Algérie

Ahmed Dellabani. Philosophe, écrivain et essayiste : «Le hirak est l’écho le plus retentissant des idées d’Adonis»



Ahmed Dellabani. Philosophe, écrivain et essayiste : «Le hirak est l’écho le plus retentissant des idées d’Adonis»
Philosophe, écrivain et essayiste algérien né à Biskra en 1968, qui s’intéresse dans ses écrits aux conditions d’un renouveau culturel et aux obstacles empêchant l’avènement d’un cogito propre aux habitants de l’aire géographique, dite «arabe», Ahmed Dellabani répond gracieusement aux questions d’El Watan à l’occasion de la parution de son livre sur Adonis.



-En quoi Adonis est-il un intellectuel exceptionnel ?

Adonis est incontestablement une figure emblématique de la littérature arabe contemporaine. Il est -si j’ose utiliser cette expression- «le pape de la modernité arabe et le chef de file de toute une génération en tant qu’incarnation de l’esprit de révolte et d’innovation». Je distingue dans le parcours d’Adonis deux moments décisifs qui peuvent servir à nous initier à son œuvre monumentale : premièrement, sa création poétique, laquelle, depuis la parution de son recueil Chants de Mihyar le Damascène, en 1961, a été un événement sans pareil dans la culture arabe, tant sur le plan du langage innovant que sur le plan de la vision annonçant la rupture avec le passéisme.


Ce qui caractérise l’œuvre poétique adonisienne est ce souci de l’aventure dans la nuit du monde, pour se différencier de toute une tradition qui considère l’écriture poétique comme une simple variation sur le texte idéologique. Deuxièmement, son activité critique visant à réviser le patrimoine arabo-islamique afin de comprendre l’immobilisme qui caractérise la société arabe en général. On peut facilement mentionner, ici, sa fameuse thèse, Le fixe et le mouvant, publiée entre 1974 et 1978. On y trouve une analyse expliquant la structure de l’handicap du monde arabe face aux défis de l’histoire et aux problèmes soulevés par les temps modernes.

-Quelles connexions avec le mouvement de protestation pacifique peut-on établir avec la pensée d’Adonis ?

Ouvrant de nouvelles voies à l’expression poétique arabe, Adonis est aussi un grand intellectuel qui a œuvré inlassablement à l’émergence d’une nouvelle conscience arabe critique à l’égard du legs et de l’institution politique et religieuse pour contribuer à dévoiler les causes profondes qui empêchent le surgissement du cogito arabe en tant que signe de modernité et d’émancipation. Il a mené un combat farouche en faveur du progrès dans un monde en état de paralysie quasi totale : un monde arabe ravagé par l’obscurantisme religieux, la dictature des régimes politiques en place et la mesquinerie de la culture officielle. Ses prises de position en faveur du changement et de la révolte témoignent de son combat pour une nouvelle société libre, démocratique et respectueuse des droits humains, notamment l’égalité entre les hommes et les femmes.

Le hirak algérien est un nouvel épisode admirablement mené de façon pacifique contre un régime politique qui a verrouillé le pays à son bénéfice. Le hirak est l’écho le plus retentissant des idées d’Adonis. Les revendications des révoltés reflètent la crise profonde du régime algérien, totalement déconnecté de la réalité du pays. Certes, la préparation d’un 5e mandat pour le Président déchu fut la goutte d’eau qui a fait déborder le vase, mais ce n’était qu’un prétexte pour agir de la façon la plus déterminée contre ceux qui incarnent depuis des décennies la corruption et l’échec total face aux questions de développement, de justice sociale et des libertés.


-Comment propager la pensée d’Adonis dans les sociétés arabes percluses par les archaïsmes ?

Je crois que l’importance de la pensée d’Adonis réside dans son penchant pour la déconstruction des systèmes clos de la pensée idéologique qui a dominé le monde arabe pendant des décennies sous forme de nationalisme arabe ou de socialisme. Adonis a toujours voulu, en tant qu’intellectuel critique, attirer l’attention sur le caractère inventif de la modernité.

Mais il ne faut pas confondre modernité et modernisme. Le fossé épistémologique énorme entre la vie quotidienne de l’homme arabe et sa vision traditionnelle des choses a poussé notre poète dans son fameux Manifeste du 5 juin 1967 à poser la question suivante : « Est-ce que j’utilise vraiment la voiture, ou bien plutôt une jument de fer ?» En un mot, la modernité, comme l’a bien perçue Adonis, ne réside pas dans les produits technologiques, mais dans la raison et les principes qui les ont rendus possibles. Tout ce que nous venons de signaler témoigne de l’ampleur de la tâche des intellectuels critiques arabes, engagés dans la voie de la déconstruction et de la critique des fondements de notre conscience collective et de nos sociétés patriarcales.

-En tant qu’intellectuel et essayiste, comment voyez-vous l’issue du mouvement populaire du 22 février ?

Je rêvais depuis longtemps d’une IIe République, ou d’une nouvelle Algérie, qui tournerait la page du modèle jacobin instauré depuis l’indépendance, avec un coup de force brutal de l’élite militaire de l’époque. Le parti unique, l’autoritarisme et la corruption ont mené notre pays à la faillite dans tous les domaines. Le combat que mènent plusieurs militants démocrates algériens pour la démocratie et le respect des libertés individuelles et collectives mérite tout notre soutien.

La démocratie n’est pas le simple produit de la révolte, mais le résultat d’un travail long et serein. Il nous faut une culture de la démocratie basée sur le respect des libertés et le droit à la différence. Le handicap qui empêche notre décollage est non seulement d’ordre politique, mais aussi d’ordre social et culturel. Le regretté Georges Tarabishi à écrit à juste titre : «Certes, les régimes arabes ne supportent pas des élections libres, mais les sociétés arabes ne tolèrent pas d’opinions libres.»

Il ne faut jamais perdre de vue que notre société, sur le plan culturel, est encore soumise à une échelle de valeurs qui n’accorde pas à l’homme beaucoup d’importance dans une sphère dominée par la présence du divin. Une révolution humaniste sur les plans philosophique et moral reste inévitable. Dans le cas d’un pays comme l’Algérie, il n’y a pas d’avenir sans un nouvel esprit politique ouvert et démocratique, capable de créer des formes novatrices de coexistence qui garantissent la citoyenneté, l’égalité et le respect du pluralisme dans le cadre de l’unité nationale.

S’agissant de l’avenir de la mobilisation citoyenne pacifique, il faut poursuivre la lutte et faire face à ce pouvoir qui, au lieu de céder aux aspirations populaires, continue à diaboliser les démocrates, à emprisonner les défenseurs des droits de l’homme et faire usage d’un discours nationaliste éculé pour se maintenir.


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