Algérie

Al Qaîda dépassée par les révoltes du monde arabe



La jeunesse pléthorique de cette partie du globe a décidé de se soulever contre les dirigeants qui sont parvenus au pouvoir après la décolonisation. Une grande partie de ces derniers a fini par confondre ses intérêts personnels – et ceux de leur garde rapprochée – avec ceux des Etats qu'ils ont en charge de présider. Les résultats sont connus : chômage endémique ; non-redistribution de dividendes des revenus de l'exploitation des matières premières (en particulier des hydrocarbures), du tourisme ou autres activités lucratives ; et développement en sous-main d'une criminalité latente qui se livre à  tous les trafics en associant étroitement des responsables politiques, économiques ou des administrations, via la corruption. Personne ne semble avoir pris conscience de la montée des mécontentements qui ont atteint un niveau tel, que les manifestants n'ont pas hésité à  se jeter sous les balles des forces de sécurité et des milices au service des despotes vieillissants. Une nuance doit àªtre toutefois apportée : fin 2010/début 2011, les manifestants  ne savaient pas ce qui allait réellement se passer et l'ampleur que prendraient les événements insurrectionnels. Pour leur part, les services de renseignements avaient bien noté le fait que la succession du raïs égyptien allait àªtre pour le moins compliquée, car son fils, héritier politique pré positionné, ne semblait pas remporter l'adhésion des responsables militaires. Ils soulignaient depuis longtemps qu'un problème allait se poser en Algérie en raison de la santé défaillante de son Président. Depuis des années, la DGSE avait alerté Paris des risques de troubles en Tunisie. Dans ce dernier cas, comme rien ne se passait vraiment, ce discours avait commencé à  lasser et le gouvernement avait pensé qu'il s'agissait d'une supputation oiseuse de la caserne Mortier, d'autant que les analystes du Quai d'Orsay ne partageaient pas cette vision des choses. A la décharge des décideurs politiques, il faut bien constater que les informations de différentes sources, dont ils disposent, sont nombreuses et souvent divergentes. A eux de choisir la bonne, et le temps de la réflexion sereine leur manque souvent pour ne pas dire toujours. Ils se reposent alors sur des experts dont certains – qui ont pignon sur rue dans les médias – se sont lourdement trompés, notamment sur la situation en Tunisie. Al Qaîda a été prise de court Que les chancelleries engoncées dans une realpolitik (qui est un des piliers de la diplomatie) est peut-être un fait impardonnable, mais en fin de compte, cela est techniquement compréhensible.
Par contre, la grande surprise provient du fait qu'Oussama Ben Laden et son majlis al choura, implantés au Pakistan, n'ont également rien vu venir. Et pourtant Al Qaîda ne manque pas d'informateurs dans le monde arabe. Si cela peut se comprendre en Tunisie – où la nébuleuse terroriste est pourchassée impitoyablement depuis des années, les activistes tunisiens étant en conséquence basés loin de la mère patrie – cela est plus difficilement concevable en Egypte. En effet, le numéro deux du mouvement, le docteur Ayman Al Zawahiri, surveille toujours la situation d'un œil attentif puisqu'il est lui-même issu des Frères musulmans. En outre, de nombreux responsables d'Al Qaîda, comme l'ex-colonel Saïf Al Adel, récemment nommé chef opérationnel du théâtre Afghanistan/Pakistan (AfPak), sont de nationalité égyptienne. Il est étonnant que ces personnages importants n'aient plus de contact dans leur patrie d'origine. Cela est possible, vie clandestine oblige.
Par contre, c'est beaucoup plus surprenant pour le Yémen et l'Algérie, où les activistes d'Al Qaîda sont en permanence à  pied d'œuvre, donc immergés dans les populations ! Même les réseaux clandestins de Ben Laden n'ont rien vu venir…  Non seulement Oussama Ben Laden a été pris au dépourvu par la tournure des événements, mais de plus, il n'apprécie que modérément ce qui est en train de se passer. Il l'a fait discrètement savoir par la voix d'Ayman Al Zawahiri, lequel a adressé un «message d'espoir et une vague de bonheur pour notre peuple en Egypte», diffusé le 18 février. La révolte du monde arabe ne plaît pas à  Oussama Ben Laden Bien sûr, suivant le style alambiqué habituel, le responsable d'Al Qaîda se félicite des événements, mais il explique doctement qu'un Etat démocratique (auquel aspire la majorité des manifestants) n'est pas satisfaisant, car il ne répond pas aux règles de l'Islam. Il réaffirme la volonté d'établir un califat qui dépasse les notions de nation et où règnera la loi islamique, seul rempart à  ses yeux contre la corruption, l'immoralité, l'injustice, l'oppression et l'indépendance. A noter que dans le même message, il appelle à  l'éviction des dirigeants tchétchènes, afghans, irakiens, saoudiens, jordaniens, yéménites et algériens.
Pour leur part, depuis Londres, les brigades Abdullah Azzam appellent à  la destitution de la famille Saoud, relayant par là la vieille haine qu'entretient Oussama Ben Laden vis-à-vis de la royauté saoudienne. Al Qaîda au Maghreb islamique (AQMI) apporte de son côté son soutien aux révoltés libyens tout en se félicitant du départ de Moubarak et de Ben Ali. «Nous déclarons notre soutien et notre aide à  la révolution libyenne et à  ses demandes légitimes et nous assurons notre peuple en Libye que nous sommes avec lui et que nous ne le laisserons pas tomber.» Par contre, on peut légitimement douter de la qualité de l'aide opérationnelle que peuvent apporter les activistes d'AQMI et, surtout, s'ils seront réellement bien accueillis par la population. Or, il est vrai que de nombreux militants du Groupe islamique combattant libyen (GICL) ont fréquenté les terres du djihad en Irak, en Afghanistan et au Pakistan aux côtés d'Al Qaîda. S'ils revenaient au pays, ces anciens combattants aguerris pourraient effectivement représenter un danger dans l'avenir. Bien sûr, le Bahreïn ne fait pas partie de la liste des régimes à  abattre en priorité pour Al Qaîda. Il faut dire que dans ce pays, c'est la majorité chiite – 70% de la population – qui souhaite le renversement du régime sunnite, ce qui est tout à  fait inacceptable pour Ben Laden. Ben Laden perd la guerre des idées, mais reste dangereux En fait, Oussama Ben Laden est en train de perdre la guerre des idées dans le monde arabe, car il ne propose que la violence (la guerre sainte), avec pour objectif l'établissement de régimes à  la mode talibane. Pour des populations avides de liberté, d'élections libres, de respect des droits de l'homme et de redistribution des richesses, ce modèle de théocratie autoritaire n'est, non seulement, pas attrayant, mais en plus, il fait peur. En effet, nul n'ignore que la grande majorité des victimes occasionnées par les sbires d'Al Qaîda sont des musulmans. Même les Frères musulmans déclarent ne pas vouloir suivre les préceptes de Ben Laden. Ce dernier leur reproche d'ailleurs d'avoir participé à  la vie politique du régime égyptien qu'il considère comme apostat. Que l'organisation Al Qaîda soit ébranlée sur la base idéologique ne veut pas dire que ce mouvement en est moins dangereux aujourd'hui. C'est même peut-être l'inverse à  court ou moyen termes. En effet, Oussama Ben Laden et ses disciples ont besoin d'exister.Or, l'actualité les a totalement éclipsés du devant de la scène médiatique. Ce n'est absolument pas acceptable pour eux. Il n'est donc pas impossible que l'organisation tente de mener des attentats de grande ampleur, particulièrement en Occident, pour rappeler au monde en général, et aux musulmans en particulier, qu'il faut compter avec elle.
  A. R. : Directeur de recherche chargé du terrorisme au Centre français de recherche sur le renseignement (CF2R)


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