Algérie

Ahmed Taleb-Ibrahimi, des Notes diplomatiques prophétiques


Ahmed Taleb-Ibrahimi, des Notes diplomatiques prophétiques
Publié le 09.06.2024 dans le Quotidien l’Expression

Ahmed Taleb-Ibrahimi ou la force de l’analyse et la lucidité de la vision prospective.
Dans sa préface de Notes diplomatiques d'Ahmed Taleb-Ibrahimi, Ahmed Attaf, ministre des Affaires étrangères et de la Communauté nationale à l'étranger, dit tout ce qu'il doit à l'homme qui fut son professeur éclairé à l'ENA ainsi qu'au brillant ministre des Affaires étrangères qui lui a donné sa chance ainsi qu'à sa génération de jeunes diplomates. Il écrit notamment: «Aussi avons-nous eu le privilège d'accompagner le docteur Taleb dans la mise en oeuvre de la doctrine dont il était porteur et qui s'est concrétisée par le lancement des plus grands chantiers de la diplomatie algérienne: la reformulation de la politique étrangère et la modernisation de l'appareil diplomatique.» Bel éloge d'une des belles plumes du ministère de l'époque de Taleb. C'est exactement de plume que nous allons d'abord parler car il nous semble qu'on n'a pas assez souligné le talent d'écriture de Taleb-Ibrahimi. Heureuse symétrie, son style lui ressemble: élégant et svelte. Pas un gramme de gras. Pas de cholestérol. Un style debout. Comme lui. Dès sa première lettre à Camus alors qu'il était en prison, il avait mis la barre très haut. C'est avec ce pamphlet étincelant d'intelligence que l'intelligentsia française découvrait avec une stupeur sans doute teintée d'admiration que les nationalistes algériens savaient manier en orfèvre aussi bien la plume que le fusil. Taleb avait à peine vingt-cinq ans et, à cet âge-là, il annonçait le futur grand mémorialiste - le terme n'est pas exagéré - qu'il deviendra. Pour s'en convaincre, on n'a qu'à lire ses mémoires où l'érudition et l'analyse, rehaussées par une plume qui chante, font de cette somme une sorte de tapis roulant qui nous invite à la lecture dès les premières lignes. Voulez-vous un exemple? En voici un, pris au hasard entre mille: «Je semble l'agacer par cette sentence que je ressasse: je ne me départirai jamais de ma conviction qu'un homme n'est pas grand par son pouvoir, son avoir ou son savoir mais par ses qualités de coeur.» Vous avez vu? C'est de la musique à la lecture et à l'oreille. Taleb parlait ici de Boumediène qui se nourrissait de sa vaste culture. Un aphorisme? En voici un qui siffle comme une balle mais une balle si belle, est-on tenté d'écrire: «Il faudrait faire la guerre à la guerre...» qu'on trouve, telle une pépite, dans ces Notes diplomatiques qui sont un vrai bonheur de lecture. À ce bonheur s'ajoute la vision, une vision prophétique. On exagère? Tenez, lisez, relisez ces phrases écrites en 1987: «En cette matière au moins, la doctrine sioniste a le mérite de la clarté: déclencher, un cycle d'accords séparés, lesquels réalisés en cascade permettraient d'isoler le noyau - le fait national palestinien - de l'extirper et, ultimement, de procéder à sa liquidation finale. Autant, le sionisme s'est reconnu comme adversaire dans la guerre de tous les Arabes, à l'exclusion des Palestiniens, autant il n'a cessé de faire montre d'une rare diligence à vouloir la paix avec tous les premiers, à la même exclusion des seconds. Une vue aussi courte de l'ordre des choses serait émouvante si elle n'était si lourde de périls pour la paix elle-même dont elle hypothèque radicalement les chances, au départ.» Quarante ans plus tard, on y est en plein, pieds et poings liés, avec les accords d'Abraham! Certains parleraient de prémonition. Pourquoi pas, si on aime le paranormal, mais pour ceux qui connaissent le diplomate qu'il fut, ceux-là, les initiés, diront plutôt: force de l'analyse et lucidité de la vision prospective. Il voit toujours au-delà du bout de son nez, le ministre Taleb-Ibrahimi, c'est ce qui différencie un homme d'État d'un ministre ordinaire, c'est ce qui sépare un grand diplomate d'un gestionnaire d'ambassades et de dossiers. Et encore, cette prédiction pour rester dans le «paranormal» à longue vue, à double vue, qui se réalise sous nos yeux: «Pourtant, s'il est une leçon - et une seule - à tirer de la manière dont a évolué la crise du Moyen-Orient depuis les origines et de ce qu'elle est devenue, c'est bien celle qui accrédite d'une manière catégorique et définitive qu'aucune solution de paix n'est possible sans les Palestiniens, en dehors d'eux ou contre eux.» On y allait gaiement à l'enterrement par les pays arabes de la cause palestinienne si le 7 octobre n'avait pas redistribué les cartes. Rendez-vous compte: ces mots ont été écrits en 1987! Oui, oui, vous avez bien lu, il y a quarante ans. Dans une société primitive, Taleb-Ibrahimi aurait été vu comme un prophète. Dans la nôtre, il lui suffit, connaissant sa modestie, d'être vu comme un Algérien qui a apporté sa modeste contribution à la diplomatie de son pays.
Si nous avons pris ces exemples sur la Palestine, c'est pour une raison d'actualité: Gaza est en feu, les Palestiniens brûlent et les pays arabes se réchauffent les mains. Certains diraient: se frottent les mains.
Tout le livre est plein d'enseignement sur le Maghreb, le Non-Alignement, la nation arabe, le terrorisme, l'OUA, et des évocations et des portraits ciselés de personnalités connues et aimées: Abdelkader Benkaci, le frère en diplomatie, Olof Palme, Samora Machel...
Tout l'ouvrage est de la même eau claire, vive et précieuse.
Notes diplomatiques est un bréviaire de la diplomatie à mettre entre les mains de tous les diplomates: du plus modeste au plus élevé. Chacun trouvera de quoi apprendre, de quoi s'informer et de quoi se former. Ce n'est pas le moindre mérite de cet ouvrage qui restera.
Restera comme un phare vers lequel se tourneront les diplomates algériens en cas de difficulté de navigation...
Ahmed Taleb-Ibrahimi, Notes diplomatiques, recueil d'articles et de discours (1982-1988).
Préface d'Ahmed Attaf, ministre des Affaires étrangères et de la Communauté nationale à l'étranger.
Héritage Éditions, Paris, 2024.

Hamid GRINE