Mec Toubek
rapporte que le jeune homme décharné et pâle, que la mère a interpellé, a
quitté le garage d'un pas pressé, et qu'il est revenu quelques secondes plus
tard, suivi d'un homme, de deux femmes et d'un chien aux yeux larmoyants et
chassieux, aux oreilles pelées et colonisées par de grosses tiques plombées.
Dès les premiers
pas dans le garage, l'animal s'est mis à grogner et s'est dirigé vers les deux
vers que la toux avait arrachés à la poitrine du noiraud. Prudemment, il avance
lentement son museau noir vers les deux bestioles qui, toujours collées l'une à
l'autre, barbotent dans une bave jaunâtre et épaisse, immobiles. Brusquement,
se tortillant frénétiquement, les deux vers se détachent dans un bruit de
ventouse qui éclate comme une détonation dans le profond silence qui règne sur
le garage. Effrayé, le chien recule son museau, les observe un instant, puis se
met à aboyer, par à-coups.
Alors, soudain,
les deux vers jaillissent de leur bave, se jettent sur le cou du cabot, et
comme deux vrilles, avec une stupéfiante rapidité, le perforent et
disparaissent au fond de sa carcasse croûteuse. Le chien demeure un instant
immobile, pétrifié par la surprise ; après quoi il se met à gigoter, doucement
d'abord puis de plus en plus vite, gémissant, ne comprenant rien à ce qui passe
à l'intérieur de son corps, ne sachant pas comment se débarrasser des deux
petites bêtes flasques et visqueuses qui saccagent ses entrailles. Ensuite, il
s'écroule sur le sol, la gueule ruisselante de sang, et leurs yeux assistent à
une scène effroyable : des vers surgissent de sa chair, et en une fraction de
seconde, le recouvrent entièrement, dans un entrelacement noir, grouillant,
baveux et brillant. Une odeur pestilentielle emplit l'atmosphère et l'alourdit.
En quelques secondes, dans un crissement continu, le chien est transformé en un
tas d'os et de poils. Puis les vers s'agglutinent et forment une masse
compacte, mouvante, diaprée de toutes les nuances du noir.
C'est à cet
instant qu'une voix brouillée par l'émotion brise le silence et l'épouvantable
fascination qui fige tout le monde dans le garage. C'est la mère qui vient de
prendre la parole. Elle dit :
- Venez mes
petits ! Agenouillez-vous devant votre maman et prenez chacun un pan de ma
robe. Imprégnez-vous de mon odeur, elle engourdira pendant quelque temps ces
frayeurs qui logent en vous depuis votre naissance. Maintenant, écoutez-moi,
mes petits. Aujourd'hui, j'ai tué votre père. Mes mains nous ont débarrassés
tous de ce salaud. À présent, il gît sur le ciment, inerte, viande
définitivement neutralisée, viande impuissante, et la paix règnera désormais
sur cette maison. Quand il a appris qu'il allait vivre encore pendant deux
cents ans, avez-vous vu comment il s'est précipité vers cette pierre que je
tiens dans ma main, comment il s'en est emparé, pour briser en mille morceaux
les extraordinaires appareils avec lesquels cet étranger a purifié son corps et
prolongé sa vie ? A-t-il pensé à moi qui suis sa femme ? A-t-il pensé à vous
qui êtes ses enfants ? Non ! Et à haute voix, transporté de joie, sans aucune
pudeur, haineux, monstrueux, il nous a annoncé qu'il allait nous quitter pour
recommencer sa vie ailleurs, il s'est mis à parler des plaisirs fous qu'il
allait offrir à sa chair désormais florissante, pendant deux siècles! Mais
votre maman a mis fin aux rêves de ce cochon égoïste ! Comment a-t-il pu croire
un instant que j'allais le laisser partir jouir ailleurs des forces et de la
vigueur que l'étranger lui a insufflées dans le corps ? Suis-je une ânesse pour
commettre une telle bêtise ? Pendant des années et des années, il m'a fait
subir sa mauvaise haleine. J'étais belle. J'étais en bonne santé. La viande
ferme et fougueuse. Mais comme une rose exposée à des souffles mortels, mes
pétales ont fané, ma chair s'est ramollie et s'est mise à pendre
lamentablement. Le matin, je me réveillais, la tête cisaillée par des migraines
atroces, lasse, endolorie, enfiévrée. Lourd et épais comme un brouillard, l'air
dans notre chambre empestait son haleine. Respirant chaque nuit les vapeurs
vénéneuses qui s'échappaient de ses poumons véreux, j'ai été contaminée et
souillée. Vous savez maintenant pourquoi vous êtes tous malades. Ces visages
verdâtres, ces membres difformes et fatigués, ces dents branlantes, ces cheveux
secs et cassants, ces yeux rouges, ces bouches puantes, ces douleurs dans le
corps, vous les héritez de cet homme gisant sur le ciment de ce garage. Et
comme vos frères et vos sÅ“urs mariés, vous aussi vous aurez des enfants
grouillants de microbes virulents, toujours malades, toujours éreintés,
pleurnichards, idiots, morveux, gonflés de gaz puants. Mais en dépit de tout ce
que j'ai vécu aux côtés de cet homme, il vous faut remercier le Seigneur
d'avoir remplacé votre maman par un chien. Car c'est moi que ces vers auraient
une nuit transformée en un tas d'os et de poils, si je ne l'avais pas tué. Dieu
soit loué ! Je suis encore en vie... »
Mais Mec Toubek raconte que la femme a été
brusquement interrompue par la voix du père qui s'était relevé et écoutait
depuis un bon moment le discours de son épouse. Les milliers de nanorobots qui
logeaient maintenant dans son corps l'avaient sauvé de la mort en réparant les
lésions causées par la lame du couteau. La mère se retourne vers son mari, les
yeux écarquillés, sûrement stupéfiée par le fait qu'il soit encore en vie après
trois coups de poignard dans la poitrine. Ses enfants, qui étaient agenouillés
à ses pieds, ont bondi sur leurs pieds, eux aussi interdits par ce retournement
bizarre des choses. Le noiraud a dit :
- Menteuse ! Sale
menteuse ! Me croyant mort, tu t'es mise à verser des saletés sur mon compte
dans les oreilles attentives de tes limaces ! Mais je suis encore en vie ! Je
vous jetterai tous à la rue ! Que Dieu vous maudisse ! Chiens !
Mec Toubek
rapporte que tout en parlant, le noiraud marche vers sa femme, un sourire
mauvais sur les lèvres, s'arrête à un pas d'elle, puis lui crache au visage.
Alors, son épouse brandit la grosse pierre qu'elle tient dans sa main et le
frappe violemment au front. Il s'écroule. Elle se penche sur lui et, tenant la
pierre à deux mains, elle lui assène plusieurs autres coups, toujours sur la
tête, avec un acharnement et une violence inimaginables dans ses bras
visiblement mous, de telle sorte que lorsqu'elle se relève, le crâne de son mari
n'est plus qu'une chose sanguinolente, écrabouillée, indéfinissable. «Aucune
machine ne pourra maintenant réparer cette mélasse dégoûtante, dit-elle.»
Mais quelque
chose d'effroyable a eu lieu juste après ces paroles. La masse compacte des
vers, qui avaient dévoré le chien, s'est mise subitement à grossir dans un
sifflement épouvantable. La pierre toujours dans la main, couverte de sang, le
regard méchant, la femme se dirige vers cette boule noire qui gonfle de plus en
plus. Arrivée à un pas de cette chose grouillante, elle s'accroupit et lève la
main pour frapper. Mais il lui arrive ce qui est arrivé au chien. Des mottes de
vers se détachent de la masse et lui sautent au cou, l'une après l'autre, puis
le percent et envahissent son corps. Ses fils et ses filles courent vers elle,
le visage décomposé par l'horreur du spectacle qu'ils ont sous les yeux...
Cependant,
l'attention de Mec Toubek est attiré par une jeune fille qui vient d'entrer
dans le garage, suivie bientôt par une vieille femme tenant une poupée en
chiffons dans ses mains. Dès le premier regard, il sait qu'il s'agit de Zouli.
Elle porte une robe rouge, les cheveux dénoués sur le dos. Des flammes oranges
ondulent dans ses yeux, les illuminant par intermittence. Elle se précipite
vers lui, et le tenant par la main, elle l'entraîne vers la sortie du garage.
Un instant, elle s'arrête et jette un regard sur les membres de sa famille, qui
se tortillent maintenant tous sur le sol, poussant des râles étouffés, la gorge
obstruée par les vers qui continuent de gicler du sol et d'envahir leur corps.
Une fois tous les deux à l'extérieur, elle ferme la porte à clé. « Viens !
dit-elle. Suis-moi ! » Quelques instants plus tard, ils sont sur la terrasse,
et Zouli prononce ces paroles, tenant le visage de Mec Toubek entre ses mains :
« Je veux t'appartenir avant que tu retournes chez toi. Fais de moi une femme
!»...
Une lumière jaune
coule de la lune et ruisselle doucement sur leurs corps maintenant épuisés mais
apaisés... Zouli se retourne et montre du doigt un homme qui se tient debout
sur la terrasse mitoyenne. « C'est notre voisin Kaddour, dit-elle. Depuis des
années, chaque nuit, il se plante ainsi et me mange des yeux pendant des
heures. C'est une gentille petite limace inoffensive. Il a tout vu. Mais c'est ça
ce qu'il attendait. Maintenant va, monte dans ton engin volant et retourne chez
les tiens ! »
Mec Toubek raconte à Vis Tewek qu'il n'est
pas arrivé à oublier le corps sauvage et tumultueux de l'Algérienne. Ses
violentes étreintes et ses morsures embrasent encore sa chair. Le souvenir de
cette fille au corps abondant et fougueux s'est accaparé de sa mémoire et ne
lui donne aucun répit. Comme une lame chauffée à blanc, le désir de l'étreindre
encore une fois s'acharne sur ses reins. (FIN)
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Posté Le : 01/07/2010
Posté par : sofiane
Ecrit par : Boudaoud Mohamed
Source : www.lequotidien-oran.com