Alors, continue
Mec Toubek, le noiraud au visage ratatiné a prononcé ces paroles : « Femme !
Comment oses-tu venir ici me raconter que la diablesse a été attentivement
examinée par la vieille ? Me prends-tu pour un imbécile ?
Les yeux de ta
mère ne sont même pas foutus de faire la différence entre un cafard et une
olive ! Je l'ai vu de mes propres yeux en avaler deux en gémissant de plaisir !
Je venais tout
juste de les écraser dans la cuisine.
D'un autre côté,
en plus de ces nuages sombres qui lui bouchent la vue, elle n'arrête pas de
trembler et ses doigts frétillent comme des asticots !... Alors, dis-moi !
Comment veux-tu que je fasse confiance aux paroles d'une carcasse détraquée qui
vibre sans trêve ? Dieu Tout-Puissant, j'ai épousé une ânesse ! Retourne là-bas
et vérifie toi-même minutieusement si la folle a subi des dommages déshonorants
! Utilise la torche électrique qui se trouve dans la caisse en bois dans
laquelle je range mes outils ! Change les piles ! Quant à ton fils aîné, à ce
mulet qui lui tourne autour en brandissant un couteau, dis-lui de cesser son
cinéma ! J'ai horreur des frimeurs ! Cette poule a beau caqueter, ouvrir ses
ailes, se gonfler et hérisser ses plumes, elle reste ce qu'elle est : une poule
pommadée et huilée ! C'est moi qui commande ici ! C'est moi qui donne les
ordres ! C'est moi qui déciderai du sort qui attend cette chèvre habitée par
Satan. Et voici mes décisions. La folle, je vais la marier au berger de Bachir
ould Djillali. Ce boiteux est le mari qu'il faut pour cette débauchée. Il la
matera ! Il saura comment la corriger ! Je l'ai vu une fois tuer un bouc d'un
seul coup de poing en plein museau ! L'animal dérangeait les femelles !... En
particulier, l'une d'elles que le berger appelle Zizi. Pour ce qui est de ce
délicat parfumé et efféminé, on va l'enfermer dans ce garage en attendant de vérifier
si cet espion dégoûtant de Kaddour est au courant ou pas de ce qui s'est passé
ici cette nuit. Cette merde avec deux pattes est capable d'empuantir le restant
de mes jours. Ensuite, j'aviserai... »
Une nouvelle toux, ajoute Mec Toubek, plus
violente que la première empoigne le noiraud et lui coupe la parole. Pendant
quelques instants, elle le ballotte furieusement, lui arrachant un nuage de
poussière et une autre boule caoutchouteuse plus épaisse et plus sanguinolente
que la précédente qui gisait encore sur le sol, couverte de mouches vertes et
bleues. Quand il crache cette affreuse gomme, une vapeur noire s'échappe de sa
bouche, dessinant dans l'air une forme qui rappelle la tête d'un squelette.
Lorsque la toux libère son corps, le noiraud arrange son turban et dit d'une
voix éraillée : « Maintenant, que quelqu'un parmi vous glisse soigneusement ces
deux crachats que je viens d'expulser de mes poumons dans un flacon. Je
l'emporterai demain chez Badra la voyante pour qu'elle me confirme le bonheur qui
m'attend dans les jours à venir. Car cette toux est en train de nettoyer
vigoureusement mes profondeurs des saletés qui s'y sont accumulées à cause de
la vie de merde que je mène dans cette maison peuplée de fous. Ma viande baigne
dans une atmosphère trouble et suspecte.
Dangereuse !
Annonciatrice de malheurs ! Bagarres, hurlements, bruits étranges et
angoissants pendant la nuit, chuchotements louches et silences brusques,
froissements, frémissements, gémissements, odeurs sataniques, appareils et
objets douteux, taches et traces indéfinissables, complots, traîtrises ; à
longueur de journée, je suis encerclé de bruissements et de sifflements
terrifiants ! Mais Dieu, le Clémént, le Miséricordieux s'est toujours porté à
mon secours ! Cette toux bénie me débarrassera des impuretés que vous m'avez
inoculées dans le sang, maudite progéniture ! Non, je ne suis pas malade ! Je
vivrai encore cent ans ! De longues années lumineuses et florissantes
m'attendent ! J'entends des plantes charnues couleur de chair qui murmurent mon
nom avec douceur, qui m'enveloppent soyeusement ! Elles dégagent un parfum
enivrant qui imprègne ma chair et la purifie ! Je vivrai ! Je ne mourrai pas !
Je n'ai pas encore vécu ! Dieu ne le permettra pas ! Amen !»
Mec Toubek se tait, la gorge empâtée par
l'émotion. Des minutes courbées sous le poids d'un lourd silence s'ensuivent.
Vis Tewek enfonce sa main dans sa poche et en tire une petite plaquette, de
laquelle il détache un comprimé jaune foncé qu'il avale. Depuis un bon moment,
une petite faim picotait son estomac. Mais absorbé par l'histoire de son ami,
il avait oublié de se nourrir. Péniblement, Mek Toubek reprend le fil de son
récit.
Il raconte que le noiraud a brusquement
éclaté en sanglots. Après quoi, plongeant sa main droite profondément au fond
des vêtements fatigués et délavés qui couvrent son corps, il sort un grand
morceau de tissu décoloré et chiffonné, se mouche dedans longuement et
méticuleusement, s'en éponge les yeux et le visage, puis le remet dans le trou
qui le contenait. Ensuite, ajoute Mec Toubek, l'homme s'approche de lui
lentement, comme s'il craignait de tomber en ruine, et se met à l'observer avec
des yeux jaunes presque entièrement cachés par des paupières noires et plissées
comme un pruneau sec : « Qui es-tu ? Comment oses-tu pénétrer dans ma maison et
salir ma réputation ? Qui t'a élevé de cette manière, espèce de chien ? Si tu
es encore en vie jusqu'à maintenant, c'est grâce à ce cochon de Kaddour qui a
les yeux braqués jour et nuit sur les maisons des gens ! Sinon, à l'heure qu'il
est, tu serais une viande en train de se vider de son sang sur le ciment de ce
garage ! Je t'aurais déjà coupé la gorge ! »
Mec Toubek s'interrompe un instant pour
reprendre son souffle puis poursuit son histoire. Il dit que le noiraud, après
avoir examiné avec curiosité ses habits et son casque traducteur, a dit : « Qui
es-tu ? Pourquoi es-tu habillé de la sorte ? Quel est cet objet bizarre que tu
as sur la tête ? De toute ma vie, depuis que je m'agite sur cette terre, depuis
que j'ai quitté le ventre de ma mère, je n'ai jamais vu pareil costume sur un
être humain ! On dirait que tu sors d'un film ! Qui es-tu ? Parle ! »
Mec Toubek
rapporte qu'il a répondu par ces paroles : « Je suis un Mélancolicien. Je viens
d'une autre planète. C'est la première fois que je visite la terre... » Mais le
noiraud a crié, le réduisant au silence : « Tu te fous de ma gueule, fils de
chien ! Je vais t'écrabouiller le visage avec une hache pour te montrer qui je
suis ! Vous avez entendu ? Ce mignon vient d'une autre planète ! Alors,
explique-moi enfant de garce ! Si tu viens d'une autre terre, comment se
fait-il que tu parles et que tu comprennes notre langue ? »
Mec Toubek dit qu'il a eu cette réponse : «
Je ne parle pas votre langue. C'est ce casque qui me permet de vous parler et
de vous comprendre. Il est muni d'appareils qui traduisent automatiquement vos
paroles en ma langue et les miennes en la vôtre. Si vous désirez une preuve de
ce que je dis, appuyez sur le bouton jaune de la commande bleue fixée à ma
ceinture, et vous m'entendrez parler en ma langue maternelle. Ensuite, si vous
voulez que je puisse continuer de communiquer avec vous, il vous faudra appuyer
alors sur le bouton rouge. » Les hommes demeurent à leur place, visiblement
troublés par ce qu'ils viennent d'entendre.
Leurs visages expriment une curiosité
inquiète et soupçonneuse. Mais ils ne disent rien lorsqu'ils voient les doigts
osseux et tremblants de leur père se tendre vers le bouton jaune.
Mec Toubek
raconte qu'il s'est mis ensuite à parler en sa langue, disant ces quelques mots
: « Vrik tisvac dida dida jlig chnouc bresk dida dida Zouli. » Les hommes le
regardent d'un air abruti, la bouche ouverte. Le moustachu au regard torve se
met à crier et à gesticuler, zébrant l'air de son couteau. Le noiraud ne lui
accorde aucune attention, tend la main vers la commande, applique doucement son
index sur le bouton rouge, et fait des signes à Mec Toubek, lui demandant de
répéter ce qu'il vient de dire. Comprenant ce qu'on exige de lui, Mec Toubek
reprend : « Zouli est jolie ! Je ne lui faisais pas de mal ! Je la consolais !
» Le moustachu aux yeux torves explose : « Il ne manquait plus que ça ! Ce
singe se moque de nous ! C'est de ta fille Zoulikha qu'il parle ainsi papa ! Il
l'appelle Zouli ! Qu'attendons-nous pour lui trancher le cou ? » Mais le
noiraud frappe violemment le sol de son pied droit en aboyant : « Ferme ta
gueule ! J'ai besoin de calme pour mener à bien mon enquête ! Je ne veux pas
d'idiots qui gigotent autour de moi quand je réfléchis ! Pose ce couteau et
tiens-toi tranquille ! Je t'ai déjà expliqué que c'est moi qui commande dans
cette maison ! Maintenant, je dois découvrir un moyen qui me prouvera que ce
voyou n'est pas en train de m'embobiner. Je vais me concentrer sur le problème.
Silence ! »
Mais la voix du jeune homme qui porte des
lunettes empêche le silence de s'établir. Il s'approche de son père et déclare
: « Papa, je crois que j'ai la solution de ton problème ! C'est simple ! Tu
mettras son casque et lui parlera en ce qu'il prétend être sa langue maternelle
! S'il ne ment pas, ses paroles parviendront à tes oreilles traduites en notre
langue ! Sinon, ça voudra dire qu'il a inventé toute cette histoire pour
échapper au châtiment ! Es-tu d'accord, papa ? » Le visage du noiraud
s'illumine : « Tu as raison, mon fils ! C'est une chance d'avoir un gosse aussi
intelligent que toi ! Nous allons immédiatement appliquer ta solution !
Détachez-le pour qu'il puisse enlever son casque. Je ne veux pas que cet
appareil soit bousillé par vos mains tordues ! »
Mais la porte s'est ouverte et une femme est
apparue dans l'encadrement. C'est celle à qui le noiraud avait demandé
d'examiner Zouli avec une torche électrique. C'est son épouse. Elle dit : « La
lumière a confirmé les dires de ma mère. La folle est intacte. RAS. Je l'ai fouillée
de fond en comble. Mais sa chair est brûlante. Mais ses lèvres sont gonflées et
rouges comme des coquelicots. Ce chien l'a ensorcelée. Je l'ai baillonnée une
deuxième fois pour que les filles n'entendent pas les paroles enflammées que
lui souffle le Diable. Cependant, ma mère n'est plus à la maison. J'ai envoyé
notre fils aîné la chercher dans la rue et les environs. Elle a disparu. Elle a
sûrement entendu les durs propos que tu as eus à son sujet tantôt. En dépit des
apparences, elle possède des oreilles très fines. Elle est capable de capter
des paroles prononcées dans les maisons situées de l'autre côté de la rue ! Sa
mémoire doit être peuplée de secrets. Et comme elle est très fière, elle est
partie. Elle a donc disparu. »
Mec Toubek raconte qu'ayant entendu ces
paroles, le jeune homme qui porte des lunettes s'est avancé vers son père et a
déclaré : « Papa, si elle n'est pas à la maison, il est très possible que ma
grand-mère soit chez ce sanglier de Kaddour. Comme il est toujours aux aguets,
il l'aurait vue sortir et l'aurait emmenée chez lui. Si c'est là la vérité,
alors ce salaud est en ce moment en train de la cuisiner pour savoir ce qui se
passe chez nous. Pour se venger de ce que tu as dit sur elle, elle va tout lui
dire. Papa, notre réputation est en danger ! Bientôt, tout le peuple algérien
saura que nous avons surpris un étranger sur la terrasse de notre maison en
train de déshonorer ta fille.»
(A suivre)
*La première
partie de ce texte a été publiée par le Quotidien d'Oran le jeudi 03/06/2010.
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Posté Le : 10/06/2010
Posté par : sofiane
Ecrit par : Boudaoud Mohamed
Source : www.lequotidien-oran.com