C'est toujours la
même chose. Dès qu'il franchit la porte d'un café, il donne un coup de sifflet
strident qui étrangle toutes les voix, et, pendant quelques secondes,fait
régner sur la salle et les consommateurs un silence troublant, brisé bientôt
par des voix qui jaillissent des chaises et du comptoir pour lui demander :
«Cheikh Dahou ! dis-nous ce que nous sommes ! Raconte-nous notre histoire !»
Debout, le regard
errant dans un monde inaccessible à vos yeux aveugles, il dit :
-Continuez à
vivre ainsi, ô mes frères, vous allez dans la bonne direction, vous empruntez
le bon chemin, que Dieu vous protège. Fiez-vous à mes paroles, elles sont le
fruit d'une longue et épuisante méditation, qui a germé et s'est épanouie dans
mon F3, que Dieu bénisse notre gouvernement. En dépit du vacarme qui régente
mon foyer, du comportement imprévisible et souvent très dangereux des huit
rejetons qui ont surgi comme des diables du ventre inépuisable et traître de ma
femme. Riez, riez mes frères ! En dépit du tapage incessant des marteaux, des massettes,
des scies, et des chignoles, qui échappe des maisons voisines et envahit la
mienne. En dépit des grincements de lits et des halètements laborieux qui
peuplent nos nuits. Riez, riez mes frères ! En dépit du vagissement perçant des
nourrissons qui grouillent dans l'immeuble. En dépit des klaxons et des cris
insistants des marchands ambulants, des pétarades des mobylettes, des
aboiements furieux de chiens tourmentés, des miaulements, des braiements, des
bêlements, des beuglements. En dépit des odeurs qui empestent notre atmosphère,
des mouches, des moustiques et des cafards, de l'humidité qui suinte des murs,
de la chaleur qui fait pourrir, du froid qui glace. En dépit des diarrhées et
des constipations qui s'emparent de nos intestins de temps à autre. Riez, riez
mes frères ! En dépit de ces désagréments quotidiens, Dieu m'a donné la force
de me concentrer et de féconder mon esprit, ô mes frères. Bien sûr, j'aurai pu
m'éloigner de la civilisation et aller méditer sur la cime d'une montagne, mais
l'honneur exige qu'un mâle reste auprès du corps de sa femelle, vigilant et
attentif à ses appels autant que faire se peut. Riez, riez mes frères !
Dites-moi, ô mes frères, vous dont l'honneur n'a pas subi une seule
égratignure, qui demeure intact et pur, dites-moi la vérité, qui aurait daigné
prêter attention à des paroles prononcées par la bouche d'un cocu, aussi
gorgées de sagesse soient-elles ?
Maintenant,
épilez et décrassez vos oreilles, je vais vous narrer l'histoire que je vous ai
rapportée de ce long voyage en moi-même.
Comme tous les êtres humains s'agitant sur la
terre, vous êtes venus au monde au bout de neuf mois de gestation dans des
entrailles humides, chaudes, molles et nourricières. Cependant, contrairement
aux autres humains, vous vous êtes annoncé par des vagissements qui ont crevé
les tympans de l'accoucheuse ou de la sage femme qui a aidé votre maman à vous
expulser de son utérus, flairant peut-être le travail et les difficultés qui
caractérisent le métier de vivre. Riez, riez mes frères !
Il a fallu des heures pour arriver à couper
le cordon ombilical épais et coriace qui vous liait aux profondeurs généreuses
de votre mère. Pendant ce temps infini, vous gigotez comme un forcené, refusant
la lumière. Alors, votre génitrice, émue jusqu'aux larmes et apitoyée, vous
serre contre son corps. L'odeur et la douceur des seins maternels vous
pénètrent profondément et mettent un terme à vos hurlements et tortillements.
Riez, riez mes frères ! C'est à ce moment-là que vous avez créé un lien entre
les larmes et le nirvana.
Et pendant deux ans, ou peut-être trois ou
quatre, votre bouche ne s'arrêtera pas de pomper, passant d'un mamelon à
l'autre, gloutonne. Riez, riez mes frères ! Au fil des jours, l'expérience
dépose dans les replis de votre mémoire ce trésor fabuleux : vous remarquez que
chaque fois qu'on vous arrache aux mamelles maternelles, il suffit de vagir un
coup pour les retrouver aussitôt. La leçon est simple et fantastique :
revendiquer et pleurnicher sont synonymes.
Puis, prenant subitement conscience que vous
caracolez sur vos jambes depuis un bon moment dèjà, et qu'un duvet bourgeonne
sur votre lèvre supérieure, votre maman s'enduit les seins d'une substance
dégueulasse afin de vous sevrer. Cette brusque et impitoyable coupure avec la poitrine
charnue et douce fait germer en vous une mélancolie qui ne vous quittera
jamais. La sucette bourrée de sucre et le biberon n'arriveront pas à effacer ce
souvenir parfumé et moelleux. Un manque que vous essayerez vainement de combler
en suçant cigarette sur cigarette jusqu'à pourrir vos poumons. Riez, riez mes
frères !
Par ailleurs, au
fil des jours qui passent, les sons indéchiffrables, que produit votre bouche
depuis quelques mois, deviennent des mots chargés de sens. Vous avez appris à
désigner les créatures et les objets qui composent le monde qui vous enveloppe.
Parmi les termes que vous entendez fréquemment autour de vous, vous vous
rappelez très bien de ceux-ci : destin, patience, mauvais-il, jalousie, envie,
magie, fatigue, malheur, misère, mendiant, maladie, médicament, tisane,
suicide, mort, accouchement, bébé, frapper, insulter, pleurer, se plaindre,
divorcer, cacher, pain, couscous, pomme de terre, oignon, sel, huile, limonade,
karentita, mouches, moustique, cafard, vomir, saleté, odeur, et beaucoup
d'autres liés aux zones honteuses de votre corps. Riez, riez mes frères !
Vous remarquez aussi que les êtres humains
peuvent être désignés par des noms destinés aux bêtes comme : chien, chacal,
âne, mulet, taureau, veau, vache, bouc, chèvre, et mouton. Vous vous habituez à
être nommés ainsi.
Vous faites aussi un autre constat : les
expressions employées dans la famille sont souvent des ordres donnés par les
parents, qu'il faut exécuter sur le champ si vous ne voulez pas être roué de
coups. Vous n'avez pas droit à la parole, et quand vous voulez obtenir quelque
chose, vous pleurez s'il le faut pendant des heures, le visage ruisselant de
morve et de larmes.
Mais vous voici âgé de six ans, il faut aller
à l'école. Dans cette honorable maison, les instituteurs vous informent que la
langue que vous utilisez chez vous est un charabia qu'ils ont pour mission de
nettoyer et de corriger. Vous apprenez que vous êtes les descendants d'êtres
parfaits qui ont semé de la science et de la sagesse en abondance partout où
ils ont posé le pied. Vous vénérez alors ces ancêtres éloignés, les yeux
braqués définitivement sur cette époque lumineuse, dégoutés par les odeurs de
décadence qui se dégagent de votre chair. Là aussi, vous assimilez très vite
que l'on vous demande de fermer votre gueule parce que vous ne savez rien. Le
savant qui trône sur l'estrade ressemble en général à ses compatriotes : c'est
un petit dictateur qui a horreur de ceux qui ne pensent pas comme lui. Il adore
l'uniformité. Il possède la vérité. Son cartable est rempli de points
d'exclamation et de réponses toutes faites. Vous quittez les bancs de l'école
la bouche ouverte, grillé par le désir d'admirer et d'applaudir.
Vous avez grandi. Votre maman détecte sur
vous des signes qui aboient furieusement qu'il est temps de vous marier. Mais
elle n'y peut rien, vous devez attendre encore au moins vingt ans avant de
convoler en justes noces. Cette longue privation bousillera vos nerfs et
épuisera votre cerveau irrémédiablement. Petit à petit, les fantasmes
remplacent définitivement la réalité. Vos neurones ont fabriqué un univers rose
où votre corps peut gambader à son aise, libre, audacieux, déchainé. Dans le
monde réel, vous êtes sombres, ombrageux, malheureux, intolérants. Certains
parmi vous ingurgiteront sans répit de l'alcool et de la drogue pour survivre
aux moisissures qui vous décomposent. D'autres, s'empoisonneront avec du café
et des cigarettes infects. La plupart se coucheront dans le lit confortable du
destin et de la patience. La longue et pénible attente s'achève. Votre mère
part à la recherche d'une fille qui n'a jamais connu l'amour, pure. Qui est
supposée avoir été surveillée étroitement par les mâles qui encerclent son
corps. Pourtant, vous parlez entre vous des stratagèmes que peut inventer une
chair travaillée par la nature. Vous ne tenez pas compte des beaux acteurs et
chanteurs qui nourrissent abondamment ses fantasmes. Vous ignorez peut-être
qu'on peut étreindre une image avec plus de volupté qu'on le fait avec un être
en chair et en os. Riez, riez mes frères !
Le mariage a eu lieu. Les jours passent. Des
enfants et des problèmes naissent. Le salaire misérable que vous empochez vous
esquinte les nerfs. Des insultes fusent souvent de vos poumons et de celles de
votre épouse. Chacun de vous continue à brouter dans le jardin luxuriant des
fantasmes qui ont nourri son célibat. Les fleurs en plastique qui décorent vos
murs n'arrivent pas à masquer les plantes charnues du mensonge qui ont envahi
la maison. Vous êtes malheureux. Vous vous plaignez partout et tout le temps.
Il vous arrive de pleurer. Vous revendiquez sans cesse. Vous tendez la main.
Vous faites la chaîne pendant des heures pour obtenir un couffin. Vous vous
allongez sans cesse. De temps à autre, vous vous enfermez dans une chambre pour
sentir à loisir un fichu ayant appartenu à votre mère. Vos rêves sont traversés
par des mamelons giclant du lait fumant et abondant. Parfois, vous vous
révoltez contre cette vie médiocre. Alors, vous brûlez un pneu et vous barrez
une route. Les autorités accourent. Vous hurlez que vous exigez des dos d'âne.
Les autorités s'exécutent. C'est la gloire. Pour une fois, vous rentrez chez
vous, la tête haute et ruisselant de dignité. Vous racontez l'exploit à votre
mère, votre femme et vos enfants. Ils s'extasient. Leurs yeux brillent
d'admiration. Vous êtes un héros. Vous attendez que la nuit tombe pour les
emmener contempler les dos d'âne que vous avez arrachés au gouvernement.
La vieillesse
pointe du nez comme une souris. Vous entendez ses petits cris. Votre langage
est réduit maintenant à un seul mot : destin. Vous le répétez sans répit pour
vous persuader que vous n'avez pas gâché votre vie. Pour bien mourir. Mais ce
n'est pas aussi facile que ça. De plus en plus, quelque chose en vous se
tortille comme un ver et vous lancine. C'est un doute. Vous vous dites : «Je
n'ai jamais été un adulte. Je suis un bébé couvert de poils.» Mais ça ne dure
pas. Vous écrasez ce ver et réintégrez le sentier du destin. Riez, riez mes
frères !
Maintenant, je suis obligé de partir. Le pays
est rempli de cafés. Le peuple m'attend pour entendre son histoire. Continuez à
vivre ainsi, ô mes frères, vous allez dans la bonne direction, vous empruntez
le bon chemin, que Dieu vous protège.
Cheikh Dahou donne un coup de sifflet
strident et sort.
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Posté Le : 31/12/2009
Posté par : sofiane
Ecrit par : Boudaoud Mohamed
Source : www.lequotidien-oran.com