« Efface ces
inquiétudes de ta tête, mon fils, je sais où se cache cette vieille souche
desséchée, a répondu le noiraud avec une grimace de ricanement. Elle est
sûrement blottie en ce moment dans cette armoire multicolore, bizarre et
bancale, qu'elle a ramenée avec elle le jour où ta mère a décidé de l'installer
dans ma maison. De temps à autre, en cachette, elle s'enferme dedans. Parfois,
ce manège dure des heures entières. Mais rien n'échappe à mes yeux infatigables
et attentifs, je sais tout ce qui se passe ici. Dans son foyer, un homme doit
être un insecte hérissé d'antennes. La moindre minute d'inattention l'enfoncera
dans la boue jusqu'au sommet de la tête. Ma mémoire est comme un abcès gonflé
de pus. Dieu seul sait comment je ne suis pas devenu fou. Car personne ne
pourrait survivre aux images, aux frôlements et aux chuchotements qui
emplissent mon crâne. La première fois où j'ai surpris cette viande branlante
se pelotonner à l'intérieur de son armoire, j'ai deviné aussitôt qu'il s'agit
d'un de ces signes qui annoncent la folie. Alors, chaque jour je prie
longuement pour qu'elle crève avant que son cerveau ne se détraque, et qu'elle
ne se mette à vider ses intestins partout dans ma maison, le cul en l'air comme
celui d'un singe. Laisse tomber ces craintes inutiles, et détache ce voyou ! Je
veux savoir s'il vient réellement d'une autre terre comme il le prétend ou s'il
fabrique des histoires pour sauver sa gorge ! Détache-le !»
Mais Mec Toubek
raconte que la voix de la femme a encore une fois désintégré le désir du
noiraud, empêchant le jeune homme portant des lunettes qui s'est avancé vers
lui pour le détacher, d'exécuter l'ordre de son père. Mec Toubek affirme que le
visage de la femme était devenu jaune et ses yeux rouges. Voici ce qu'elle a
dit : « Maman n'est pas un singe. Maman est un être humain. Comme Adam et Eve.
Tes paroles sont méchantes. Tu ne l'as jamais aimée. D'ailleurs, tu n'aimes
personne. Ta mère t'a allaité jusqu'à l'âge de dix ans. C'est toi qui me
racontes la chose sans cesse... Maman n'est pas folle. Depuis longtemps, je suis
au courant que de temps à autre elle aime s'enfermer dans l'armoire
multicolore. Mais ce n'est pas là un signe de folie comme tu le déclares avec
ta gorge surchargée de morve mortifère. Regarde le sol ! Il est couvert de
mouches qui ont rendu l'âme ! Ce sont toutes celles qui se sont aventurées sur
tes crachats !... Maman s'enferme dans l'armoire pour jouer à la poupée ! Son
père était dur et lui a toujours interdit de toucher à ces jouets. Cinquante
ans plus tard, les couteaux de ce plaisir étouffé durant son enfance se sont
mis à larder sa chair. Craignant les mauvaises langues que sont mes
belles-sÅ“urs, je t'ai demandé de permettre à maman de vivre avec nous. Tu as
accepté. Pourquoi donc cette haine maintenant ? Pourquoi ce venin ? Maman n'est
pas un singe. Maman est un être humain. Comme Adam et Eve. »
Mais ces paroles
tristes et peinées n'ont eu aucun effet sur le noiraud, a dit Mec Toubek à son
ami Vis Tewek. Cet homme ne donnait pas du tout l'impression d'avoir entendu ce
que disait sa femme. En effet, lorsque cette dernière a fini de dérouler son
sermon, le noiraud a haussé les épaules, et de sa main droite, a signifié à son
fils portant des lunettes de mettre à exécution ce qu'il lui avait demandé de
faire.
Mec Toubek rapporte que le jeune homme s'est
alors approché de lui, l'a délié et lui a demandé d'ôter son casque et de
l'appliquer sur la tête de son père. Une fois l'appareil sur le crâne chauve du
noiraud, Mec Toubek se saisit de la commande fixée à sa ceinture, la tripote
pendant un instant, puis se met à parler en sa langue maternelle, disant ces
quelques paroles : « Chrak buhnic dida dida gouni gadfij loiku juilmni chbeb
dida dida bistef. » Après quoi, il débarrasse le noiraud du casque, le remet
sur sa tête et manipule encore une fois sa commande. Tous les yeux sont
maintenant fixés sur le noiraud qui, sans se presser, tend la main vers son
turban posé sur le sol, s'en empare, l'observe longuement avec une moue de
dégout tordant lamentablement sa bouche, puis s'enrobe négligemment la tête
avec. Ensuite, il dit : « Voici ce que mes oreilles ont entendu : « Vous
devriez porter tout le temps un casque, monsieur, il souligne merveilleusement
la beauté de vos yeux. Le turban vous enlaidit. » Mais en quelle langue a-t-il
parlé ? »
Le jeune homme qui
porte des vers répond à son père que l'étranger a parlé en une langue inconnue
qui doit être sa langue maternelle, et qu'il n'a pas menti concernant ce qu'il
a dit au sujet du casque. Cet appareil est réellement un traducteur
automatique. « Papa, il nous faut se rendre à l'évidence, dit le jeune homme.
Cet individu n'est pas un humain. C'est un extraterrestre. Que vas-tu faire de
lui maintenant ? Moi, je te propose de le relacher. Car si les siens sont
capables de fabriquer des engins pareils, ils doivent être capables de savoir
exactement où il se trouve en ce moment et de venir le récupérer. N'oublie pas
non plus l'extraordinaire véhicule avec lequel il s'est posé sur notre
terrasse. Alors, que se passerait-il s'ils découvrent son corps gisant sans
vie, la gorge tranchée et son sang répandu sur le sol ? Papa, réfléchis bien à
la décision que tu vas prendre. En un clin d'Å“il, cette maison sera réduite en
poussière. Ces gens doivent être très puissants. Encore pire, la colère
pourrait les pousser à détruire le pays tout entier ! Papa, veux-tu être la
cause du massacre de ton peuple ? »
Le noiraud reste silencieux, donnant
l'impression de ruminer les paroles sages de son fils. En vérité, il était
préoccupé par les coups de griffe suivis de miaulements, qui déchiraient ses
poumons depuis un moment. Brusquement, rapporte Mec Toubek, alors qu'ils
attendaient tous sa voix, le noiraud s'est levé et un flot de sang noir a
jailli de sa bouche. Et leurs yeux ont été attirés par quelque chose
d'effroyable : deux vers gros comme un doigt, long d'environ dix centimètres,
se tortillent dans la flaque de sang épais et puant qui a éclaboussé le sol du
garage. La femme recule et se met à vomir. Comme paralysés, les fils ne font
pas un geste. Le visage du noiraud devient cireux et ses yeux s'éteignent.
Mec Toubek devine
que l'homme va mourir. Il le dit au jeune homme qui porte des lunettes, et
l'informe que s'ils le laissent faire, lui et ses frères, il peut sauver leur
père. Mais ils ne profèrent pas un traître mot, fascinés par les vers qui se
sont collés l'un à l'autre, copulant maintenant dans le sang encore fumant du
noiraud. La femme continue de vomir. Alors, Mec Toubek s'approche du père,
l'allonge doucement sur le sol, lui dénude un bras, sort de sa poche une petite
trousse bleue, en extrait une seringue avec laquelle il aspire le contenu
liquide d'un flacon, qu'il injecte lentement dans une veine du noiraud. Après
quoi, tout en remettant ses appareils dans la trousse, il dit : « J'ai injecté
dans le sang de votre père des milliers de robots invisibles à l'Å“il nu qui
sont programmés pour détecter et réparer toutes les déficiences qui peuvent
frapper un corps. En une fraction de seconde, tous ses organes seront retapés
et fonctionneront à merveille, intacts de toute anomalie. Avec maintenant ces
robots circulant dans les veines, cet homme qui était sur le point de mourir, a
désormais devant lui au moins deux siècles à vivre en parfaite santé. »
Un silence lourd et inquiétant s'installe sur
le garage. Tous les regards sont maintenant braqués sur le noiraud.
Visiblement, les paroles de Mec Toubek ont grandement impressionné ses fils et
sa femme qui a subitement cessé de vomir. Le noiraud se lève avec une agilité
extraordinaire. Son visage est lumineux. Il a tout entendu. Soudain, il
s'empare de la trousse bleue que tient Mec Toubek dans sa main, court vers une
grosse pierre qui gisait dans un coin, l'empoigne, vide la trousse sur le sol
et écrase violemment les appareils qui en tombent, tout particulièrement la
seringue et le flacon. Après quoi, il se relève et s'avance vers ses fils et
son épouse, le visage rayonnant. Les douleurs qui broyaient son corps ont
disparu.
Il ressent un
bien-être qu'il n'a jamais connu. Sa voix résonne dans le garage, nette et
pure. Puissante et virile comme jamais elle ne l'a été. « Vous avez entendu ce
qu'il a dit. J'ai maintenant dans le corps des millions de petites machines qui
vont me nettoyer régulièrement et méticuleusement pendant au moins deux siècles
encore. C'est une récompense de Dieu. Dieu m'a toujours aimé. Il était écrit
que je resterai en vie longtemps après votre disparition de la terre. Je vous
enterrerai tous. Mais je préfère m'en aller. Je vais vendre la maison et
partir. Chacun bien sûr aura sa petite part. Maintenant que je suis jeune et en
bonne santé, je vais refaire ma vie. Je recommencerai. J'ai beaucoup d'idées.
Je vais réaliser les rêves qui emplissaient mes nuits. Je mènerai une vie
fougueuse et ardente. J'arroserai en abondance les roses qui s'offriront à mes
mains, la chair criblée voluptueusement de leurs épines vénéneuses. Je serai
libre. Libre... » Mais le noiraud s'arrête brusquement de parler. Son épouse
s'avance lentement vers lui, le visage déformé par une grimace effroyable. Elle
tient un couteau dans la main. Médusé, il voit cette main s'élever dans l'air
et s'abattre trois fois sur sa poitrine. Trois fois, il sent la lame froide et
dure pénétrer dans ses poumons avec un bruit mou et fluide. Il s'affale sur le
sol. (A suivre)
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Posté Le : 17/06/2010
Posté par : sofiane
Ecrit par : Boudaoud Mohamed
Source : www.lequotidien-oran.com