Arrivé à ce point
de son récit, la voix de Mec Toubek se tait. En dépit des questions troublantes
qui l'envahissent et le tourmentent à chaque fois qu'il entend les péripéties
de cette histoire bizarre, Vis Tewek reste silencieux.
Beaucoup de
choses lui échappent dans le comportement de ces terriens nommés Algériens,
mais il s'interdit de parler et de bouger, comme s'il craint de rompre le
charme de cette aventure qui le fascine, qui l'emplit du même plaisir
délicieux, bien que Mec Toubek la lui raconte pour la nième fois. Il fait nuit
maintenant. Des lueurs bleues, ruisselant d'un écran géant installé à quelque
distance du banc qu'ils occupent, les atteignent et lèchent doucement leur
visage. Les deux amis tournent leurs regards vers l'écran et prêtent attention.
Une jeune fille svelte, moulée dans un uniforme rose, des cheveux bruns coupés
courts et ébouriffés, discourt sur les vertus d'une pilule verte provenant d'un
petit flacon mauve qu'elle tient dans sa main, et qu'elle montre de temps à
autre au spectateur. Elle dit :
- Finis les froissements dégoûtants d'une
peau se frottant contre une autre peau, d'un corps rampant sur un autre corps,
disait-elle d'une voix pleine de promesses. Cette petite pilule verte vous
épargnera ces attouchements humiliants, ces bruissements et ces chuchotements
bestiaux.
En ayant cette merveille à portée de la main,
vous aurez un plaisir raffiné et gratuit à portée de votre chair, un plaisir
savoureux qui protège votre dignité. Car désormais, vous n'êtes pas obligés de
haleter derrière un partenaire, de s'humilier et de rompre devant lui. Pour
obtenir les frissons délicieux dont vous avez besoin, vous ne perdrez pas votre
temps à se raconter des histoires larmoyantes et idiotes, à mentir comme un
terrien. L'ivresse et le plaisir que vous procurera cette petite pilule verte
effaceront de votre mémoire ces vieilleries ancestrales dont raffolent les
humains, ces barbares qui se multiplient dans le désordre sur ce globe pollué
qu'est la Terre.
Les chercheurs qui hantent nos laboratoires
scientifiques travaillent sans répit pour votre satisfaction. Ils n'ont qu'un
désir : éviter que Mélancolica ne se transforme en un réservoir de crétins et
de malades mentaux comme le sont certains pays sur la Terre. Vous n'ignorez
pas, que de temps à autre, de nos excursions sur cette planète, nous ramenons
dans nos vaisseaux des spécimens qui sont étudiés rigoureusement par nos
éminents savants. Les résultats qu'ils obtiennent convergent tous vers la même
conclusion : il existe sur la Terre des peuples qui n'atteignent jamais la
maturité. On ne peut même pas les considérer comme des enfants dans le sens que
nous donnons ici à ce mot. Ce sont plutôt des gamins dérangés. Profondément
perturbés. Ils vivent dans des frustrations qui les ont réduits au fil du temps
à des machines qui produisent, en abondance, du bavardage, du mensonge, de
l'hypocrisie, de la prétention, de la forfanterie, des hurlements, des
pleurnicheries, du vacarme, de la violence, de la saleté, de l'incompétence, de
la corruption et de la haine.
Ce qui les
caractérise peut-être le mieux, c'est le mensonge. Ils n'arrêtent pas de mentir
et de se mentir. Nos savants ont été ahuris par les combinaisons neuronales
qu'ils ont découvertes dans leur cerveau, qui s'opposent totalement à ce qu'ils
disent. Ce sont des êtres bizarres qui vivent dans un labyrinthe qu'ils ont
conçu avec des mots, compliquant chaque jour davantage son réseau. Leurs
langues ruissèlent de discours avec lesquels ils fouettent violemment,
frénétiquement, passionnément, les désirs poilus et visqueux qui aboient au
fonds d'eux, puants et éreintés, qui les envahissent à la nuit tombée et les
plongent dans les eaux gluantes, poisseuses et infectieuses des débauches
oniriques.
Nos éminents savants ont découvert aussi que
les intestins jouent un rôle considérable dans la vie de ces peuplades. Le
corps infesté de microbes mortels, de pulsions primitives, ils passent le plus
clair de leur vie à chercher des lieux où ils peuvent se remplir la panse et
soulager leurs entrailles. Pour assouvir ces désirs médiocres et repoussants,
des tests ont révélé que ces individus sont capables des pires saloperies. Vous
comprenez maintenant à quoi se sont attelés nos éminents savants. Ce sont
toutes ces tares qu'ils veulent éviter aux citoyens de Mélancolica... »
Mec Toubek détourne la tête et hausse les
épaules. L'expression de son visage montre que le discours de la jeune fille
l'a positivement irrité. Le corps brûlant et palpitant de l'Algérienne submerge
sa mémoire. Un désir irrépressible de caresser sa chair plante sa longue lame
effilée dans son échine. Il pense : « Aucune pilule verte ne pourra remplacer
la chair véhémente et enfiévrée de ma Zouli ! Rien ne pourra me faire oublier
ses gémissements et ses appels. J'ai encore sur tout mon corps les traces de
ses dents et de ses ongles. J'ai encore dans mes oreilles sa voix qui me
supplie de lui faire mal et de la maltraiter comme une femme désire l'être,
avec amour et tendresse. Cette fille qui radote sur l'écran est une imbécile.
Un robot programmé pour débiter des mots aussi froids que des glaçons. Son
corps mince comme un fil n'a jamais connu le bonheur vertigineux que ressent
une plante carnivore qui enveloppe sa proie de ses pétales charnus et aspire sa
sève, aspire sa sève, goulûment, avidement, aspire sa sève, la vide puis la
dévore...»
Mais la voix de Vis Tewek brise le silence et
effarouche les pensées de son ami, qui se dispersent et fuient avec dépit ce
bruit insolent provenant de la bouche d'un individu qu'elles avaient
complètement oublié. « J'exige la suite de ton aventure. Tu n'as pas le droit
de me faire languir. Oublie ce distributeur de bêtises et continue de me
raconter l'histoire de l'ardente Algérienne et de sa famille insolite.»
Alors, Mec Toubek reprend son récit là où il
l'avait interrompu quelques minutes auparavant. Il dit qu'après avoir reçu
trois coups de couteau dans la poitrine, le noiraud s'est affalé sur le sol,
les jambes subitement désossées. Etendu sur le dos, il a cherché son épouse du
regard, puis l'ayant trouvée, il s'est mis à l'observer avec des yeux
horriblement étonnés, comme s'il la voyait pour la première fois. Elle est là,
le dominant de son corps flottant dans une robe usée et froissée, tenant un
couteau ensanglanté dans sa main droite, qui le regarde, le visage déformé par
la haine, prête à lui enfoncer encore la lame dans le corps, jusqu'à ce qu'il
pousse son dernier soupir, jusqu'à ce qu'il crève.
Mec Toubek raconte qu'aucun des fils du
noiraud n'a bougé, ils restent tous cloués sur place, regardant leur père avec
des yeux qui donnaient l'impression qu'ils approuvaient l'acte de leur mère,
qu'ils attendaient ce geste depuis longtemps. D'ailleurs le couteau avec lequel
la femme avait troué les poumons de son mari est celui que brandissait de temps
à autre le moustachu au regard torve. Mec Toubek est persuadé que l'homme a
glissé cette arme dans la main de sa mère.
Mec Toubek ajoute
que le noiraud a ensuite péniblement soulevé sa tête, et s'appuyant sur un
coude, la voix brouillée par des sanglots, il a réussi à parler : « Tu m'as
tué, vermine ! Tu as enfin obtenu ce que tu as toujours désiré : me voir crever
pour jouir des limaces poilues que ton maudit ventre a engendrées ! pendant
cinquante ans, j'ai partagé mon lit avec une femelle chevauchée par Satan ! Je
couchais dans le même lit qu'une sorcière qui s'ouvrait voluptueusement aux
souffles empestés du Diable ! Comme une prostituée, chaque nuit, tu offrais ta
viande avachie et puante à Ses désirs ! Tu m'as tué ! J'aurais pu vivre encore
deux siècles, m'a dit l'étranger qui vient d'une autre terre. Mais tu m'as tué
! Où es-tu maman ? Ton fils est en train de mourir ! J'ai reçu trois coups de
poignard par la main de ma propre épouse ! Tu avais raison, maman, quand tu me
parlais de la traîtrise des femmes. Mais je n'ai pas écouté tes avertissements
... Je ne veux pas mourir... » Sur ces mots, le noiraud a perdu connaissance.
Un silence
s'ensuit, qui dure une éternité. Puis la femme se dirige d'un pas traînant vers
le coin du garage où le père a brisé en mille morceaux le contenu de la trousse
bleue. Elle s'accroupit, et pendant un moment, touche et remue doucement les
débris des objets cassés. Puis elle lâche le couteau, empoigne la grosse pierre
que son époux a utilisé pour accomplir sa casse, l'observe un instant, et se
relève lourdement, en poussant des soupirs. Une fois debout, elle se débarrasse
du foulard gris qui enrobe sa tête, dévoilant ainsi des cheveux rares et teints
au henné, flamboyants, séparés au milieu par une raie blanchâtre bordée d'un
noir tirant sur le bleu. Ensuite, la grosse pierre toujours dans la main, elle
fait quelques pas dans la direction de son mari, s'arrête, se retourne vers un
de ses fils, tend sa main gauche vers lui, et d'une voix fatiguée, elle détruit
le silence en prononçant ces paroles chargées de mystères :
-Vas chercher ton
frère aîné et tes sÅ“urs ! Ne dérange pas ta grand-mère ! Laisse-la jouer avec
sa poupée en chiffons dans son armoire multicolore ! J'ai des choses à vous
dire ! Je plongerai ma main profondément dans mes entrailles et j'étalerai
devant vos yeux les vérités qui hibernent dans mes grottes. Vas chercher ton
frère et tes sÅ“urs, mais ne dérange pas maman. Vas ! » (À suivre)
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Posté Le : 24/06/2010
Posté par : sofiane
Ecrit par : Boudaoud Mohamed
Source : www.lequotidien-oran.com