comme des stigÂmates. A. Camus agit au nom du devoir, du bon sens et au serÂvice de la vérité.
Cette posÂture met en persÂpecÂtive un jourÂnaÂlisme généÂreux, engagé, soliÂdaire qui met l'accent sur la perÂsonne humaine. Le centre d'intérêt — du jeune reporÂter — c'est l'individu dans un cadre social (Edward Said). Et tout au long de l'enquête in situ, il dénonce l'abaissement dans lequel ces àªtres humains ont été tenus. Il s'insurge contre les préÂjuÂgés, l'inculture, la pauÂvreté et l'exploitation de la main-d'oeuvre indiÂgène. Il interÂpelle les autoÂriÂtés coloÂniales locales pour l'application d'une poliÂtique généÂreuse et clairÂvoyante et ce, dans une persÂpecÂtive d'assimilation. A aucun moment, A. Camus ne remet en cause l'ordre coloÂnial et son pouÂvoir domiÂnaÂteur sur les Kabyles. Nulle part il ne parle du droit de ces popuÂlaÂtions indiÂgènes de disÂpoÂser d'elles-mêmes. L'emploi du « nous » lorsqu'il parle de la France dénote un fort senÂtiÂment d'appartenance à l'ordre coloÂnial. Et c'est jusÂteÂment cette posiÂtion qui lui perÂmet d'agir en interÂméÂdiaire entre le pouÂvoir domiÂnant qui ignore et exploite et la popuÂlaÂtion indiÂgène, ces Kabyles qu'A. Camus désigne en termes de peuple pour qui il voue une symÂpaÂthie insÂtincÂtive.
Ainsi, l'un des objecÂtifs de l'auteur à traÂvers cette série d'articles qui susÂcitent tanÂtôt de l'indignation, tanÂtôt de la colère est de plaiÂder en faveur du droit des indiÂgènes à l'éducation, à une vie digne et décente et d'inciter les autoÂriÂtés coloÂniales locales à agir pour rendre au traÂvail kabyle tout son prix ; pour éduÂquer techÂniÂqueÂment un peuple dont l'adresse et l'esprit d'assimilation sont deveÂnus proÂverÂbiaux ; pour supÂpriÂmer la barÂrière artiÂciÂfielle qui sépare l'enseignement euroÂpéen de l'enseignement indiÂgène ; pour que sur les bancs d'une même école, deux peuples faits pour se comÂprendre comÂmenÂceÂront à se connaître. Le but étant de renÂforÂcer une connaisÂsance mutuelle, l'une des condiÂtions sine qua non pour réusÂsir l'entreprise de l'assimilation enviÂsaÂgée par la France et que A. Camus appelle de tous ses voeux.
En révéÂlant la misère dans laquelle vit la popuÂlaÂtion kabyle. En dénonÂçant l'injustice dont fait l'objet ce peuple connu pour sa fiérté, la vie de — ses — vilÂlages farouÂcheÂment indéÂpenÂdants, la constiÂtuÂtion qu'ils se sont donÂnée, leur juriÂdicÂtion qui n'a jamais prévu de priÂson tant l'amour de ce peuple pour la liberté est grand, A. Camus se posiÂtionne en défenÂseur de la France par des « actes de jusÂtice et de répaÂraÂtion à l'égard d'un peuple que nous cotoyons tous les jours, une popuÂlaÂtion qui « vit avec trois siècles de retard — alors que — nous sommes les seuls à àªtre insenÂsibles à ce proÂdiÂgieux décaÂlage, écrit A. Camus.
Notes :
1) Misère de la KabyÂlie et d'autres articles d'Albert Camus sur l'Algérie ont été publiés en juin 1958 sous le titre de ChroÂniques algéÂriennes, 1939–1958, Actuelle III, aux édiÂtions GalÂliÂmard (ColÂleÂcion Folio/Essais). Dans l'avant-propos de cet ouvrage de 213 pages, l'auteur préÂcise sa posiÂtion relaÂtive à la situaÂtion algéÂrienne. Dans cette édiÂtion, le reporÂtage Misère de la KabyÂlie n'a pas été publié dans son intéÂgraÂlité. Les parÂties porÂtant sur l'habitat, l'assistance, l'artisanat et l'usure consiÂdéÂrées par l'auteur comme « des consiÂdéÂraÂtions trop généÂrales » ont été supÂpriÂmées
(Pages 31 à 90). Le préÂsent article s'est basé sur l'édition algéÂrienne qui a publié la totaÂlité du reportage.
2) La KabyÂlie est une région berÂbéÂroÂphone, monÂtaÂgneuse située au nord de l'Algérie et à l'est de la capiÂtale, Alger. Elle est entouÂrée de plaines, par la mer médiÂterÂraÂnée et les hauts plaÂteaux. La KabyÂlie a une longue traÂdiÂtion de revenÂdiÂcaÂtions cultuÂrelle, idenÂtiÂtaire et socio-économique.
Pour en savoir plus sur les conséÂquences de la coloÂniÂsaÂtion en KabyÂlie :
Pierre BourÂdieu et AbdelÂmaÂlek Sayad, Le déraÂciÂneÂment. La crise de l'agriculture traÂdiÂtionÂnelle, Paris, Les EdiÂtions de Minuit, 1964, 224 p. — 20,00 Euros.
Albert Camus, ChroÂniques algéÂriennes, 1939–1958, Actuelles III, édiÂtions GalÂliÂmard, ColÂlecÂtion Folio essais, 1958, 213 Pages, 7 euros.
Albert Camus, Misère de la KabyÂlie, EdiÂtions Zirem, Béjaia (AlgéÂrie), 2005, 128 pages, 325 Dinars.
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Posté Le : 10/02/2017
Posté par : litteraturealgerie
Photographié par : nadia agsous
Source : http://www.lelitteraire.com/