Algérie

Aïcha et Bendou... : Savoir se vivre sans se voir et sans se parler




Publié le 25.01.2024 dans le Quotidien d’Oran
par Abdelkader Guerine
En l'absence de témoignages écrits crédibles, l'histoire de «Aïcha et Bendou» demeure un conte méconnu qui décrit, sommairement, la vie de deux personnes inséparables, d'où l'expression populaire «Aïcha et Bendou sont allés au souk en se tenant par la main» -traduction intégrale de l'arabe populaire-.

Toutefois, l'histoire de ce couple indissociable semble tenir d'un vécu réel en raison de la réputation généralisée de cette expression, de son usage fréquent partout en Algérie, au point de devenir un adage qui fait partie du registre des dictons du parler local. Aïcha et Bendou ont bien existé, la vulgarisation de l'expression qu'ils ont laissée dans toutes les villes et villages du pays indique que ce couple a voyagé un peu partout. Ils avaient certainement des signes particuliers moraux ou physiques non conformes, lesquels dérogeaient singulièrement au comportement humain ordinaire, pour arriver à capter l'attention des autres, puis prendre place d'un modèle qui qualifie d'autres couples de gens de leur genre.

Eu égard de la simplicité du dicton en question, on peut aisément deviner que Aïcha et Bendou étaient des personnes modestes. Le choix allégorique des mots explique qu'ils faisaient partie de la classe des gens déshérités de leur temps. On aurait probablement regardé leur image autrement s'ils se tenaient par les bras ou par les épaules, ou alors s'ils s'accompagnaient à la mosquée, au hammam ou à la plage. Le souk étant un endroit qui offre l'accès à tout le monde, exceptionnellement aux gens démunis qui y trouvent souvent les éléments nécessaires à leur survie.

«Aïcha et Bendou au souk tgaoudou», une expression qui montre la face précaire de ses tuteurs, auxquels on éprouve un sentiment notoire qui mêle la compassion à l'apitoiement. Dans les cas péjoratifs, le dicton dégage aussi une impression sarcastique d'injure, ou bien une sensation burlesque de l'humour noir à l'algérienne.

L'histoire de Aïcha et Bendou ne peut pas être un fait de la légende ou de l'imaginaire, le couple a bien existé au 10e siècle dans la tribu des Beni Mezghena, un territoire qui s'étendait d'Alger jusqu'aux environs de Bouira. Leur présence était également signalée chez les Beni Fergane à Jijel ou chez les Beni Ameur du côté de Tlemcen. En dehors de leur association constante, de leur état piètre, le plus frappant chez ce couple c'est qu'ils étaient invalides tous les deux, l'un était aveugle et l'autre sourd et muet.

La rencontre de Aïcha et de Bendou aura profusément été la chance de la vie de l'un comme de l'autre, en regard de leurs infirmités mutuelles et du fort rapport de complémentarité qui soude leur fusion. Il faut avouer qu'il n'est pas aisé pour une personne atteinte d'un handicap physique moteur de trouver la paire idéale qui puisse combler le dommage de son incapacité sensorielle. Leur rencontre et leur entendement auront été un cadeau capital du ciel, une providence. L'un, le sourd et muet, s'occupait de l'orientation des déplacements du couple. L'autre, l'aveugle, était chargé de la parole et de la communication avec le monde. Grâce à cette forme d'interdépendance, le couple arrivait à maintenir un certain équilibre de vie.

L'accord perpétuel entre Aïcha et Bendou n'était pas du tout une partie de plaisance, leur alliance était un besoin réciproque vital. Avec eux, ce n'était guère la conduite égoïste du «chacun pour soi», c'était chacun pour le bien de l'autre. Chacun avait pour mission d'accomplir les actes qui faisaient défaut aux facultés de l'autre, de le supporter et de le vivre comme un compagnon du destin. On imagine vraiment mal leur vie chacun séparé de l'autre.

Aïcha et Bendou ne pouvaient fournir aucun travail à cause de leurs invalidités. Ils comptaient essentiellement sur la charité des autres pour vivre. Voilà pourquoi ils préféraient s'introduire dans les endroits populaires comme les souks, lesquels sont plus hospitaliers que les lieux mondains. Leur présence suscitait à la fois l'émerveillement et la curiosité des gens qui les croisaient. Certains s'étonnaient de la manière ingénieuse avec laquelle ces «mendiants» communiquaient entre eux. Ils avaient opportunément développé un langage manuel pour pouvoir se comprendre sans se parler et sans se voir. Se tenir par la main n'était pas pour éviter de se perdre seulement, c'était aussi pour s'exprimer. Avec le temps et la persévérance des habitudes, un code langagier avec le toucher devient un véritable langage à deux. D'autres gens enviaient à ce pauvre couple la fidélité qui les assemblait et la solidarité amicale qui les liait l'un à l'autre. Ils devaient s'accepter cordialement et même s'aimer d'un amour passionnel pour pouvoir vivre attachés assidûment l'un à l'autre, sans se voir et sans se parler.

Dans ce dernier cas de figure, l'expression «Aïcha ou Bendou» revêt une morale avec d'autres sens, à savoir ceux de la patience, du courage, de la solidarité mutuelle et de la valeur du compagnon de route et de tous les autres. L'altruisme philanthropique qui unit ces deux personnes handicapées devrait être un exemple de cohabitation conviviale à suivre, notamment par les gens normaux.



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