Algérie

Aigre-Doux, les élucubrations d'un esprit tourmenté de Djamel Mati, Roman - Éditions Apic, Alger, 2005



Aigre-Doux, les élucubrations d'un esprit tourmenté de Djamel Mati, Roman - Éditions Apic, Alger, 2005
Présentation

Qui de nous ne s’est pas réveillé un matin en se disant : « Qu’est ce que je fous là ? Il faut que j’aille ailleurs ! » Beaucoup d’entre nous se sont couchés juste après ; très peu se sont levés pour partir à la rencontre d’un ailleurs où la Liberté, l’Amour et la Recherche de Soi s’arrachent souvent au prix de sacrifices et de tourments. Après sibirkafi.com, la quête continue, hors du temps et de l’espace, dans des pérégrinations au goût « aigre-doux » à la recherche de ce Point B114, de ce point de fusion au niveau duquel toute chose change d’état : la vérité est mensonge, la réalité est rêve, le rêve est cauchemar, le rire est absurde, l’enfer est un paradis et tout ce qui est aigre est doux ! Les coordonnées de ce point sont connues, mais se déplacent à travers villes, monts, dunes et vallées, en aval des mers en amont des déserts, là où la vie est aigre-douce où il faut apprendre à endurer l’acerbe pour pouvoir savourer l’exquis.

Et si le Point B114 est le point de mire, le point de ralliement, le Point Final où tout recommence, alors… tout se doit de changer... même nous.

Extrait

On dirait le Sud

Dans un vacarme assourdissant, le simoun s’est levé, asséchant, brutalement, l’étang de lumière. D’une main, il balaye tout dans une exaspération instantanée : le désert fou, le soleil doux, la forêt embaumée, les tranches de jasmin, les oiseaux, les seins de sable, les chameaux silencieux, les ondes fraîches et les poissons-chats.

Tout un monde merveilleux et magique disparaît fugitivement. Le vent chaud dérange les mamelons de sablon, fouette les pétrifications phalloïdes, gratte les rochers parés de gravures, soulève très haut le sable fin, obscurcit le ciel, et fait tomber le soir en plein jour ! De brefs instants durant ; juste la durée d’une extrême colère, un vol immense de busards monstrueux projette sur une mer de cailloux un angoissant nuage de plumes de deuil.

La nuit se surprend au milieu de cet océan ruiné par les siècles dont les souvenirs reposent enfouis aux creux de son lit ; une personne s’y retrouve gisante au fond. En l’ignorant, elle se couche au bord de l’écume, là où l’énergie du temps se meurt sur les rivages. Là, où la colère, la haine et la folie obtempèrent à la sérénité, la bienveillance et la raison. Une femme dort, la tête posée dans l’arabesque d’un mystère, avec le rêve d’images déjà entrevues.

Aussi brusquement qu’il avait commencé, le vent cesse. Les poussières de sablon pleuvent mollement sur le dos des dunes et le soleil retrouve souverainement sa place. Tout redevient calme. Le désert vient d’engloutir son monde aux relents incertains, de chimères incolores et de folie cruelle, une dernière fois dans une ultime inspiration. Dans le ciel, des flamants frais planent au-dessus d’un sable délicat, vibrants filaments de pétales de lauriers rosés qui se déposent sur la rosée parfumée.

Insensiblement, Zaïna est entrée, sans s’en apercevoir, dans une véritable mer de sable qui noie la terre entre l’Orient et l’Occident. La jeune femme contemple les larges vagues nonchalantes qui dessinent de bas reliefs aux galbes cendrés roses et se terminent dans une houle tranquille, dormante. Le désert, subitement, change et subjugue la jeune femme. II ne lui fait plus peur. II s’ouvre à elle, lui tend ses longs bras paisibles comme une invitation à sa découverte.

« Mais où est passée l’autre face du désert ? Pourquoi celle-là me semble-t-elle plus accueillante ? » Des questions toujours des questions, Zaïna se met debout et regarde tout autour d’elle avec respect les étendues baignées de quiétude. Elle s’engage allégrement vers le levant, sans vraiment avoir choisi cette direction. Tout paraît tellement rassurant ici.

La femme n’en croit pas ses yeux, son esprit, endurci par toutes les tournures que peut prendre le désert, doute de ce changement subit, « et si ce n’était qu’un piège, qu’un autre leurre ? Cette nouvelle face que le désert veut bien me montrer pour mieux me tromper, une fois de plus ! » Après une longue journée de marche, elle arrive au pied d’une immense dune, décide de l’escalader, espérant découvrir de nouveaux horizons. Qui sait ?

En aval de la colline de sable, à quelques dizaines d’enjambées, elle aperçoit une hutte de forme arrondie. De loin, la Zeriba paraissait minuscule, mais, lorsque Zaïna s’en approche, l’habitation est grande, circulaire, les murs en pierres et le toit de palmes. Plusieurs palmiers ont dû y laisser leurs branches pour sa construction. A cet instant, une légère brise fouette sa nuque, en se retournant, elle voit se profiler à l’horizon trois silhouettes qui s’enfoncent vers le couchant… elles sont déjà ailleurs.

Entre, petite, invite une voix lézardée et calme, venant de l’intérieur. Zaïna sursaute, croyant les lieux abandonnés. En soulevant le rideau limé qui recouvre l’entrée, elle est saisie par une forte odeur de thé, d’épices et de cannabis. Malgré la clarté du jour, il fait étrangement sombre dedans. Il lui faut du temps pour habituer ses yeux à la pénombre enfumée, et découvrir une large pièce misérablement dénudée.

Une table basse trône au milieu à côté d’un petit feu de bois sur lequel repose une immense théière fumante, quelques outres sont accrochées aux bâtons fourchus qui servent aussi de charpente, deux grands tapis usés jusqu’à la corde couvrent le sol, un narguilé écumant, prêt à l’emploi, parachève la pauvreté du lieu. Tapie dans l’ombre, une forme bizarre bouge sous une robe trop ample, trop vieille. La voix réitère son invitation :

Entre, petite, n’aie pas peur, entre ! La djellaba se redresse. Elle ne dépasse pas les « un mètre vingt ». Le harnachement avance en claudiquant agilement vers la porte et s’arrête devant la jeune femme à hauteur du nombril. Le capuchon du long vêtement se soulève pour laisser apparaître le visage ovoïdal d’une créature noire qui semble dormir malgré sa posture. La peau striée de son faciès assemble dans des protubérances et des lézardes un gros nez aplati qui se termine par des touffes de poils ornant des narines évasées.

Deux larges plissures gercées, rehaussées par une dent épaisse au milieu, font office de bouche, une humeur aqueuse scelle des paupières plissées, tombantes, d’un liant blanchâtre. Lorsqu’elle les soulève lentement, c’est pour fixer, durant un interminable moment, la jeune femme avec des yeux blancs, sans pupilles. Satisfaite, elle sourit en laissant apparaître son unique dent puis referme les yeux comme pour se rendormir. Zaïna la soupçonne de voir, même le regard éteint. La disproportion de ses gros traits contraste avec sa maigreur et lui donne un aspect surréel. Cette vieillerie aveugle semble arriver tout droit d’une autre planète. Malgré ses difformités, Zaïna la trouve sympathique.

D’ou vient-tu ? Questionne la veille.

Du point B114

El dar el meskouna ! C’est donc toi qui habites dans la cabane aux leurres ! Les anciens disent que c’est un endroit maudit et qu’il fut la demeure des démons. On raconte aussi que cette baraque servait de mouroir aux égarés, qu’ils étaient sous la garde d’une grosse femme, une tenancière… murmure la vieille édentée.

Si cela est vrai, alors je suis soit une démone, soit une paumée !

Non, Djinn, tu n’en es pas une, car si tel était le cas, tu aurais été chassée dès ton arrivée chez moi. Je suis protégée contre ces créatures. Egarée ? Peut-être. Maintenant, approche-toi de moi pour que je puisse mieux te connaître. Au son de ta voix, je sens que tu es jeune et belle, mais très mélancolique. Je veux le confirmer avec mes mains. Avance, n’aie pas peur. Les paupières toujours closes, avec ses maigres doigts décharnés, la vieille redessine les contours du nez, des pommettes, de la bouche, des yeux, des oreilles de Zaïna.

Ta voix n’a pas menti, tu es comme je t’imaginais. La Djellaba se retourne et va s’affaisser à côté de la meïda en bois.

Assieds-toi en face de moi. Sur la table ronde, il y a trois tasses vides, encore fumantes. « Qui était là ? Qui peut bien s’aventurer jusqu’ici ? » Curieuse et étonnée, Zaïna demande :

Dis-moi, vieille dame, tu viens d’avoir de la visite ?

Tu es bien indiscrète, ma petite, la vieille sourit avec son unique dent, oui, il n’y a pas longtemps de cela, j’ai accueilli, le temps d’une halte, un couple : une Targuie et un homme du Nord. Nous avons bavardé et bu du thé. Ils n’ont pas tardé, car...

Seulement deux ? Coupe Zaïna.

Oui, ils avaient aussi une chamelle. Quand elle a baraqué à côté de la hutte, j’ai senti qu’elle devait être lourdement chargée, ce couple doit certainement voyager loin. L’homme semble être à la recherche de quelque chose ou de quelqu’un, mais lui-même ne sait pas quoi ni qui, il a raconté qu’il avait visité des contrées magnifiques, que le désert qu’ils ont traversé était lénifiant. Mais cela n’empêche pas que les deux paraissaient soucieux et contrariés. Quant à la femme, c’est une fille du Sud, ce doit être une noble targuie. Lorsque je l’ai touchée, j’ai constaté qu’elle était richement habillée et couverte de lourds bijoux... Au fait, pourquoi sommes-nous en train de parler d’eux ? C’est de toi qu’il s’agit. A moins que... cela t’intéresse ?

Je ne sais pas, j’ai dit ça comme ça, c’est tout ! Répond, promptement la jeune femme en pensant à la bouteille au message et aux trois silhouettes qui se détachaient à l’horizon au moment où elle allait franchir le seuil de cette hutte, « que fait donc ce couple en plein désert ? Nos routes se sont souvent croisées sans jamais se rencontrer... » La vieille soustrait Zaïna de ses réflexions :

Qui sait ? C’est peut-être un signe. Donne-moi ta main gauche.

Pourquoi ? Demande la jeune femme en tendant instinctivement sa paume.

Les mains, ce sont elles qui nous différencient des autres espèces vivantes. Quel pouvoir fascinant ! Elles nous servent à tout faire, parler, communiquer, s’exprimer, manger, travailler. Elles peuvent aussi caresser ou tuer et devenir les représentantes privilégiées de la pensée. Elles et le cerveau ne font qu’un. Lorsque nous savons les regarder, elles nous dévoilent même notre avenir, explique la vieille en malaxant lentement la paume de Zaïna entre ses deux menottes toutes ridées. (…) En parcourant avec ses doigts la paume de la jeune femme, la vieillarde aveugle tressaillit. Elle découvre deux autres lignes parallèles à celle de la vie.

Elle murmure : « La belle. L’enthousiaste... Celui dont le travail est fructueux. » Les trois stries finissent par se rejoindre vers le bas. De mémoire de chiromancienne, elle n’a jamais touché une pareille main. Après un long silence, la devineresse pousse un soupir. Les yeux fermés, elle scrute Zaïna avec un sourire plein de compassion.

— Alors, que te révèle-t-elle ?

— Ta ligne de vie se fond avec deux autres lignes. Une des trois est particulière.

— Et cela veut dire quoi ?

— Ton destin est lié aux deux autres.

— Comment ?

— Je ne sais pas, ment la vieille voyante aveugle.

— Et cette ligne particulière ?

— Probablement celle qui va tout phagocyter.

— Parle-moi sans ambages, je dois connaître la vérité !

— La vérité ? Oui tu as raison. Mais es-tu prête pour ça ?

— Je pense que sans elle, ma vie ne sera jamais féconde.

— Alors, écoute : lorsque la quête de celui ou de celle qui est déjà en marche rencontrera la fougue et l’audace, le lien se fera.

— Quoi ? Zaïna n’a rien compris à cette amphigourique réponse, mais elle aimerait en savoir plus.

— Donc, je ferai partie de cette rencontre.

— Oui, mais pour l’instant, ils t’ont « attachée » avec le désert !

— Qui, ils ?

— Les djinns de ton esprit. Ces génies et démons, que tu enfantes.

— Ceux de mes nuits ou de mes jours ?

— Tous.


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